Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1
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SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 international| 3

Afghanistan : discrète


reprise des pourparlers


Les discussions à Doha entre les talibans et les Etats­


Unis étaient interrompues depuis début septembre


kaboul ­ envoyé spécial

L


es pourparlers de paix en­
tre les Etats­Unis et les ta­
libans afghans, qualifiés
de « morts » par le prési­
dent américain, Donald Trump, le
7 septembre, semblent avoir res­
suscité. L’ambassadeur Zalmay
Khalilzad, chef de la délégation
américaine qui était chargé des
discussions avec le mouvement
insurgé, est arrivé, mercredi 2 oc­
tobre, à Islamabad, au Pakistan,
officiellement pour « participer à
des consultations avec ses homo­
logues pakistanais ». Mais le
même jour, le cofondateur du
mouvement taliban, Abdul Ghani
Baradar, chef politique de la délé­
gation talibane à Doha – où se
sont tenues des négociations en­
tre Américains et talibans –, a éga­
lement atterri dans la capitale pa­
kistanaise. Son porte­parole, Su­
hail Shaheen, a indiqué qu’il
s’agissait d’« une coïncidence : la
délégation a été invitée par le Pa­
kistan », tout en ajoutant : « Si les
Américains veulent une rencontre,
nous sommes prêts. »
Cette « coïncidence » est, en réa­
lité, le premier signe tangible
d’un nouveau départ pour un
processus de paix brutalement
arrêté par le président américain.
La décision de M. Trump était
tombée la veille de la signature,

prévue à Camp David, de l’accord
négocié, pendant un an, à Doha,
par M. Khalilzad et les talibans.
Un choix qui avait surpris tout le
monde. Il semble avoir été le fruit
d’une résistance interne au camp
républicain et du Pentagone, qui
voyaient d’un mauvais œil le ré­
sultat obtenu par M. Khalilzad,
faisant, selon eux, la part trop
belle aux insurgés. L’initiative de
paix américaine la plus crédible à
ce jour paraissait, d’un coup, en­
terrée.

Les fils n’étaient pas rompus
Art secret de la négociation à la
manière de l’ex­magnat de l’im­
mobilier qu’il était avant d’être
président ou résilience d’un so­
lide appareil diplomatique améri­
cain, les fils n’étaient pourtant pas
rompus. Tout d’abord, M. Khalil­
zad n’a ni démissionné ni été ren­
voyé après ce qui ressemblait fort
à un échec. Puis, le 19 septembre,
devant des membres de la Cham­
bre des représentants, Alice Wells,
la sous­secrétaire d’Etat adjointe
pour l’Asie du Sud, a livré un pre­
mier indice. « Le processus de paix
est suspendu », a­t­elle déclaré au
milieu d’une réponse. Il était donc
encore vivant. Elle ajoutait :
« Même si l’Afghanistan va aux ur­
nes [élection présidentielle du
28 septembre], cela ne peut pas ra­
lentir les efforts pour la paix. »

De nouveaux éléments de lan­
gage repris dans les sphères pro­
ches des Etats­Unis, notamment à
l’OTAN. « Les négociations de Doha,
dont la durée a permis d’effectuer
un travail assez fouillé, étaient en­
courageantes ; elles ont permis d’al­
ler au­delà de principes généraux et
ont jeté les bases pour que le travail
se poursuive », assure au Monde, à
Kaboul, Nicholas Kay, haut repré­
sentant civil de l’OTAN en Afgha­
nistan. L’objectif, pour Washing­
ton, est d’engager le retrait des sol­
dats américains d’Afghanistan,
puis ouvrir, à Oslo, une conférence
de paix, en présence des talibans,
du gouvernement afghan et de la
communauté internationale.
Mi­septembre, les talibans
avaient déjà affirmé être prêts à
reprendre la négociation. « Les

portes sont ouvertes », assurait,
alors, leur principal négociateur,
Sher Mohammad Abbas Stanik­
zai. Juste avant la présidentielle
afghane, des émissaires de l’ONU
ont fait le voyage à Doha pour
sonder leurs intentions. Selon un
membre de la Mission d’assis­
tance des Nations unies (Unama),
à Kaboul, « on leur a dit qu’ils
avaient intérêt à envoyer des si­
gnes de modération à Trump et
aux Afghans s’ils voulaient que les
choses repartent ».
Sans que l’on sache si cela à un
lien, le scrutin du 28 septembre a
donné lieu à de nombreux inci­
dents mais à aucune attaque
d’envergure. Les camps taliban et
américain sont, donc, de nou­
veau prêts à discuter, mais sur
quelles bases? L’« accord de prin­
cipe » conclu entre M. Khalilzad
et les insurgés avait été refusé par
M. Trump et par le président
afghan, Ashraf Ghani. D’après
des confidences faites à des di­
plomates occidentaux par l’en­
voyé spécial norvégien pour
l’Afghanistan, Per Albert Ilsaas,
organisateur de la future confé­
rence de paix afghane à Oslo, les
talibans n’auraient aucune envie
d’abandonner les acquis obtenus
auprès de Khalilzad. Aux Etats­
Unis, la position des poids lourds

républicains du Congrès et du
Pentagone, qui ont milité contre
l’accord « Khalilzad », n’a pas
changé. Ils s’opposent toujours
au retrait total des troupes améri­
caines au 31 décembre 2020,
comme indiqué dans le préac­
cord, et ils prônent le maintien
sur place d’une force antiterro­
riste. Les talibans n’en veulent
pas au motif qu’ils se sont enga­
gés à interdire eux­mêmes le ter­
ritoire aux groupes djihadistes.

