Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

16 |économie & entreprise JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019


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Le big data bouleverse


la prédiction économique


Au­delà des statistiques, la croissance se mesure aussi à l’aune


de « données alternatives » issues des satellites ou des réseaux


sociaux. De nouveaux indices qui bousculent l’analyse classique


et suscitent l’intérêt des investisseurs, des entreprises et des Etats


I


l n’a fallu que quelques
heures à la start­up fran­
çaise QuantCube pour pré­
dire l’échec de la nouvelle
version du smartphone
BlackBerry, le jour même
de son lancement, le 30 jan­
vier 2013. Son algorithme a été ca­
pable, en aspirant et en analysant
les dizaines de milliers de messa­
ges sur les réseaux sociaux, de
mesurer un « sentiment négatif »,
qui s’est confirmé quelques se­
maines plus tard par une chute
des ventes du smartphone.
Créée en 2013, QuantCube me­
sure la croissance économique
dans le monde à partir de « don­
nées alternatives » extraites des
médias sociaux, des requêtes sur
les moteurs de recherche, des
coordonnées GPS ou des images
satellites. Une nouvelle niche sur
le marché de l’intelligence éco­
nomique, évalué à 28,5 milliards
de dollars (25,8 milliards d’euros),
en 2017, par le cabinet de conseil
Burton­Taylor International, qui
révolutionne l’analyse classique,
laquelle repose sur les statisti­
ques officielles.
Ces données alternatives inté­
ressent les investisseurs, les entre­
prises, mais aussi les banques cen­
trales. Encore faut­il savoir com­
ment les choisir. Dans ce nouveau
monde des data, qui s’étend de
l’infiniment petit à l’infiniment
grand, il est possible, grâce aux sa­
tellites, d’évaluer la hauteur, au
millimètre près, d’un immeuble
en construction en plein cœur de
la Chine ou de Manhattan. Cela
permet d’en déduire, presque en
temps réel, le rythme de la crois­
sance mondiale du secteur du
BTP, un indice capital pour calcu­
ler le produit intérieur brut. Ou
encore de mesurer la partie émer­
gée de la coque de chacun des
80 000 navires de marchandises
voguant chaque année sur les
océans, et partant, de connaître le
tonnage de minerais transportés.

« NOUVEAUX TERRITOIRES »
« On est désormais envahi par une
quantité monstrueuse de données.
Il faut donc mettre au point des
nouvelles cartes et des boussoles
pour s’y retrouver et savoir lesquel­
les ont une valeur ajoutée », ob­
serve Gilles Rabin, directeur de
l’innovation, des applications et
de la science au Centre national
d’études spatiales (CNES).
L’agence spatiale française aide
les entreprises comme Quant­
Cube à développer les nouvelles
applications satellitaires pour
transformer les données brutes
en informations.
CLS, société spécialisée dans le
développement d’applications
spatiales de gestion durable des
ressources, fait également partie
des entreprises soutenues par le
CNES, dont elle est une filiale.
L’entreprise, implantée à Tou­
louse, utilise notamment la me­
sure de la variation du niveau
des océans au millimètre près, un

indicateur­clé du changement
climatique. Elle peut également
prédire l’évolution de la popula­
tion de thons, en combinant les
données sur les activités de pê­
che, les conditions maritimes tel­
les que la teneur en plancton, la
température et les courants, et
l’impact du réchauffement clima­
tique. Une information fonda­
mentale pour prévoir l’évolution
du prix du thon et identifier
les zones de surpêche. « Prendre
de la hauteur grâce aux satellites
permet non seulement d’avoir une
vue d’ensemble, mais aussi de met­
tre en place des gestions durables
de nos ressources », assure Amélie
Proust, directrice de la communi­
cation de CLS.

Depuis que les données alterna­
tives ont fait irruption dans le
domaine de l’intelligence écono­
mique, Thanh­Long Huynh, co­
fondateur de QuantCube, ne s’est
jamais senti aussi proche de
Christophe Colomb : « Les nouvel­
les sources de données ouvrent de
nouveaux territoires qui offrent à
leur tour de nouvelles opportuni­
tés », explique­t­il. Un monde de
plus en plus vaste, qui se mesure
en un temps de plus en plus ré­
duit. L’analyse quasi instantanée
de l’activité économique, partout
sur la planète, a donné naissance
au « nowcasting », c’est­à­dire à
« la prévision du présent ».
« Notre valeur ajoutée, c’est d’ob­
tenir et d’analyser l’information

avant tout le monde », souligne
Thanh­Long Huynh. Son entre­
prise développe pour cela des
algorithmes de « deep learning »


  • autrement dit, « d’apprentis­
    sage en profondeur » –, à la ma­
    nière d’un jardinier cultivant ses
    plantes. Des ingénieurs les ali­
    mentent en données et les ac­
    compagnent pendant leur déve­
    loppement jusqu’à ce qu’ils de­
    viennent autonomes. « Il ne faut
    pas seulement des compétences
    techniques et des ressources fi­
    nancières, mais du temps, parfois
    beaucoup de temps pour les tes­
    ter », note Alice Froidevaux, data
    scientist (« scientifique des don­
    nées ») chez QuantCube.


