Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

8 |histoires


LE MONDE CAMPUS JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019

J’AVAIS 20 ANS

« AVEC MA


TIMIDITÉ,


J’AVAIS LE


SENTIMENT


DE VENIR


D’UN AUTRE


MONDE »


VALÉRIE MASSON-DELMOTTE


La paléoclimatologue évoque


sa vocation et ses années


d’études, entre Nancy et Paris


C’

est une figure incontourna­
ble du monde de la recher­
che sur le climat. Valérie
Masson­Delmotte, 47 ans,
est paléoclimatologue, co­
présidente du Groupe d’experts intergouver­
nemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Chercheuse au Commissariat à l’énergie ato­
mique, diplômée de Centrale et d’un docto­
rat en physique, cette Nancéienne a été dis­
tinguée en 2018 par la revue « Nature », qui
l’a placée dans son top 10 des scientifiques
de l’année. En 2013, elle a reçu le prix Irène­
Joliot­Curie dans la catégorie « femme scien­
tifique de l’année ». Elle est aussi une ci­
toyenne engagée, qui, l’hiver dernier, a inter­
pellé le gouvernement sur le manque de
place accordée aux enjeux du dérèglement
climatique dans les nouveaux programmes
scolaires du lycée. Mobiliser les jeunes sur le
climat : une urgence pour cette chercheuse
passionnée, qui nous raconte ses 20 ans,
comment, la tête dans les nuages, elle s’est
passionnée pour les carottes glaciaires.

Comment avez­vous décidé de vous
orienter vers des études scientifiques?
En terminale, mes parents, tous deux pro­
fesseurs d’anglais, m’avaient suggéré de
choisir une prépa commerce. Ils voyaient
les métiers scientifiques plus difficiles à
concilier avec une vie de famille. Mais j’étais
déjà passionnée par la physique, grâce à des
professeurs enthousiasmants. Après mon
bac, j’ai suivi une prépa scientifique dans
mon lycée, Henri­Poincaré, à Nancy. A la
grande loterie des concours, j’ai été admise
à l’école Centrale. Je suis partie de ma Lor­
raine natale à la rentrée suivante pour
m’installer à Châtenay­Malabry (Hauts­de­
Seine), sur le campus de Centrale, dans la
banlieue sud de Paris. Un choc.

Quels souvenirs gardez­vous
de cette arrivée à Paris?
L’une des premières choses qui m’a frap­
pée en région parisienne, c’est la densité
urbaine, et le fait de n’avoir jamais une vue
dégagée. A Centrale, j’ai aussi découvert ce
qu’était la vie des étudiants aisés parisiens.
Ils faisaient la fête, pratiquaient des sports
chics, comme le golf ou le tennis, et avaient
déjà beaucoup voyagé à l’étranger. Ils avaient
une aisance sociale, et moi, avec ma timidité,
j’avais le sentiment de venir d’un autre
monde. Je me suis fait un groupe d’amis en
pratiquant le judo et je me suis organisée
pour donner des cours à des jeunes afin d’as­
surer mon autonomie financière. J’ai profité
de ma nouvelle ville pour suivre des cours
de philosophie à la Sorbonne et des cours de
mécanique des fluides à Jussieu. J’ai aussi
visité les musées. Le parc du Musée Rodin
était l’un de mes endroits préférés.

Vos 20 ans sont marqués par un drame...
C’est l’année où mon frère de 15 ans a été
atteint d’une leucémie. Le corps médical
nous a fait comprendre que c’était grave.
Mon frère n’a pas eu de chance, il a eu une
forme de cancer résistant aux traitements.
Je n’étais pas compatible pour faire les dons
de moelle osseuse. Quand il est mort, cinq
mois après le début de sa maladie, ça a été
un choc. Il n’y a pas de mots pour décrire ce
qu’est la perte d’un frère ou d’une sœur. J’ai
eu beaucoup de difficulté à me concentrer
sur les cours et les examens à ce moment­là.

