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CULTURE
DIMANCHE 8 LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019
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Les bataillons politiques de la Mostra
Le chaos du monde au cœur des nouveaux films d’Assayas, CostaGavras, Soderbergh, Marcello et Guédiguian
CINÉMA
venise envoyé spécial
U
ne fois que les avions
emportant les stars
hollywoodiennes et
européennes (Meryl
Streep, Steven Soderbergh, Olivier
Assayas, Penélope Cruz...) vers les
festivals de Telluride (Colorado) et
de Toronto se sont envolés de l’aé
roport MarcoPolo, vers le 4 sep
tembre, la 76e Mostra de Venise a
pris un cours moins spectaculaire
et plus capricieux. Elle a apporté
ses heures d’ennui, ses moments
de déception. Reste qu’à la veille
de la remise des prix que devait
décerner, samedi 7 septembre, la
présidente du jury, Lucrecia Mar
tel, force était de constater qu’il
s’est fait assez de longsmétrages
passionnants en 2019 pour nour
rir en films politiques ou intimes,
baroques ou austères, une demi
douzaine de festivals majeurs.
On en était vers la miparcours
de cette édition lorsqu’on a re
marqué que, dans la foulée du
J’accuse de Polanski, récit limpide
d’une trouble machination, Oli
vier Assayas, CostaGavras et Ste
ven Soderbergh avaient eux aussi
entrepris de mettre en scène en
deux heures ou moins l’extrême
complication du monde. Avec
Cuban Network, le premier fait al
ler et venir ses personnages, in
terprétés par Edgar Ramirez, Pe
nélope Cruz et Gael Garcia Bernal,
entre La Havane et Miami, dans
les années qui ont suivi l’effon
drement de l’empire soviétique.
Le réseau du titre est celui d’es
pions castristes venus infiltrer la
communauté cubaine en Floride,
et le cinéaste fragmente son récit
pour dire l’émiettement des
blocs, l’effritement des convic
tions. Ce parti pris mine les con
ventions du récit d’espionnage,
mais aussi les plaisirs du genre.
Crise financière et comédie
Plus compliquée encore que les
derniers soubresauts de la guerre
froide, la crise financière grecque,
que CostaGavras prend à brasle
corps dans Adults in the Room,
adapté des mémoires de l’éphé
mère ministre des finances Yanis
Varoufakis et présenté hors com
pétition. Pour filmer des hom
mes en costume et des femmes
en tailleur se disputant le rééche
lonnement d’une dette abyssale,
le réalisateur francogrec déploie
une énergie étonnante, jusqu’à
flirter avec la comédie musicale.
Plus que les solutions formelles
parfois approximatives, c’est un
curieux mais efficace mélange de
colère et de didactisme qui pro
pulse le film tout au long de ses
124 minutes. Au bout du compte,
c’est la voie comique choisie par
Steven Soderbergh pour peindre
les ravages qu’exerce la manie des
nantis de ne pas payer d’impôts
qui s’avère la plus efficace. Entre
film à sketches et émission de
variétés dont les avocats Jürgen
Mossack (Gary Oldman) et Ramon
Fonseca (Antonio Banderas, aussi
drôle ici qu’il était bouleversant
dans Douleur et Gloire) seraient les
animateurs, The Laundromat par
vient à lancer une troupe d’ac
teurs exceptionnels emmenée par
Meryl Streep dans une sarabande
sans pitié.
Deux autres longsmétrages
politiques concourant pour le
Lion d’or empruntaient d’autres
voies. Martin Eden, de Pietro Mar
cello, et Gloria Mundi, de Robert
Guédiguian, ont en commun l’ef
froi qu’ils expriment face à ce
qu’ils décrivent comme l’avancée
inexorable de l’inhumanité et leur
statut de films portuaires, le pre
mier ayant été tourné à Naples,
l’autre – bien sûr – à Marseille. En
adaptant le roman de Jack London,
le metteur en scène italien en con
serve les thèmes, à commencer
par l’engagement de l’artiste dans
le monde. Dans le rôle du marin
qui veut devenir écrivain, Luca
Marinelli parvient à une force et
une simplicité rares. Tourné en
16 mm, Martin Eden trouve sa tex
ture grâce au recours à des bandes
d’archives, qui parcourent l’his
toire italienne des luttes ouvrières
des années 1920 aux images en
couleur du « miracle » des années
1960 (ou plutôt à ses contrecoups
dans le sud de l’Italie). Plus qu’un
procédé, c’est un moyen pour
Pietro Marcello de mettre en réso
nance la montée du fascisme et
l’avènement de la société de con
sommation, et – surtout – la fragi
lité de la création artistique et la
puissance aveugle de l’histoire.
