Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1

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MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019 horizons| 23


la justice... » Avant de conclure : « L’Italie n’a
pas besoin d’un “signor No”. » Dans la foulée,
il appelle aux urnes. Dans la soirée, à Pescara
(Abruzzes), il se déclare candidat à la prési­
dence du conseil. A ce moment précis, les
élections semblent inéluctables.

Deux obstacles imprévus
L’offensive éclair commence à dérailler le
8 août au soir, par la faute d’un obstacle, le
plus inattendu qui soit : Giuseppe Conte, qui
jusque­là n’avait pas montré la moindre dis­
position pour le combat politique. Le prési­
dent du conseil arrive dans la salle de presse
du palais Chigi peu après 23 heures. Les jour­
nalistes attendent un avocat un peu falot,
dépassé par les événements ; c’est un chef de
guerre qui se présente face à eux. Pour la pre­
mière fois en quatorze mois de gouverne­
ment, il parle en « patron ». D’une voix assu­
rée, et sans masquer sa colère, il assure qu’il
ne se démettra pas avant d’avoir parlé au Par­
lement, que « ce n’est pas à M. Salvini de déci­
der du moment de la crise » et que le travail
politique « ne se fait pas à la plage ». Enfin, il
finit sur une promesse : « Ce sera la crise la
plus transparente de l’histoire. »
L’offensive est ralentie. Or l’histoire a suffi­
samment montré que, dans les coups de
force, les premiers instants sont décisifs. Au
moindre flottement, la résistance peut s’or­
ganiser, des contre­offensives s’échafauder.
Ce soir­là, Matteo Salvini perd la maîtrise du
temps. Il ne la retrouvera jamais.
Dans ce moment suspendu commence à
germer une idée un peu folle, celle d’un
« front anti­Salvini » unissant le Parti démo­
crate et le Mouvement 5 étoiles. Et tant pis si
ces deux formations s’agonissent d’injures
depuis des années... Le premier responsable à
l’énoncer ouvertement, dans un entretien au
Corriere della sera publié le 12 août, est Gof­
fredo Bettini. Ancien du Parti communiste
italien (PCI), véritable « père » politique de
l’actuel secrétaire du Parti démocrate, Nicola
Zingaretti, ce n’est pas une figure de premier
plan, mais il est très écouté dans le parti. Bref,
il a le profil idéal pour lancer un ballon d’es­
sai. Les réactions sont prudentes, mais peu

hostiles. C’est alors que, sentant l’occasion,
un nouvel acteur se découvre : Matteo Renzi.
Certes, depuis sa cuisante défaite de 2018,
l’ancien chef de file du PD et ex­premier
ministre a perdu de sa superbe, et la direction
actuelle du parti lui est largement hostile.
Mais il garde un certain contrôle sur les grou­
pes parlementaires, ainsi qu’un sens
politique sans équivalent. Le Florentin Renzi
voit une brèche dans le plan du Milanais
Salvini. Il va s’y faufiler puis l’élargir, jusqu’à
en faire une autoroute.

La crise « la plus folle »
de l’histoire
En ce jour de Ferragosto (15 août), alors que la
tournée des plages de Salvini prend l’eau de
toutes parts, empêchée par les contre­mani­
festations, le ministre de l’intérieur se rend à
Castel Volturno, dans les environs de Naples,
pour une visite très surveillée. Des militants
l’accueillent avec des bombes à eau. Un cara­
binier s’approche d’eux et leur lance, impé­
rial : « Ho! Au moins, visez bien! » La scène,
relayée à l’infini sur les réseaux sociaux, en­
chante la moitié du pays – la droite, elle, com­
mence à douter. Car dans ce rire irrévéren­
cieux apparaît une fissure : le « chef » devient
un personnage de farce. Désormais, on peut
rire de lui. Il a perdu la main.
La fête du 15 août, à Rome, est une période
sacrée, peut­être plus importante encore
que Noël. La ville se vide, l’activité s’arrête.
Autant dire qu’une crise de gouvernement,
à ce moment précis, est à peine plus
probable qu’une tempête de neige. Et
pourtant... C’est le branle­bas de combat. Les
journalistes regagnent la capitale. Députés
et sénateurs interrompent leurs vacances,
de plus ou moins bonne grâce. « Ces jours­là,
j’ai eu plein d’appels de parlementaires qui
me demandaient pourquoi je ne revenais pas
moi aussi, vu que les vacances étaient finies »,
confie un restaurateur, dont la table est très
prisée des politiques.
Ce même 15 août, au sortir de son déjeuner
familial, Matteo Renzi accorde un entretien
au Monde, dans lequel il décrit cette crise

comme « la plus folle du monde ». Selon lui,
malgré la répugnance que lui inspire le M5S, il
faut tout faire pour barrer la route au chef de
la Ligue, afin d’éviter la hausse automatique
de la TVA incluse dans le budget 2019, ainsi
que la mise en place d’un pouvoir prorusse.
Par son initiative, l’ancien premier ministre
force Nicola Zingaretti, le secrétaire du PD, et
Luigi Di Maio, le chef politique du M5S, à s’as­
seoir à la table des négociations. L’un et
l’autre n’en ont pas envie, mais ils n’ont guère
le choix : plutôt que de laisser l’accord se faire
sans eux, ils devront se jeter à l’eau, quitte à
ne rien masquer de leur mauvaise humeur.
Renzi peut se retirer du jeu et annoncer qu’il
n’entrera dans aucun gouvernement. Quelle
que soit l’issue de la crise, il aura démontré
que son sens tactique est intact. A l’avenir, il
faudra à nouveau compter avec lui.

