Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1
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MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 économie & entreprise| 19

Amazon, premier client


et concurrent de La Poste


Face à la baisse du courrier, le groupe postal cherche son salut


dans la livraison des colis, dopée par l’essor de l’e­commerce.


Mais il est attaqué sur ce métier par le géant américain de l’Internet


L’


entrepôt flambant
neuf de 13 000 mè­
tres carrés aux por­
tes de Paris, à Vé­
lizy (Yvelines), s’or­
ganise en une suc­
cession de lignes de tri de colis
ripolinées de jaune, où viennent
s’approvisionner huit entreprises
de livraison. Charge à elles, en­
suite, de livrer les paquets aux ha­
bitants du sud­ouest de Paris. En
dépit des apparences, nous ne
sommes pas dans un centre de tri
de La Poste, mais dans une agence
de livraison Amazon.
Depuis bientôt trois ans, le géant
du commerce en ligne s’est déve­
loppé à bas bruit en France, dans
un nouveau métier, celui du tri et
de la livraison de paquets. Les Pari­
siens l’ignorent en général, mais
c’est désormais souvent Amazon
et ses sous­traitants, et non plus
La Poste, qui gèrent et distribuent
les produits achetés sur le site. Des
stations comme celle de Vélizy,
Amazon en détient désormais
neuf en France, auxquelles s’ajou­
tent deux centres de tri de
30 000 m^2. D’autres ouvertures
suivront pour mailler le territoire.
« Nous sommes tout jeunes dans
le métier », explique Ronan Bolé,
le président d’Amazon France Lo­
gistic. Mais la firme américaine
gère déjà dans l’Hexagone entre
20 % et 30 % de ses colis, soit
autant que ce qu’elle confie à La
Poste, son partenaire historique.
Pour l’opérateur public, c’est
autant de manque à gagner. Lu­
cide, le patron de La Poste, Phi­
lippe Wahl, résume le paradoxe :
« Amazon est notre premier client,
mais aussi notre concurrent. » Le
PDG a fait du développement de
l’e­commerce la planche de salut
de son groupe. Au deuxième tri­
mestre, le commerce électroni­
que a encore progressé de près de
13 %. Quelque 92 % des foyers ont
reçu un colis en 2017. Et ce n’est
qu’un début, les ventes sur Inter­
net ne pèsent que 9,4 % dans l’en­
semble du commerce en France.
Afin d’en tirer le meilleur parti,
M. Wahl a réorienté toutes ses for­
ces – et en première ligne, les fac­
teurs – dans la livraison des colis,
pour compenser l’inéluctable dé­
crue de la distribution du cour­
rier. Mais, pour que le colis reste
un moteur puissant du groupe,
encore faut­il qu’Amazon conti­
nue de faire appel à lui.

« UBÉRISATION DE LA LIVRAISON »
« Nous développons nos services
de livraison pour nos propres be­
soins, parce que notre croissance
est très rapide, souligne M. Bolé, à
propos de cette activité née aux
Etats­Unis, après des ratés de li­
vraison des prestataires à Noël


  1. Mais nous faisons attention
    à ne pas détruire nos partenaires.
    D’autant plus qu’en France, La
    Poste est un groupe public », souli­
    gne M. Bolé. Soucieux de son
    image, Amazon doit aussi com­
    poser avec la géographie de la
    France. « Ce ne serait pas simple
    pour nous de livrer des clients à
    Ouessant [Finistère], au fin fond
    de la Bretagne, reconnaît M. Bolé.
    Dans ces cas de figure, il n’y a pas
    mieux que La Poste. »
    Pour ne pas être cantonnée à la
    livraison dans les campagnes, ou
    pendant les pics d’activité – à la


