Le Monde - 26.10.2019

(Wang) #1

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IDÉES


SAMEDI 26 OCTOBRE 2019

0123


Gabriele


D’Annunzio


Combien


de divisions?


Il y a un siècle, le poète­soldat et ses hommes annexaient


le port de Fiume, sur la côte dalmate. Si l’Italie célèbre


le centenaire d’une aventure patriote et avant­gardiste,


la Croatie, elle, en rappelle les exactions


rijeka, trieste, pescara, gardone riviera
(croatie, italie) ­ envoyés spéciaux

C


hemises noires et muscles
saillants, sept ex­parachutistes
posent devant un drapeau italien.
Ils l’ont planté sur le seuil de l’an­
cien Palais du gouverneur, à Rijeka,
en Croatie. Ce port de 150 000 habi­
tants, eux persistent à l’appeler Fiume, selon
la toponymie italienne. Ainsi que l’indique le
nom de leur groupuscule, Les Plombiers, ils
luttent contre « le lisier qui submerge la
société ». En juillet, à Lampedusa, ils ont jeté
des culottes souillées contre des navires
humanitaires. En ce 12 septembre, sur la côte
dalmate, ils rendent hommage à leur pala­
din, Gabriele D’Annunzio (1863­1938).
Il y a cent ans, les troupes du poète­soldat
marchaient sur Rijeka, qu’il souhaitait
annexer à l’Italie. Un siècle plus tard, il n’en
finit pas de coloniser les esprits. Le 12 sep­
tembre, on retrouve D’Annunzio assis sur un
banc de Trieste, en Italie, à 75 kilomètres à
l’ouest de Rijeka. La statue de bronze, qui
montre l’auteur de Nocturne (1916) jambes
croisées, feuilletant un livre, est inaugurée en
grande pompe par le maire, le très droitier
Roberto Dipiazza. La riposte ne tarde pas. La
présidente croate, Kolinda Grabar­Kitarovic,
s’en prend à cette sculpture « scandaleuse »,
qui « exalte l’occupation » de son pays. Une
note est remise à l’ambassadeur d’Italie à
Zagreb. Et le maire de Rijeka, le social­démo­
crate Vojko Obersnel, de qualifier D’Annun­
zio de « précurseur du fascisme ». Célébration
à notre droite, commémoration à notre gau­
che : la guerre mémorielle fait rage.
Une pétition s’élève contre la statue? Des
skinheads tapissent les murs de Padoue,
Vérone ou Bolzano d’affiches dannunzien­
nes. A Trieste, leurs tracts ont été collés
devant le consulat croate. Ils cohabitent avec
les posters annonçant l’exposition « Je déso­
béis », qui honore la mémoire de l’expédition
de Fiume. Côté croate, une tout autre exposi­
tion se tient sous l’égide de Rijeka, capitale
européenne de la culture 2020. Son titre,
« L’Holocauste de D’Annunzio », donne le la :
ici, on insiste sur les exactions des Italiens.


UN OXYMORE VIVANT
A l’image de ce centenaire, D’Annunzio n’a
jamais autant divisé. Une profusion de films
et de livres le montrent sous des jours oppo­
sés, ici libertaire progressiste, là histrion bru­
tal et archaïque. Sur les rives du lac de Garde,
en Lombardie, sa maison­musée a vu sa fré­
quentation tripler en dix ans. Parmi les visi­
teurs, Matteo Salvini chante à l’envi les louan­
ges de celui qu’il qualifie de « génie absolu ».
Le politicien d’extrême droite ne se fait­il pas
surnommer le « Capitaine » – en écho à l’un
des sobriquets de D’Annunzio, le « Comman­
dant »? Dans le camp adverse, on ravive la
boutade du futuriste Filippo Tommaso Mari­
netti (1876­1944), qui comparait l’écrivain à
« un crétin avec des éclairs d’imbécillité ».
De toute cette agitation, D’Annunzio se
frotterait les mains, lui qui ne jurait que par
la provocation. Physique frêle, animé d’une
fougue féline, le vieux lion du décadentisme
était un oxymore vivant : « Il se montre tour à
tour précieux ou obscène, ascète ou libertin,
féru d’antiquités ou de vitesse », résume le
journaliste Olivier Tosseri, auteur de La Folie
D’Annunzio (Buchet­Chastel, 272 pages,


« APRÈS DANTE, 


D’ANNUNZIO EST 


LE  POÈTE ITALIEN 


LE PLUS GOOGLISÉ. 


