Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

20 |management JEUDI 3 OCTOBRE 2019


0123


P R I X D U L I V R E R H


A quoi sert


l’entreprise?


Le Prix du livre RH, créé par Syntec


Recrutement, avec Sciences Po et


« Le Monde », sera décerné le 3 octobre


A


quoi servent les entre­
prises? A faire du pro­
fit? A répondre à un
besoin de consomma­
teur? A un besoin de société ?...
Une entreprise davantage préoc­
cupée par ses bénéfices que par
la raison pour laquelle elle a été
créée ne marche que sur une
jambe et pas pour longtemps.
L’inverse est également vrai.
Dans un voyage au cœur des or­
ganisations et de leurs normes de
gestion, bousculées par l’accélé­
ration de la circulation des biens,
des informations et du rythme de
travail, l’édition 2019 du Prix du
livre RH pose la question de l’uti­
lité sociale de l’entreprise.
Le Prix du livre RH a été créé
en 2000 par Syntec Recrutement

en partenariat avec Le Monde et
Sciences Po pour accompagner la
réflexion et nourrir les débats sur
l’évolution du management.
L’édition 2019 a sélectionné un
récit­témoignage et deux ouvra­
ges collectifs de chercheurs :
Adieux au patronat, de Maxime
Quijoux, sociologue et chercheur
au CNRS, @la recherche du temps,
sous la direction de Nicole
Aubert, sociologue, professeure à
l’ESCP Europe et La Mission de
l’entreprise responsable, sous la
direction de Blanche Segrestin et
Kevin Levillain, chercheurs à Mi­
nes ParisTech.
Chacun des trois nominés s’in­
terroge, à travers son prisme, sur
la façon de remettre l’entreprise
au service des hommes : en chan­

geant la répartition du pouvoir
entre les différents acteurs, en
passant par la stratégie, ou en
prenant les rênes de l’accéléra­
tion du temps.

Enjeu social
L’expérience de l’imprimerie
d’Helio­Corbeille, retracée dans le
livre­témoignage Adieux au pa­
tronat de Maxime Quijoux, ra­
conte la tentative de sauvetage
d’une entreprise en grande diffi­
culté, qui parie sur une nouvelle
répartition du pouvoir entre les
parties prenantes. Les salariés, en
reprenant l’entreprise sous forme
de société coopérative et partici­
pative, veulent sauver des mé­
tiers, les emplois et la culture de
l’entreprise. Ils associent aussi la
société civile, en l’invitant à se
prononcer sur leur projet indus­
triel. Leur enjeu est avant tout so­
cial, et leur objectif est de rendre
au « profit » de l’entreprise son
rôle de « moyen » au service de la
pérennité de l’activité.
Les deux caps à ne pas perdre de
vue sont fixés : l’avenir de l’entre­
prise et l’employabilité des sala­
riés. Adieux au patronat souligne
l’importance d’une connaissance
précise des métiers, pour que la
transformation technologique se
fasse sans perte d’expertise. Les
sociétés coopératives et partici­

patives ont démontré durant les
années de crise que leur péren­
nité est supérieure à celle d’une
entreprise dite classique. Mais
l’efficacité à long terme ne passe
pas par le seul modèle de gouver­
nance. Le contexte économique
joue évidemment un rôle majeur.
Pour Blanche Segrestin et Kevin
Levillain, qui ont codirigé La Mis­
sion de l’entreprise responsable,
l’utilité sociale des entreprises sur
le court comme sur le long terme
n’est plus à démontrer. « Elles sont
nombreuses à avoir l’ambition de
répondre aux défis environnemen­
taux ou sociaux. La puissance
d’agir de l’entreprise n’est d’ailleurs
pas liée à sa taille », rappelle l’en­
seignant­chercheur de la chaire
Théorie de l’entreprise de Mines
ParisTech.
Mais, pour assumer sa respon­
sabilité sociale, l’entreprise doit
inscrire la mission qu’elle se fixe
dans ses statuts, à la fois pour la
graver sur le long terme et pour

l’entreprise n’est plus le seul pro­
fit, mais aussi une réponse à l’in­
térêt collectif social ou environ­
nemental de la société.
Encore faut­il que l’accélération
du temps, du transport, de l’in­
formation qui bouscule les orga­
nisations de travail ne desserve
pas les besoins de la société.
Ainsi, l’urgence et l’immédiateté
généralisées ne permettent pas
toujours de prendre de meilleu­
res décisions.
En revanche, la prise de décision
est davantage rationalisée par
l’analyse des données dont la
qualité devient primordiale, ex­
pliquent les auteurs de @la re­
cherche du temps. L’ouvrage col­
lectif dresse un très large pano­
rama des nouveaux rapports au
temps pour l’individu, la finance
et la société. La responsabilité de
l’entreprise consistera alors à gar­
der la maîtrise de cette nouvelle
complexité.
anne rodier