veille de Noël, par exemple – et
pour ne pas non plus brader ses ta­
rifs, La Poste veille à ne pas devenir
dépendante d’Amazon. Le groupe
américain représente aujourd’hui
moins de 10 % du chiffre d’affaires
de Colissimo (soit environ
180 millions euros en 2018) et pèse
donc moins de 1 % dans l’activité
totale de La Poste.
Le géant américain ne repré­
sente encore « que » 20 % du mar­
ché de l’e­commerce en France,
contre plus de 50 % aux Etats­
Unis. La Poste possède encore une
certaine marge de manœuvre
pour négocier. « On ne veut pas
d’une relation maître­esclave », ré­
sume un postier.
Après avoir cédé du terrain à la
concurrence, l’entreprise postale
espère désormais maintenir ses
quelque 60 % de part de marché
globale sur la livraison du colis
aux particuliers, sans baisser ses
prix, grâce à la progression de l’e­
commerce.
Pourtant, quand on regarde hors
de France, la situation est plus ten­
due. Dans de nombreux pays, une
bataille rampante se joue entre
Amazon et les services postaux.
Au Royaume­Uni, la firme améri­
caine dit gérer elle­même plus de
la moitié des colis. L’Allemagne
n’en est pas loin. L’Espagne est
plus proche de la France.
Aux Etats­Unis, Amazon s’oc­
cupe en direct de 45 % de ses pa­
quets, et la poste locale de 30 % en­
viron, selon le cabinet SJ Consul­
ting. La poste américaine, lourde­
ment déficitaire depuis
longtemps (2,7 milliards de dol­
lars, soit 2,5 milliards d’euros,

en 2017), peine à tenir ses posi­
tions. Au deuxième trimestre, elle
a enregistré son premier recul du
volume de colis depuis 2009.
« C’est un signe que la poste améri­
caine est directement touchée par
l’internalisation des livraisons
chez Amazon », souligne l’ana­
lyste Mark D’Amico, analyste chez
SJ Consulting.
La tension entre l’US Postal Ser­
vice et Amazon a même pris une
tournure politique, alimentée par
les Tweet hostiles de Donald
Trump, qui reproche à l’entre­
prise de Jeff Bezos « d’exploiter » la
poste en négociant des prix de li­
vraison trop bas. Même si ces at­
taques visent aussi opportuné­
ment le fondateur de la boutique
en ligne, qui possède aussi le quo­
tidien Washington Post, dont les
enquêtes gênent le président
américain.
En août, un autre événement a
fait l’effet d’un coup de tonnerre :
face à la concurrence d’Amazon, le
transporteur FedEx a annoncé re­
noncer à travailler avec l’entre­
prise. Son rival UPS continue,
mais a adopté un discours beau­
coup plus prudent : « Amazon est
un client, mais nous le surveillons
comme s’il était un concurrent »,
expliquait son PDG, David Abney,
au site d’informations Business
Insider, en février.
« Amazon mise sur la logistique
pour en faire un avantage compé­
titif », juge Eric Ballot. Pour ce spé­
cialiste de la logistique à Mines
ParisTech, l’entreprise « fait la dif­
férence », notamment grâce au pi­
lotage avec des algorithmes. « Soit
Amazon gère en direct, soit il sous­

traite à des entreprises, mais cela
ressemble à du travail à façon, les
sous­traitants n’ont pas la vision
globale de la chaîne. »
A Vélizy, c’est Amazon qui indi­
que aux chauffeurs­livreurs dans
quel ordre charger les sacs dans le
coffre de leur camion, puis leur
établit le parcours de leur tournée
avec une application maison.
Amazon les suit par GPS et pro­
pose au client de faire de même,
afin de réceptionner son paquet.
A défaut, le chauffeur pourra en­
voyer une photo pour montrer
que la livraison a été déposée
dans la boîte aux lettres.
Casiers pour récupérer un pa­
quet dans les gares, livraison dans
le coffre d’une voiture, sonnettes
connectées de sa filiale Ring, qui
permettent d’ouvrir à distance au
livreur... Amazon multiplie les in­
novations et accumule des quan­
tités de données précieuses qui
lui donnent un avantage sur ses
concurrents dans la logistique.
D’autant que l’imagination de la
firme est sans limites. Avec Ama­
zon Flex, lancé aux Etats­Unis à
partir de 2015, l’entreprise a « ubé­