Tourné pendant l’hiver 2018,
Gloria Mundi ne s’échappe jamais
du présent, celui de la disparition
du salariat et de la dissolution des
solidarités. Robert Guédiguian
retrouve la noire humeur de La
ville est tranquille en imprimant
cette fois un rythme violent aux
minuscules tragédies qu’il dé
peint. Pas très unie au début du
film, la famille qu’il dépeint finit
atomisée, malgré l’arrivée, entre
Canebière et Joliette, d’un héros
poétique que joue Gérard Mey
lan : celle d’un conducteur de bus
« Gloria Mundi » ne
s’échappe jamais
du présent, celui
de la disparition
du salariat et
de la dissolution
des solidarités
mis à pied (JeanPierre Darrous
sin), d’un chauffeur Uber mal
assuré (Robinson Stévenin),
d’une femme de ménage qui ne
veut pas faire grève (Ariane Asca
ride), d’une vendeuse en CDD
(Anaïs Demoustier) ou d’un
jeune couple qui tient un mo
derne montdepiété (Grégoire
LeprinceRinguet et Lola Nay
mark). Au lieu de s’accumuler en
une déploration, ces histoires
s’activent les unes les autres pour
former une des images les plus
saisissantes que l’on ait vues ces
derniers temps de la société fran
çaise. Reste à savoir lequel de ces
camps se nourrira de Lions.
thomas sotinel
Martin Eden en salle le 16 octobre.
Adults in the Room, le 6 novembre.
Gloria Mundi, le 27 novembre.
Cuban Network, le 22 janvier 2020.
The Laundromat, sur Netflix, le
18 octobre
« Face aux platesformes,
je suis plutôt pour
la dérégulation »
Le directeur artistique de la Mostra de Venise
s’exprime sur les enjeux du cinéma de demain
ENTRETIEN
venise envoyé spécial
E
n à peine une dizaine d’an
nées (il est redevenu direc
teur artistique de la Mostra
en 2011, après avoir occupé ce
poste entre 1998 et 2002), Alberto
Barbera, 69 ans, a fait du festival
italien l’étape obligée des produc
tions américaines candidates à
l’Oscar, et, plus récemment, le port
d’attache des films Netflix en Eu
rope. A quelques heures de la pro
clamation du palmarès, il s’expli
que sur la direction qu’il a impri
mée à la plus vieille manifestation
cinématographique du monde.
Qu’estce qui caractérise
cette édition de la Mostra?
Le seul critère pour construire
une édition, et choisir les films,
c’est l’absence de préjugés. On
n’arrivera pas à comprendre ce
que sera le cinéma de demain si on
continue d’appliquer les catégo
ries critiques de la seconde moitié
du XXe siècle, comme l’idée de ci
néma d’auteur. Sinon, on risque
de se couper d’une partie impor
tante du cinéma contemporain.
Joker peut servir d’exemple en la
matière. C’est un film qui fait par
tie de la saga « Batman », dont l’ori
gine est la bande dessinée. Mais le
travail de Todd Phillips en fait
quelque chose d’autre, un film qui
n’est pas ce qu’on pouvait atten
dre, ambitieux, qui est aussi un ré
vélateur de la situation du cinéma
américain contemporain.
Celleci se caractérise par le
déclin de l’exploitation en salle
au profit des platesformes.
Les festivals ontils vocation
à peser sur cette situation?
Leur rôle est marginal, nous
n’avons pas la force d’imposer une
manière de coexister aux compo
santes de l’industrie (producteurs,
distributeurs, platesformes). Je
suis sûr que le cinéma en salle con
tinuera d’exister. Les nouveaux ac
teurs (Disney, Warner, Apple) ne
peuvent pas renoncer à la salle. Il y
aura de gros investissements dans
la production de films. Le cinéma
d’auteur en profitera.
Il ne servirait donc à rien que les
grands festivals européens adop
tent une position commune?
Il faut se battre pour défendre la
salle, l’expérience du festival con
tribue à garantir la perpétuation
de l’expérience de la salle et à y ini
tier le jeune public. Mais Netflix
est entré dans l’association des
producteurs américains. Si Netflix
aujourd’hui, ou Apple demain,
soumet un film, on le refuse? L’an
prochain, les termes du débat
auront changé. Je suis plutôt pour
la dérégulation que pour imposer
des règles qui risquent d’être dé
passées dans quelques mois.
Les trois films italiens en com
pétition sont parmi les plus
audacieux formellement de
votre sélection. Qu’estce que
cela dit de la situation
du cinéma dans votre pays?
L’état du cinéma italien n’est pas
aussi brillant que pourraient le
laisser penser les sélections de
Cannes ou de Venise, avec des
films de Garrone, Sorrentino ou
Bellocchio ou de jeunes réalisa
teurs comme Pietro Marcello. Ces
dernières années, on est passé de
120 à 250 films, une aberration par
rapport à la capacité du marché.
Deux tiers de ces films ne sorti
ront jamais. J’ai vu 186 films ita
liens pour Venise, la plupart irre
gardables. Je suis quand même op
timiste. Le Traître, de Bellocchio,
sorti cet été, a très bien marché.
propos recueillis par t. s. 02.09.2019 14:40 (tx_vecto) PDF_1.3_PDFX_1a_2001 300dpi YMCK ISOnewspaper26v4 GMGv