L’heure de gloire de Conte
Le Parlement italien est habitué aux coups de
sang, aux incidents de séance, voire aux
bousculades. Cette scène­là n’est peut­être
pas la plus spectaculaire de son histoire, mais
elle est d’une violence rarement égalée.
Mardi 20 août, au Sénat, Giuseppe Conte
prend la parole pour répondre aux accusa­
tions de son numéro deux, Matteo Salvini,
placé à moins d’un mètre de lui, à sa droite.
Pendant toute la durée du discours, ce der­
nier doit écouter, sans pouvoir riposter, un
réquisitoire implacable. Avec une aisance
nouvelle, Conte donne l’impression de livrer
ce qu’il a trop longtemps gardé sur le cœur. A
l’entendre, Matteo Salvini a fait montre de
« graves carences de culture constitution­
nelle ». Ce qui est en jeu, d’après lui, c’est « [sa]
conception du gouvernement », car les crises
« ne se règlent pas sur les places publiques
mais au Parlement ».
Sur son siège, celui qui est encore ministre
peine à rester de marbre. Des regards, des
gestes nerveux lui échappent, aussitôt
photographiés et diffusés à l’infini. Dans
l’hémicycle, le PD et le M5S acclament
l’orateur, feignant d’oublier que celui­ci
avait été, jusqu’à peu, l’avocat zélé de tous
les débordements de « l’accusé ».
A quoi pense, à ce moment précis, Matteo
Salvini? A son pari manqué, sans doute.
Malgré ses exagérations, cet homme est un
animal à sang froid, et il n’était pas parti à
l’aveuglette dans cette aventure. Quelques
jours avant la rupture, il avait prévenu
Nicola Zingaretti de ses intentions, et
celui­ci avait dit qu’il souhaitait lui aussi re­
tourner aux urnes. Même Luigi Di Maio
avait assuré qu’il ne chercherait pas un acro­
batique renversement d’alliance. Pourtant,
dans ce climat de curée, c’est bien le scénario
qui s’ébauche. La principale erreur de Salvini
a été de sous­estimer le talent manœuvrier
de Matteo Renzi. Lui qui passait pour la
créature parfaite de ce monde post­idéologi­
que où toute forme de cohérence a disparu
aura péché par naïveté. « Pire qu’un crime,
une faute », pourrait­on dire, en paraphra­
sant le Français Joseph Fouché, implacable
ministre de la police de Napoléon.
Chassé des bancs du gouvernement, Salvini
tente de répondre. Crânement, il lâche : « Si
c’était à refaire, je referais la même chose », et
se pose en avocat d’une Italie qui ne soit plus
« esclave de l’Europe ». Mais le combattant est
sonné. La journée s’achève sans vote, par le
départ de Giuseppe Conte vers le Quirinal, la
résidence du président de la République, où il
va remettre sa démission. Le gouvernement
Conte a cessé d’exister.

Mattarella, maître du tempo
Le centre de la crise se déplace donc de quel­
ques centaines de mètres, de la Chambre à la
présidence. Si l’on s’en tient à la lettre de la
Constitution, les pouvoirs du chef de l’Etat
sont très réduits. Mais, dans ce genre de
situation, celui­ci dispose de prérogatives
considérables. D’abord en raison de son
poids symbolique, qui lui confère un pouvoir
d’influence ; ainsi, durant les quatorze mois
d’exercice du gouvernement Conte, il a sou­
vent dû modérer les ardeurs des deux parte­
naires, au nom des engagements internatio­
naux du pays, dont le président est le garant.
Ensuite, parce qu’il dispose du pouvoir de
dicter le tempo de la crise.
La coalition anti­Salvini qui s’ébauche a
ses faveurs, mais le chemin est long. Il
laissera tout le temps nécessaire aux
négociateurs pour arriver au bout. Très vite,
pour l’ensemble des observateurs, une
certitude s’impose : aux yeux du Quirinal,
ce gouvernement anti­Salvini doit voir le
jour. Le problème, c’est que Nicola Zinga­
retti, le secrétaire du PD, est plus que réti­
cent. « Il ne voulait pas de ce gouvernement,