Comment est née votre passion
pour le climat?
Quand j’étais au lycée, je rêvais en regar­
dant par la fenêtre, pendant que je m’en­
nuyais en classe. J’ai commencé à lire des
choses sur les nuages, et sur le climat. La lec­

ture d’un numéro d’une revue a marqué un
tournant dans ma vie. De nombreux cher­
cheurs, comme Robert Kandel, Hervé Le
Treut, Jean Jouzel y étaient interrogés et par­
tageaient leurs connaissances récentes sur le
bilan d’énergie de la Terre, la perturbation ex­
traordinaire de la composition atmosphéri­
que telle que dévoilée par les carottes de glace
de Vostok, dans lesquelles sont enregistrés
400 000 ans de climat. Ayant appris dure­
ment, avec mon frère, que la vie est courte,
j’ai fait le choix d’effectuer mon dernier stage
dans un laboratoire de recherche dans ce do­
maine, et j’ai adoré. J’y suis restée. A l’époque,
la recherche sur le climat n’était pas une
vocation répandue, c’était même ultramino­
ritaire. En thèse, j’ai travaillé sur la période où
le Sahara était vert et où les moussons
étaient plus intenses, il y a environ 6 000 ans.

Quel lien avez­vous avec la nature?
J’ai grandi en Lorraine avec un jardin, la li­
berté de faire des cabanes et de jouer dehors.
Le week­end, nous faisions des promenades
en forêt. J’ai passé toutes mes vacances de
jeunesse en camping, dans les Vosges, et l’été
dans les Côtes­d’Armor, à Trégastel. Le fait de
connaître chaque rocher à marée haute et à
marée basse, de voir les modifications du lit­
toral, des bancs de sable, l’arrivée des algues
vertes, a joué un rôle important dans la ma­
nière dont je me suis structurée. J’ai été mar­
quée, enfant, par les dépôts visqueux des ma­
rées noires sur nos terrains de jeux, les côtes.
J’aime aussi marcher près de chez moi,
dans l’Essonne, dans la forêt, près des lacs et
des champs, et observer, écouter et ramas­
ser les déchets qui jonchent les bords des
routes et les espaces naturels. Avec ma fa­
mille, nous avons vu le déclin des popula­
tions d’oiseaux communs. Nous avons un
petit jardin et faisons notre possible pour

qu’il soit un lieu accueillant pour les insec­
tes, les oiseaux et les hérissons. Nous
aimons certains lieux où la place de
l’homme est moindre, comme les Alpes,
mais aussi la baie de Somme (Picardie) et les
Hautes Chaumes des monts du Forez. Je res­
sens un fort attachement à ces endroits, à la
préservation de leur flore et de leur faune.
J’ai déjà éprouvé le sentiment de solastalgie
[anxiété liée au réchauffement climatique].

Quel regard portez­vous sur
la génération qui a 20 ans aujourd’hui?
Cette jeune génération n’a pas envie d’at­
tendre la « fin du monde ». Elle est aussi le
témoin de la dissonance de nos sociétés, où
l’on agit à l’opposé de ce qu’on dit. Néan­
moins, il faut se rappeler que les jeunes qui
se sont mobilisés cette année sont une par­
tie de la jeunesse plutôt urbaine, plutôt ins­
truite, plutôt de milieu aisé. Cette jeunesse a
compris les enjeux et elle se les approprie.

Comment avez­vous vécu le fait d’être
une femme lors de vos études?
Quand j’étais en prépa, j’ai assisté à des scè­
nes de sexisme ordinaire. Les garçons chu­
chotaient « cuisses, cuisses, cuisses » quand
les filles passaient au tableau. Deux ans plus
tard, en école d’ingénieurs, il n’y avait que
15 % de filles. Avec le recul, je dirais néan­
moins que nous vivions une forme de pater­
nalisme ambiant. J’étais convaincue que la
génération de ma mère avait « fait le bou­
lot » pour l’égalité homme­femme.
En réalité, le plafond de verre est très net
dans le monde de la recherche : il suffit de
regarder le nombre de femmes maîtresses
de conférences et de femmes professeures
d’université. Je suis toujours frappée dans les
réunions lorsque je vois une jeune femme
formuler une bonne idée qui est ignorée, jus­
qu’à ce qu’un homme plus âgé la reprenne et
que l’idée en question se trouve validée.
Les choses changent, la génération qui a
20 ans aujourd’hui, celle de mes filles, ne veut
plus rien laisser passer, ni le paternalisme, ni
le sexisme, ni les inégalités homme­femme.
C’est drôle parce que je me dis encore : « J’ai
eu de la chance, on m’a aidée », quand des
hommes diraient : « Si j’ai réussi, c’est parce
que je l’ai mérité, que je suis compétent. »