LES TURPITUDES QUI 


LE DISCRÉDITAIENT 


HIER AIGUISENT 
AUJOURD’HUI

SON ATTRAIT » 
TOBIA IODICE
universitaire

20 euros). S’il est un art où il excelle, c’est
celui de se faire remarquer. Ainsi de son arri­
vée à Fiume, le 12 septembre 1919, au volant
d’une Fiat 501 décapotable, couleur ver­
millon. A bientôt 60 ans, le héros de la pre­
mière guerre mondiale a perdu un œil et
tous ses cheveux, mais sa voix porte comme
jamais : « Notre victoire ne sera pas mutilée! »,
promet­il à ses 2 500 arditi, un mélange de
mutins et de déserteurs, voués à sa cause.
Quelle est­elle, au juste? Au sortir de la
Grande Guerre, la confusion règne à Fiume.
L’Italie réclame cette ancienne possession de
l’Autriche­Hongrie, dont les 50 000 habitants
sont à majorité italophones. Le tout jeune
royaume des Serbes, Croates et Slovènes la
convoite non moins vigoureusement, en
arguant que la périphérie de la ville n’est
peuplée que de Slaves. Les Alliés tergiversent,
des troubles éclatent, ce dont profitent D’An­
nunzio et ses hommes, qui y instaurent un
micro­Etat, sans même l’aval du roi d’Italie.

« EPHÉMÈRE DICTATURE »
Cinq cents jours durant, du haut de son
mètre soixante­quatre, le dandy règne sur
une contre­société expérimentale qui attire
futuristes, dadaïstes, patriotes, bolchevi­
ques et mercenaires de tout poil. Certains
discutent libération des femmes et des peu­
ples opprimés. D’autres allient nudisme,
végétarisme et psychotropes, un aigle sur
l’épaule. Quand ils ne pilotent pas leur avion
en pyjama, accompagnés d’ânes, tout en
sirotant un thé au­dessus des nuages... Pour
se ravitailler, on pille les navires longeant la
côte. A mesure que la situation s’enlise,
D’Annunzio invite l’inventeur de la radiodif­
fusion, Guglielmo Marconi, ou le maestro
Arturo Toscanini à amplifier ses harangues.
Dans les mémoires italiennes, le « Noël de
sang », qui vit la troupe de Victor­Emma­
nuel III siffler la fin de l’aventure, en décem­
bre 1920, reste synonyme de trahison.
« Cette vision romantique, qui décèle à
Fiume les prémices de Mai 68, est très popu­
laire en Italie. Oui, les femmes étaient libres.
Mais ici, elles jouissaient déjà du droit de vote
et de divorce depuis le début du XXe siècle.
Oui, la sexualité était débridée – les prosti­
tuées se sont réjouies de l’arrivée de tous ces
hommes. Mais c’est oublier que D’Annunzio a
tyrannisé toute une partie de la ville », cingle
l’historienne croate Tea Perincic, installée
dans un café de Rijeka. On aperçoit l’ancien
Palais du gouverneur, d’où le « Comman­
dant » excitait la foule. Aujourd’hui, le bâti­
ment abrite l’exposition « L’Holocauste de
D’Annunzio ». Un point de vue féministe sur
Fiume, dans la lignée des relectures anglo­
saxonnes conduites par Lucy Hughes­Hal­
lett ou Tara Isabella Burton.
Ces universitaires ont étudié le lexique
machiste des occupants, assimilant Fiume à
une femme qui n’aspirerait qu’à retrouver
sa mère, l’Italie. « J’ai trouvé le journal intime
d’une Croate de 20 ans, poursuit Mme Perin­
cic, la commissaire de l’exposition. Sa
famille possédait un magasin de chaussures.
A l’arrivée de D’Annunzio, les nationalistes
l’ont détruit. Les Croates de banlieue, qui tra­
vaillaient en centre­ville, ont perdu leur
emploi du jour au lendemain, à la suite d’une
loi qui les discriminait. » Le maire de Rijeka
abonde : « Avant 1919, la ville était prospère ;
avec D’Annunzio, beaucoup d’usines ont
fermé, dont l’une des plus vieilles papeteries
d’Europe, s’emporte Vojko Obersnel. Cet