LÉA TAILLEFERT

Un an de lectures croisées et de débats


Le Prix du livre RH désigne chaque année le meilleur ouvrage RH
sélectionné parmi la production de l’année précédente, selon six
critères : la nouveauté du sujet, la qualité du traitement et l’argu-
mentation, l’explication et le fondement scientifique, la lisibilité,
l’apport à la réflexion, et enfin la pertinence pour l’action. Après un
an de lectures croisées des quelque 80 ouvrages, dans le cadre de
leur master de management, les étudiants de Sciences Po ont sou-
mis une présélection au jury du prix, composé de directeurs et di-
rectrices des ressources humaines, de représentants de Sciences
Po et du Monde, qui désigne le lauréat à l’issue de débats contra-
dictoires. Le lauréat du Prix du livre RH sera révélé au cours de la
cérémonie de remise des prix jeudi 3 octobre au journal Le Monde.

La gouvernance autour


de la mission


LA  MISSION  DE  L’ENTREPRISE 
RESPONSABLE.  PRINCIPES 
ET  NORMES  DE  GESTION
sous la direction de Blanche Segrestin
et Kevin Levillain. Presses des Mines,
2018, 182 pages, 29 euros

En janvier 2018, le groupe britannique de BTP Carillion subit une brusque
liquidation. Une chute éclair pour un groupe de 43 000 personnes, qui laisse,
outre de nombreux sans-emploi, une dette pour les caisses de retraite de
2,6 milliards de livres sterling (2,9 milliards d’euros). Ce cas illustre les dérives
d’une gestion actionnariale : la comptabilité était présentée de manière à ca-
moufler la situation et, quelques mois seulement avant, les comptes de la
compagnie permettaient un dividende exceptionnel en 2017 de 79 millions
de livres. Peut-on mettre en cause la gestion actionnariale au motif que le
versement de dividendes élevés et systématiques était insoutenable pour
le groupe? Au Royaume-Uni, c’est désormais possible en s’appuyant sur le
Company Act de 2006, une loi qui a étendu la responsabilité des dirigeants
aux conséquences de leurs décisions à long terme.

Nouvelle approche de la mission des entreprises
A travers cette affaire, qu’est-ce que bien diriger? Comment concilier créa-
tion collective et responsabilité sociale et environnementale (RSE) ?, s’in-
terrogent les chercheurs de Mines ParisTech et du Collège des Bernardins
dans La Mission de l’entreprise responsable. La puissance créatrice de l’en-
treprise transforme le monde qui l’accueille. « Cette puissance est à la fois
indispensable pour répondre aux défis contemporains et aussi potentielle-
ment dangereuse », souligne Blanche Segrestin, codirectrice de l’ouvrage,
avec Kevin Levillain. Jusqu’à présent, deux schémas classiques de respon-
sabilité prévalaient : les initiatives volontaires de RSE des entreprises et
les obligations fixées par l’Etat. Ces mécanismes de responsabilité de l’en-
treprise ont atteint leurs limites : « L’Etat ne peut canaliser les capacités
d’innovation des entreprises ni innover à leur place ; et les initiatives volon-
taires de RSE sont insuffisantes face aux défis de notre siècle », tranche la
professeure de Mines ParisTech. Pour sortir de cette impasse, cet essai,
publié avant la loi Pacte, propose une nouvelle approche de la mission
des entreprises et de nouveaux schémas de responsabilité.
m. n.

Un nouveau rapport


au temps


@LA  RECHERCHE  DU  TEMPS.  INDIVIDUS 
HYPERCONNECTÉS,  SOCIÉTÉ  ACCÉLÉRÉE : 
TENSIONS  ET  TRANSFORMATIONS
sous la direction de Nicole Aubert.
Erès, 2018, 456 p., 29,50 €

Le temps s’écoule, il passe, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve », rappelle Héraclite. Avec les débuts du capitalisme, les anciennes mé-
taphores pour parler du temps cèdent la place à des expressions qui ont trait
à la notion de possession et de rentabilité : on perd du temps, on en man-
que, ou on en gagne. Depuis une vingtaine d’années, un autre type de méta-
phores a envahi le champ des représentations à propos du temps : on parle
de contraction, d’accélération du temps. Dans notre société hypermoderne,
le temps se vit dans des délais toujours plus courts. Bien sûr, ce n’est pas le
temps réel qui accélère mais nous, pour des raisons à la fois technologiques
et économiques, avec « l’avènement d’une économie régie par la dictature du
capitalisme financier dont les marchés s’ajustent à la microseconde afin d’an-
ticiper les variations du cours de l’action par des ventes et des achats appro-
priés », détaille Nicole Aubert, directrice de l’ouvrage @la recherche du temps.
Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations,
sociologue, psychologue et professeure émérite à ESCP Europe.