Avec le recul, diriez­vous que 20 ans
est le plus bel âge?
Vingt ans, c’est l’âge où je suis devenue
adulte brutalement. J’ai fait le deuil d’une
insouciance, en même temps que le deuil de
mon frère. La vie est une sorte de rivière, le
courant vous pousse dans une direction,
vous vous laissez dériver. Et puis vous aper­
cevez l’ouverture d’un bras dans le cours
d’eau, qui suscite votre curiosité, et là, vous
prenez le risque d’aller l’explorer. Cela peut
être formidable de prendre ce risque.j
propos recueillis par marine miller

UN OBJET, UN CURSUS

LE VÉLO DE L’ÉCOLE SUPÉRIEURE DU BOIS


Des étudiants ont créé une bicyclette en lin et en bambou


E


t si Julian Alaphilippe avait
opté pour un vélo en bam­
bou pour gravir le sommet
de la Planche­des­Belles­Filles
(Haute­Saône)? La souplesse des
graminées, à la place de la radica­
lité du carbone, aurait­elle per­
mis au champion tricolore de
surmonter les colossales difficul­
tés de la Grande Boucle? Avec des
si... Mais non, Ernest (c’est le nom
du vélo), pensé, élaboré et réalisé
par deux anciens étudiants de

l’Ecole supérieure du bois (ESB),
n’est pas encore la machine magi­
que qui mettra fin à la disette de
victoire française dans le Tour.
L’idée de créer un vélo composé
à plus de 90 % de matériaux
naturels – bambou, fibre de lin,
résine biosourcée – a fait son che­
min dans la tête de Valentin Diot
(28 ans). Comme lors d’un grand
tour cycliste, le futur ingénieur
avait alors passé une à une les
étapes de sa formation : BEP, bac

techno, BTS et école d’ingénieurs.
En 2016, pendant son année de
césure, il part pour sept mois de
stage en Californie chez un cons­
tructeur de « petites reines » amé­
ricain, Calfee Design. Son patron
lui confie une mission : dévelop­
per un kit pour réaliser un vélo.
Six mois plus tard, c’est chose
faite. « Conception, réalisation,
mise en valeur du produit, ces don­
nées m’avaient déjà été transmises
par l’ESB, mais j’y avais aussi ap­

pris le sens de l’écoresponsabilité,
l’envie de travailler sur des maté­
riaux propres et extrêmement ré­
sistants », explique Valentin.
De retour en Loire­Atlantique
pour sa dernière année d’études, il
garde l’idée du vélo en kit et pense
à sa commercialisation. En 2018,
son projet de vélos en bambou
est accueilli par l’incubateur de
Centrale Audencia, à Nantes, puis
naît Ernest Cycle, hommage à
Ernest Michaux, co­inventeur au
XIXe siècle du pédalier. Louison
Charpentier, également diplômé
de l’ESB, rejoint l’aventure.
Mais la place pour un atelier
manque. « Nous devions fabriquer
des moules, avions besoin d’outils
pour le montage, l’usinage... »,
témoigne Louison. Retour à l’ESB.

Arnaud Godevin, directeur de
l’établissement, rouvre ses por­
tes. « La mission des écoles d’ingé­
nieurs n’est pas de former des pen­
seurs, mais des penseurs faiseurs,
répète M. Godevin. La conception

n’est pas suffisante, il faut appren­
dre par l’objet, apprendre par le
service rendu. Et c’est montrer aux
étudiants que si eux aussi ont un
projet, on les aidera. »j
éric nunès

Dates-clés
1971
Naissance à Nancy

1996
Docteure en physique
des fluides et des transferts

2008
Directrice de recherches
au Commissariat à l’énergie
atomique et aux énergies
alternatives (CEA)

2015
Coprésidente
du Groupe d’experts
intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC)

Valérie Masson­Delmotte,
le 12 septembre. ÉRIC GARAULT/
PASCOANDCO POUR « LE MONDE »

ERNEST
CYCLE

« LA GÉNÉRATION
ACTUELLE
N’A PAS ENVIE
D’ATTENDRE LA
“FIN DU MONDE”.
ELLE EST
LE TÉMOIN DE
LA DISSONANCE
DE NOS SOCIÉTÉS,
OÙ L’ON AGIT
À L’OPPOSÉ DE
CE QU’ON DIT »
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