homme détruisait tout ce qu’il touchait.
Notre précédente exposition sur Fiume, il y a
dix ans, n’intéressait personne. Je ne peux que
lier le regain d’intérêt pour D’Annunzio à l’ac­
tuelle flambée des nationalismes. »
Le code militaire qui régit le micro­Etat éta­
blit rien de moins qu’« une éphémère dicta­
ture », écrit Pierre Milza dans L’Histoire,
en 2011. Quiconque trahit la cause fiumane
encourt la peine de mort. Quant à D’Annun­
zio, il se fait appeler « le Prophète » et s’arroge
les pleins pouvoirs. « Le fascisme s’est inspiré
de la liturgie de Fiume, convient Olivier Tos­
seri. Il emprunte le salut romain, la chemise
noire, le fez, certains chants... Mussolini retient
l’idée que l’Etat libéral peut être défié. Surtout
si l’on galvanise les masses avec des slogans
percutants, au balcon. »
De toutes les villes à raviver la flamme
fiumane, Trieste n’est pas la moins
prompte. Dans cet ancien bastion fasciste,
l’extrême droite reste très implantée.
« D’Annunzio fut un grand Italien! », mar­
tèle Roberto Dipiazza, lors de l’inaugura­
tion de sa statue. Et tant pis si ses liens avec
la capitale du Frioul­Vénétie­Julienne sont
ténus. « D’Annunzio est né à Pescara, dans
les Abruzzes. Il a vécu à Rome, Naples, Flo­
rence, Paris, Arcachon, et il est mort en Lom­
bardie. Contrairement à James Joyce ou Italo
Svevo, il n’a rien à voir avec Trieste. On ne
célèbre pas le poète, mais le légionnaire »,
s’insurge la journaliste triestine Claudia
Cernigoi, à l’origine de la pétition antista­
tue. Le texte rappelle que l’écrivain compa­
rait les Slaves à des singes, et qu’il a perdu
son œil après « une infection mal soignée, et
non au cours d’un survol héroïque de
Trieste », comme le veut la légende. Aussi­
tôt, le parti d’extrême droite Frères d’Italie
répond par une pétition prostatue. « Trieste
est schizophrène, module Claudia Cernigoi.
Vous savez, c’est ici qu’est née la révolution
psychiatrique de Franco Basaglia! »
La discorde est si vive que l’une des gloires
locales, l’écrivain Claudio Magris, après avoir
défendu la statue dans la presse, se terre
dorénavant dans le silence. Dès lors, mieux
vaut s’en remettre à un diplomate, Maurizio
Serra, auteur de la biographie D’Annunzio le
Magnifique (Grasset, 2018). « Cette polémi­
que m’évoque la légende selon laquelle il se
serait ôté une côte pour pratiquer l’autofella­
tion : absurde !, contre­attaque l’ambassa­
deur d’Italie auprès de l’Unesco. On parle de
la statue d’un grand Européen, admiré de
Proust et de Joyce, en habit civil, plongé dans
la lecture. Rien à voir avec la guerre, ni avec

Fiume. Cherchez des traces d’antisémitisme
dans ses écrits : vous ne trouverez rien! »
Début septembre, Maurizio Serra se rend à
Gardone Riveria, en Lombardie. Le Vittoriale,
l’ultime résidence de D’Annunzio, accueille
un colloque sur Fiume. Dans l’auditorium, les
spécialistes dissertent en dessous de l’avion à
bord duquel, en 1918, D’Annunzio bombarda
Vienne de tracts bilingues, prônant l’armis­
tice. Le maître de cérémonie, mise élégante et
crâne dégarni, ressemble à s’y méprendre au
poète : « La beauté future sera chauve! », plai­
sante­t­il, en siphonnant un verre de francia­
corta, estampillé « Je désobéis ». Il s’agit du
président du Vittoriale, Giordano Bruno
Guerri. « Avec 300 000 visiteurs par an, c’est
l’une des maisons­musées les plus fréquentées
au monde », fanfaronne­t­il.

« MAGIE DU VERBE »
Si son style ampoulé a vieilli, les intuitions
de D’Annunzio continuent de structurer
l’imaginaire italien. Voyez ses néologismes,
dont beaucoup sont entrés dans le langage
courant, de « tramezzino » (variété de sand­
wich vénitien) à « scudetto » (le champion­
nat de football transalpin), de « vigili del
fuoco » (pompiers) au prénom Ornella. Lu­
chino Visconti l’adaptera à l’écran, la pop
star Franco Battiato l’épinglera à ses refrains.
« D’Annunzio accélère la modernisation et
l’unification du pays », synthétise Olivier
Tosseri. Scénariste, il imagine le premier
super­héros du cinéma national, Maciste.
Parolier, il coécrit plusieurs standards de la
chanson napolitaine. Pubard, il conçoit les
slogans de parfums, de liqueurs, d’eaux
minérales ou de laxatifs.
Raccord, la boutique du Vittoriale vend des
« mouchoirs dannunziens », agrémentés
d’une citation de l’écrivain : « Les difficultés
doivent être traitées avec douceur. » Rien à
voir avec la pacotille fascistoïde proposée aux
abords du musée il y a encore dix ans. « J’ai
d’abord forcé ces commerçants à vendre, en
plus des matraques et des bustes mussoli­
niens, des tee­shirts de Che Guevara. Puis,
quand leur licence a été périmée, je ne l’ai pas
renouvelée, et ils sont partis », s’amuse Gior­
dano Bruno Guerri. Les raccourcis entre
D’Annunzio et le fascisme exaspèrent l’histo­
rien : « Il n’était pas encarté, c’était un anar­
chiste, un libertaire. A Fiume, il a planché sur la
charte du Carnaro, une Constitution totale­
ment avant­gardiste. » Ce texte, qui n’a jamais
été appliqué, érige la musique et la danse au
rang de principes fondamentaux. Il prévoit le
divorce, la parité de salaire entre hommes et
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