Le bureau ne quitte plus jamais les individus
Dans le régime économique du capitalisme financier, l’utilisation des nouvel-
les technologies n’est pas destinée à libérer du temps mais à gagner toujours
plus d’argent. Cette accélération incessante a une répercussion directe sur le
quotidien des salariés. Le bureau ne quitte plus jamais les individus, les ca-
dres se retrouvent en contact permanent avec l’entreprise, les univers pro-
fessionnel et privé se fondent de manière insidieuse, avec les conséquences
psychopathologiques qui peuvent en découler. L’entreprise instrumentalise
l’individu au service d’objectifs techniques ou financiers qui lui font perdre
non seulement son autonomie, « mais aussi, trop souvent, le sens de son ac-
tion et du travail qu’il accomplit ». Cet ouvrage collectif est une analyse des
fondements et les incidences du nouveau rapport au temps des individus,
des institutions et des entreprises : une mise en abîme de la complexité
contemporaine, parfois vertigineuse.
m. n.

Reprendre une


entreprise en SCOP


ADIEUX  AU  PATRONAT.  LUTTE  ET  GESTION 
OUVRIÈRES  DANS  UNE  USINE  REPRISE 
EN  COOPÉRATIVE
de Maxime Quijoux. Editions du Croquant,
2018, 318 pages, 20 euros

Face à la financiarisation de l’économie, le salut du monde ouvrier passe-
rait-il par la conquête du pouvoir dans l’entreprise? Dans son essai Adieux au
patronat (Editions du Croquant, 2018), le sociologue Maxime Quijoux, cher-
cheur au CNRS et membre du laboratoire Printemps (professions, institu-
tions, temporalités) à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, tente
de saisir les origines d’un mouvement de reprise d’une entreprise par ses sa-
lariés et les conditions de la mise en place d’une société coopérative et parti-
cipative (SCOP). Les SCOP, caractérisées par une gouvernance particulière,
où les dirigeants sont élus et les bénéfices redistribués vers les salariés et les
investissements, montrent « des effets de résilience singuliers face aux varia-
tions du capitalisme contemporain », affirme l’auteur.

Quatrième restructuration en dix ans
L’ouvrage s’appuie sur une enquête menée au sein d’Hélio Corbeil, une im-
primerie d’une centaine de salariés située à Corbeil-Essonnes et confrontée
à des restructurations successives sur fond de financiarisation de l’économie.
Lors de son redressement judiciaire, en 2011, l’entreprise en est à
sa quatrième restructuration en dix ans. Sur la même période, les effectifs
sont divisés par quatre et atteignent quatre-vingts salariés. La liquidation
de l’entreprise semble inéluctable, du moins jusqu’à l’élaboration
d’un projet de reprise en SCOP.
L’auteur ne partage pas le présupposé sur lequel se fondent les principales
études sur les SCOP en France, à savoir que les salariés seraient par nature
enclins à participer à la gestion de l’entreprise. Son propos est d’examiner
« la manière dont le répertoire d’action collective d’un syndicat et les représen-
tations qui en sont solidaires se sont progressivement transformés dans un
contexte socio-économique particulier ». Il sera notamment question d’appré-
cier la conduite des syndicalistes confrontés à toute une série de désajuste-
ments, dans leur pratique du pouvoir, de la négociation et de la communica-
tion avec les autres salariés. Un intéressant témoignage d’innovation sociale.
margherita nasi

L E S T R O I S L I V R E S N O M M É S D E L’ É D I T I O N 2 0 1 9


se protéger des prédateurs éco­
nomiques, les actionnaires acti­
vistes qui ne défendent que des
intérêts particuliers. Les entre­
prises représentent une puis­
sance d’innovation pour cons­
truire le monde de demain (ou
pas), car « l’Etat ne peut pas forcer
les entreprises à innover pour ré­
pondre aux défis sociaux et envi­
ronnementaux auxquels est con­
frontée la société », explique Blan­
che Segrestin.

Urgence et immédiateté
Dans une analyse historico­juri­
dique de la responsabilité de l’en­
treprise, La Mission de l’entreprise
responsable promeut le modèle
de société à mission qui a été ins­
titutionnalisé depuis par la loi
Pacte. Il ne s’agit plus seulement
d’orienter le profit de l’entreprise
au service d’un besoin, mais de
formuler la « raison d’être » de
l’entreprise dans son objet social,
affirmant ainsi que l’objectif de
Free download pdf