ACCUSATIONS DE MANIPULATION
Après avoir travaillé sur le trafic
maritime mondial, cette jeune in­
génieure développe un algo­
rithme de prédiction de la pro­
duction agricole. Mme Froidevaux
a superposé les images satellites
des années précédentes aux car­
tes de la production agricole des
Etats­Unis, pour aider son algo­
rithme à reconnaître les différen­
tes récoltes, auxquelles elle a
agrégé d’autres données, comme
les conditions météorologiques
ou le degré d’humidité de la terre.
« Puis il faut nettoyer les don­
nées, gérer les apparitions de nua­
ges ou de la pollution atmosphéri­
que », détaille­t­elle. L’objectif est
de donner une estimation la plus
précise possible de la production
agricole avant la publication des
rapports officiels. Chaque nou­

velle technologie offre de nouvel­
les possibilités, à l’image des
caméras multispectrales qui per­
mettent d’identifier la matière
depuis le ciel et de localiser les
émissions de dioxyde de carbone
(CO 2 ) de chaque usine. Un outil
utilisé pour les investissements
socialement responsables.
Ces nouveaux indices permet­
tent de contourner les agences na­
tionales de statistiques, accusées
parfois de manipulation (ce qui
est le cas, par exemple, en Chine et
en Inde), ou d’en obtenir dans les
pays où elles n’existent pas. « No­
tre pays star est la Chine », recon­
naît Thanh­Long Huynh, dont
l’entreprise mesure entre autres
la fréquentation touristique des
Chinois, en analysant le nombre
de messages qu’ils laissent sur les
sites comme Tripadvisor. « Les
données alternatives ne rempla­
cent pas les statistiques officielles,
mais elles les affinent et réduisent
les marges d’erreur », tempère Ra­
phaël Cretinon, associé au cabinet
de conseil en gestion d’actifs et en
assurance Périclès Group. L’Orga­
nisation de coopération et de déve­
loppement économiques (OCDE)
tout comme les banques centra­
les les utilisent désormais.
Toutefois, l’apport des données
alternatives ne représente pas la
panacée. En effet, si des signaux
permettent de mesurer plus faci­
lement certains indicateurs,
comme la croissance, ils sont
moins efficaces pour déterminer
un taux de chômage, constate Ra­
phaël Cretinon. Un chiffre ré­
sume à lui seul l’explosion du
marché de ces nouveaux indices.
Le lancement de fusées et la vente
de satellites ne représentent dé­
sormais que 20 milliards des
349 milliards de dollars (315,6 mil­
liards d’euros) du chiffre d’affai­
res du marché spatial. Le reste est
généré par les services associés
aux satellites, dont le big data fait
partie. Le prochain continent de
données à explorer est celui de
l’Internet des objets. Grâce à cette
technologie, ce ne sont plus les
navires que l’on va comptabiliser,
mais les conteneurs qu’ils trans­
portent. La révolution des indica­
teurs économiques n’en est qu’à
ses balbutiements.
julien bouissou

« Les données
alternatives ne
remplacent pas
les statistiques
officielles, mais
elles les affinent »
RAPHAËL CRETINON
associé au cabinet
Périclès Group

PLEIN  CADRE


Au centre des opérations de CLS, filiale du Centre national d’études spatiales (CNES), à Toulouse, en mai 2018. CLS/NUUK-PHOTOGRAPHIES

la lumière permet, elle aussi, de sonder
l’activité économique. Ainsi, depuis dé­
but 2018, les économistes du Fonds moné­
taire international (FMI) évaluent l’inten­
sité lumineuse pendant la nuit pour mieux
affiner le calcul de la richesse produite.
« Cela concerne essentiellement les pays
moins avancés ou qui viennent de sortir d’un
conflit, là où les statistiques sont difficiles à
obtenir », précise Jiaxiong Yao, économiste
au FMI et coauteur de l’étude « Illuminating
Economic Growth » (« Eclairer la croissance
économique »), publiée en avril 2019.
Grâce aux images satellites, quelques
centaines d’hectares de la surface terrestre
peuvent tenir dans un pixel auquel est as­
socié un chiffre quantifiant l’intensité lu­
mineuse – lequel est de plus en plus précis

au fur et à mesure que la résolution des
images s’améliore.
L’éclairage nocturne est un indice de l’ac­
tivité économique. Au cours de la nuit, les
zones côtières ou les centres urbains scin­
tillent, tandis que les régions pauvres som­
brent dans l’obscurité. Les satellites sont
parfois les seuls instruments capables de
jauger l’activité économique dans les Etats
frappés par la guerre. « Nous avons remar­
qué que l’activité économique était bien in­
férieure à ce que les statistiques officielles
montrent dans les pays sortant d’un conflit,
et que leur capacité de rebond est aussi plus
importante grâce au secteur informel », té­
moigne Jiaxiong Yao. La corrélation entre
intensité lumineuse et produit intérieur
brut (PIB) est moins importante dans

d’autres pays. Si, chez les émergents, le
rythme soutenu de construction d’infras­
tructures gonfle artificiellement l’inten­
sité lumineuse, il est plus modéré dans les
pays riches, où l’économie est tertiarisée.
L’indice est également utilisé pour déter­
miner la croissance dans des pays autoritai­
res tels que la Chine ou la Birmanie. Auteur,
en 2017, de l’étude « How Much Should We
Trust the Dictator’s GDP Growth Estima­
tes? » (« Jusqu’à quel point peut­on se fier
aux prévisions de croissance des dicta­
teurs? »), Luis Martinez, politologue à l’uni­
versité de Chicago, a démontré, en compa­
rant l’intensité lumineuse et les statisti­
ques officielles, que ces régimes gonflaient
les chiffres du PIB de 15 % à 30 %.
j. bo.

L’intensité lumineuse, outil de calcul de la richesse

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