mais les choses se sont organisées de telle fa­
çon qu’il n’a pas eu le choix », confie un
proche de Matteo Renzi.
Il faut dire que de lourdes concessions lui
sont demandées. La première tient à la per­
sonne du président du conseil. Dans le but de
démontrer une certaine « discontinuité », le
secrétaire du PD jugeait impossible de con­
fier une nouvelle fois cette charge à Conte : le
même homme peut­il successivement
gouverner avec l’extrême droite et avec la
gauche? L’hypothèse semble surréaliste.
Pourtant, Zingaretti comprend vite que ce
point n’est pas négociable. Plus grave encore,
il devra accepter que l’accord entre les deux
forces de gouvernement soit ratifié par les
militants du M5S par un vote électronique,
sur une plate­forme administrée par une so­
ciété privée. Pour l’héritier d’Enrico Berlin­
guer, dirigeant historique du Parti commu­
niste italien (PCI), la pilule est amère.
Du côté du M5S, son chef, Luigi Di Maio, est
tout aussi réticent. « La Ligue et le Mouvement
5 étoiles ont des différences évidentes, mais ils
partagent une façon de faire de la politique,
une rhétorique. Au fond, même si idéologique­
ment le PD et le M5S sont plus proches, leurs
électorats sont très difficiles à réconcilier », juge
l’essayiste Giuliano Da Empoli, ex­conseiller
de Matteo Renzi. A cela s’ajoute le fait que,
dans la négociation, Giuseppe Conte com­
mence à prendre un authentique poids politi­
que, au point d’apparaître comme un possible
dirigeant de substitution pour le M5S.
Les inquiétudes de Luigi Di Maio sont aussi
celles de l’éminence grise du M5S, Davide
Casaleggio, qui craint d’en perdre le contrôle.
Elles seront vaincues par le retour au premier
plan du fondateur du mouvement, l’humo­
riste Beppe Grillo, en retrait depuis des mois,
qui apporte sa bénédiction à l’opération, le
31 août, en incitant le M5S à saisir une
« chance historique ». Le pourfendeur de la
« caste » soutenant un accord avec le PD
voulu par Matteo Renzi? C’est comme si le
nord et le sud venaient de s’inverser. Sur le
plan politique, le M5S fait preuve, une fois de
plus, d’une déconcertante capacité à incarner
tour à tour une chose et son contraire. En un
clin d’œil, il jette aux orties son euroscepti­
cisme. Sur les réseaux sociaux, il suffira de
quelques heures pour que les comptes pro­
ches du mouvement se mettent à adresser à
la Ligue les rafales de messages hostiles qu’ils
destinaient quelques heures plus tôt au PD.

Démocratie directe
et photo de famille
Parallèlement aux discussions sur le pro­
gramme, la chorégraphie institutionnelle se
poursuit. Après avoir consulté tous les grou­
pes parlementaires jeudi 29 août, le président
Mattarella charge Giuseppe Conte de former
un nouveau gouvernement. A ce stade, l’ac­
cord politique est presque ficelé : il tient en un
texte en 26 points, mettant l’accent sur les
thèmes sociaux et environnementaux, et évi­
tant de s’étendre sur les écueils que sont la ré­
forme des « décrets sécurité » de Matteo Sal­
vini, soutenus par le M5S, et le financement
de ces nouvelles promesses, largement gagé
sur la flexibilité que, selon eux, Bruxelles ne
manquera pas d’accorder au gouvernement
qui les a libérés du « péril Salvini ». Il ne reste
plus qu’à se mettre d’accord sur le casting, et à
opérer une dernière manœuvre périlleuse : le
vote des militants M5S sur la fameuse plate­
forme numérique Rousseau, prévu le mardi
3 septembre. A la question : « Es­tu d’accord
pour que le M5S compose un gouvernement
avec le PD, présidé par Giuseppe Conte? », la
base répondra oui à 79 %. Giuseppe Conte
peut donc retourner au Quirinal, le lende­
main, pour annoncer que rien ne s’oppose à
la naissance du gouvernement Conte II.
Jeudi 5 septembre, en fin de matinée, le
nouvel exécutif se présente à la présidence
pour prêter serment et réaliser la tradition­
nelle photo de groupe. Sur celle­ci, on trouve
bien peu de visages connus. Parmi les 21 mi­
nistres présentés, seuls deux sont restés à
leur poste : Alfonso Bonafede (justice) et
Sergio Costa (environnement). Luigi Di Maio
a perdu ses galons de vice­premier ministre,
mais il obtient le prestigieux ministère des
affaires étrangères, ce qui constitue à la fois
une consécration et un éloignement. Le PD
revient en force, avec de nombreux visages
nouveaux et un seul véritablement familier,
celui de Dario Franceschini, le chef de la délé­
gation de centre gauche, revenu occuper le
ministère des biens culturels.
Au centre de l’image, le président Sergio
Mattarella, marmoréen, voisine avec
Giuseppe Conte, qui arbore le même sourire
un peu absent que l’an passé. Comme si, au
fond, rien n’avait vraiment changé.
jérôme gautheret

Le 20 août, au
Sénat, Matteo
Salvini, alors
vice­président du
conseil et ministre
de l’intérieur,
écoute le discours
de Giuseppe Conte.
ANDREAS SOLARO/AFP

AU SÉNAT, 


CONTE RÉPOND AUX 


ACCUSATIONS DE 


SON NUMÉRO DEUX, 


MATTEO SALVINI, 


QUI DOIT ÉCOUTER  


UN RÉQUISITOIRE 


IMPLACABLE

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