risé » la livraison : elle propose à
des quidams d’acheminer avec
leur voiture personnelle des colis
jusqu’aux clients. « Voir ce ballet
des allers et venues est frappant.
Ce sont souvent des mères de fa­
milles, qui font cela sur leur temps
libre », raconte la chercheuse Lae­
titia Dablanc, associée au Labora­
toire ville mobilité transport, et
qui a étudié des agences Amazon
du centre de Los Angeles, où ce
nouveau type de livraison monte
en puissance. Ce service n’est pas
prévu en France, mais ces autoen­
trepreneurs du dernier kilomètre
sont déjà actifs pour Amazon au
Royaume­Uni, en Espagne et en
Allemagne. Face aux controver­
ses sur ce statut, Amazon Flex as­
sure que ses chauffeurs gagnent,
aux Etats­Unis, entre 15 et 27 dol­
lars de l’heure, soit davantage que
le salaire minimum des salariés
d’Amazon, revalorisé à 15 dollars
en 2018.

« UNE ENTREPRISE DE SERVICES »
A terme, la firme de Jeff Bezos
pourrait ne pas se limiter à gérer
ses propres volumes et devenir
un concurrent à part entière dans
le secteur de la livraison, en
s’ouvrant à des clients tiers. Pour
certains analystes américains, ce
n’est qu’une question de temps.
Plusieurs initiatives alimentent
les spéculations : au printemps,
Amazon a annoncé qu’il augmen­
tait à 70 appareils sa flotte d’avi­
ons et agrandissait son aéroport
de Cincinnati, dans le Kentucky.
Par ailleurs, Amazon propose
désormais aux commerçants de
stocker leurs produits dans ses

entrepôts, alors que cette possibi­
lité était autrefois réservée aux
marchands qui vendent sur le site
Amazon.com. Et avec le service
« Shipping with Amazon », l’en­
treprise peut aller chercher les
produits directement dans les en­
trepôts des vendeurs, un service
auparavant assuré par les trans­
porteurs comme FedEx ou UPS.
Face aux inquiétudes, M. Bolé as­
sure qu’Amazon n’a pas l’inten­
tion de lancer en France un service
commercial de livraison et de lo­
gistique ouvert à tous types de
clients. « C’est déjà difficile de gérer
nos propres volumes. La logistique
est une activité “en dur”, avec des
entrepôts... Il faudrait un maillage
très fin du territoire français. »
Pour Brittain Ladd, un consul­
tant indépendant américain qui a
travaillé chez Amazon dans la
partie e­commerce et logistique,
les intentions finales du groupe
ne font pas de doute : « Quand
j’étais là­bas, j’ai participé à des ré­
flexions sur les moyens de faire
d’Amazon une entreprise de logis­
tique à part entière, ouverte aux
clients tiers », expliquait­il, dans
un entretien, en août.
La stratégie est, selon lui, la
même que celle appliquée dans
l’hébergement de données dans
le cloud (informatique dématéria­
lisée) : Amazon a construit une in­
frastructure pour ses besoins pro­
pres, puis a créé sa filiale AWS, de­
venue leader mondial. « Dans la
logistique, Amazon devrait être
prêt vers 2024­2025. Ils peuvent
prendre entre 10 % et 20 % de part
de marché », selon M. Ladd.
Mais, prévient le consultant, la
vision développée par l’entreprise
de Jeff Bezos est beaucoup plus
large. « Amazon ne veut pas deve­
nir une entreprise de logistique,
mais une entreprise de services.
Pour tout client, ils pourront
proposer quelque chose : une pla­
te­forme d’e­commerce, des pres­
tations de stockage, un service de
livraison, du conseil en logistique
ou en innovation, de la publicité,
de l’hébergement cloud, des logi­
ciels de reconnaissance vocale ou
faciale... » Un cauchemar pour les
spécialistes comme La Poste,
FedEx ou UPS.
véronique chocron
et alexandre piquard

En France, la
firme américaine
gère déjà entre
20 % et 30 %
de ses colis,
soit autant que
ce qu’elle confie
au groupe public

PLEIN  CADRE


A l’agence de
livraison de colis
Amazon, à Vélizy
(Yvelines),
le 23 septembre.
THOMAS PADILLA/MAXPPP
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