Aucune attaque d’envergure
Enfin, la volonté américaine de
partir, coûte que coûte, devra aussi
composer avec le pouvoir afghan.
Le président Ghani, tenu à l’écart
des négociations de Doha, avait re­
fusé d’entériner la libération de
5 000 prisonniers talibans déci­
dée, sans lui, par Khalilzad et les in­
surgés. De même, il a promis qu’il

n’accepterait pas que la Républi­
que islamique devienne un émi­
rat, comme l’exigent les talibans.
Un avis partagé par l’UE et des
Etats membres qui ont fait savoir,
en privé, qu’ils cesseraient alors
toute aide au développement, soit
600 millions d’euros par an.
A la sortie du bureau de vote, le
28 septembre, M. Ghani a indiqué
que « sa priorité était désormais de
faire la paix » et qu’il entendait
mener cette tâche, de quoi enve­
nimer des relations, déjà médio­
cres, avec M. Khalilzad. Lors de la
récente Assemblée générale de
l’ONU et de rencontres à Washing­
ton, M. Khalilzad n’a cessé, selon
plusieurs diplomates, de rendre
M. Ghani responsable de son
échec, début septembre.
En théorie, les chances de voir
aboutir cette nouvelle tentative
de paix paraissent minces. Il est
difficile d’imaginer un change­
ment de position, côté américain,
sans modification de l’accord.
M. Khalilzad risque de durcir le
jeu, notamment vis­à­vis de Ka­
boul. Et rien n’indique que les tali­
bans soient prêts à faire des con­
cessions et modérer leur violence
le temps des négociations, au
moins pour amadouer la com­
munauté internationale.
jacques follorou

« Si les Américains
veulent une
rencontre, nous
sommes prêts »
SUHAIL SHAHEEN
porte-parole de la délégation
talibane à Doha

« Le gouvernement doit


avoir l’absolu contrôle


des négociations »


Le président afghan, Ashraf Ghani, refuse
d’être tenu à l’écart du processus de paix

ENTRETIEN
kaboul ­ envoyé spécial

A


ctuel candidat à sa réélec­
tion, le président afghan,
Ashraf Ghani, élu en sep­
tembre 2014, est un ancien haut
fonctionnaire international, an­
thropologue et économiste de
formation. Il a fait l’essentiel de sa
carrière à la Banque mondiale
avant d’être ministre des finances
entre 2002 et 2004.

La proclamation de victoire de
votre principal concurrent, Ab­
dullah Abdullah, après le scru­
tin, annonce­t­elle une crise et
un affaiblissement du pouvoir?
Tout d’abord, le peuple afghan a
fait preuve d’une grande détermi­
nation en se rendant dans les bu­
reaux de vote le jour des élections
malgré les violences des talibans.
A lui seul, le refus des menaces
donne sa légitimité à un gouver­
nement démocratique. Passé le
moment du vote, il faut, confor­
mément à la loi, faire preuve de
patience et attendre les résultats
officiels. Seules les instances élec­
torales sont légalement autori­
sées à comptabiliser les votes et à
annoncer l’issue de la consulta­
tion. Toute autre proclamation,
faite, à ce stade, par un concur­
rent, est contraire à la loi.

Pensez­vous faire face à une
coalition qui réunit ceux
qui contestent les résultats
et ceux qui pensent que
cette élection nuit à la paix?
Il y a, en effet, des gens qui ne
croient pas dans les élections,
mais elles se sont pourtant tenues
et les gens ont pu voter. C’était
une erreur d’opposer élection et
paix. Le processus de réconcilia­

tion comme le scrutin présiden­
tiel sont deux priorités. Mainte­
nant que l’élection a pu avoir lieu,
nous allons travailler, jour et nuit,
pour ramener la paix dans ce
pays. Aujourd’hui, personne ne
devrait faire obstacle à ce proces­
sus de paix ou contester le fruit de
cette élection. Il est grand temps
pour ces gens de dépasser leurs
intérêts personnels, ceux de leur
parti ou tout autre et de respecter
la volonté des Afghans.

Les Etats­Unis disent que la
négociation de Doha, avec les
talibans, dont vous aviez été
exclu, a juste été « suspendue »
et qu’elle doit être rouverte.
Ne craignez­vous pas d’être,
à nouveau, tenu à l’écart?
La paix est notre priorité. En­
core une fois, seul un processus
de réconciliation mené par le
gouvernement afghan, qui doit
en avoir l’absolu contrôle, peut
conduire à une paix durable et di­
gne en Afghanistan. Aucun pro­
grès réel ne peut être accompli
dans un temps raisonnable si ce
processus de paix n’est pas entre
les mains des Afghans.

Quel est alors, pour vous,
le meilleur chemin pour
restaurer la paix?
Je commencerai par consulter
l’ensemble du pays sur le plan que
j’ai soumis à la conférence de Ge­
nève en 2018. Je mobiliserai les
pays de la région et je créerai un
consensus international sur le fait
que ce processus soit dirigé par le
gouvernement afghan. Nous
avons une feuille de route. Toute
autre initiative qui exclurait les
autorités afghanes enlèverait tout
sens et toute dignité à la paix.
propos recueillis par j. fo.
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