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| Dossier
Vendredi 6 septembre 2019
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Joyce Carol Oates
à la vie, à la mort
« Un livre de martyrs américains » : à la fin des années 1990, en Ohio,
un médecin pratiquant des avortements est assassiné par un
fanatique chrétien. C’est le point de départ d’un splendide roman
familial et politique, où tout est plus complexe et nuancé
qu’il n’y paraît. L’écrivaine y déploie tout son talent
pour brosser le portrait de ces EtatsUnis épuisés de rancœur
« POURQUOI VOTRE ÉCRITURE EST
ELLE SI VIOLENTE? » Tel est le titre
d’un texte rédigé par Joyce Carol
Oates dans les années 1980 et repris
en 2017 dans le « Cahier de l’Herne »
qui lui est consacré. L’auteure de
Blonde s’y agace : cette question lui
colle à la peau. On ne cesse de la lui
poser partout où elle parle de son
œuvre. Et souvent, ironiquement,
dans les lieux les plus épouvanta
blement éprouvés par l’histoire. On
la lui poserait à Hiroshima si elle y
allait! « Lorsque je souligne que mon
écriture n’est pas violente de manière
explicite, mais que, la plupart du
temps, elle décrit le phénomène de la
violence et ses conséquences, un peu
à la façon des dramaturges grecs ;
lorsque je souligne que, en tout cas,
l’écriture est un langage et que, la
plupart du temps, elle traite du lan
gage plutôt que d’un sujet, l’inter
viewer hoche la tête et prend des
notes puis il s’enquiert de mon en
fance : atelle été tragique? La vie
m’atelle fait trembler? »
Les lecteurs de « JCO » savent bien à
quel point le monde réel peut être
terrifiant. Ce qui les intrigue, au fond,
c’est comment une petite dame
fluette, avec son air de ne pas y toucher
et ses yeux candides derrière ses lunet
tes immenses, arrive à semer dans ses
pages autant d’effroi et de chaos. Mais
où vatelle chercher tout ça?
La mort et la petite enfance
On se prend à se poser une fois de
plus la question à la lecture du Maître
des poupées, qui rassemble six nou
velles parues dans diverses publica
tions américaines en 2015 et 2016. Ce
qui frappe d’abord, ce sont ces mon
des qui entrent en collision alors
qu’ils sont à l’opposé les uns des
autres et ne devraient, en principe,
jamais se rencontrer. La mort et la
petite enfance, le sang et les poupées,
l’urine et l’univers ouaté du luxe. Dès
les premières lignes, la peur s’installe.
« En voyant un bébé de près, on est
titillé par une sensation effrayante à
l’idée qu’il puisse arriver malheur à ce
bébé, explique le petit (et pervers ?)
narrateur du premier récit. Et c’est ce
que je ressentais pour Bébé Emily,
même si ce n’était qu’une poupée. »
Un soldat accusé de « meurtre raciste
fanatique », une adolescente agressée
par son cousin détraqué dans une
belle maison vide, une femme qui
comprend avec horreur les noirs
desseins de son mari à son encontre :
toutes ces « histoires terrifiantes » que
promet le soustitre s’intéressent à
l’irruption du macabre dans l’ordi
naire. Un effet de bascule qu’Oates
regarde à la loupe, en nous faisant
entrer dans les pensées de ses pré
dateurs. Saisi entre leurs griffes, le
lecteur frissonne de fascination, de
plaisir, de peur. Et, tel l’Homo ameri
canus souvent décrit par Oates, finit
par voir la vie comme un grand mélo
drame gothique où la violence est à la
fois intensément hypnotique et
parfaitement banale.fl. n.
« JCO » nouvelliste : de bien noirs desseins
lola lafon
écrivaine
I
l est 7 h 26, ce matin de 1999 à
Broome, Ohio, et Gus Voorhees va
mourir dans quelques secondes,
ce médecin gynécologue que tou
tes les désemparées d’Amérique
viennent trouver en secret, lui
confiant qu’elles veulent avorter : « Parce
je ne peux dire à personne que je suis en
ceinte docteur,/ parce que je perdrai mon
travail,/ parce que le père est parti,/ parce
que le père est marié,/ parce que je ne sais
pas comment c’est arrivé,/ parce que c’est
mon oncle/ mon frère. »
Son assassin se rend aussitôt : Luther
Amos Dunphy, autoproclamé « soldat de
l’Armée de Dieu », a accompli sa mission :
éliminer les « tueurs de bébés » et faire
que cessent les « meurtres d’embryons ».
C’est mal connaître Joyce Carol Oates
que d’imaginer trouver dans Un livre de
martyrs américains un faceàface sim
pliste et douteux entre partisans du droit
à l’avortement et anti. Car l’écrivaine
possède comme aucune autre la science
des fausses pistes : si le tueur est l’illu
miné auquel on s’attend, le docteur, lui,
n’est pas le héros prévu ; ses convictions
mettent en danger sa famille, contrainte
de déménager au fur et à mesure que se
précisent les menaces dont il est la cible.
Oates examine l’héroïsme comme un
symptôme : si les causes sont nobles, les
raisons pour lesquelles on s’engage ne
sont pas limpides. « Il a pesé dans la
balance la probabilité de sa mort et la va
leur des services qu’il rendait aux femmes
qui avaient besoin de lui, et décidé que
cela en valait la peine, quoi qu’il arrive. Le
martyr parfait est suicidaire. » A ces hom
mes qui draguent la postérité quoi qu’il
en coûte à leur entourage, Oates n’offre
finalement qu’une place de figurants
mégalomanes, des martyrs volontaires
ou accidentels.
Des vivantes qui cherchent la sortie
Ce « courage » de son père assassiné,
Naomi Voorhees n’en a rien à faire :
« Etre en vie, voilà ce qui compte. » En
vie, mais laminées, les femmes sont des
survivantes : Jenna Voorhees est « souf
flée comme une chandelle » à l’annonce
de la mort de son mari. Edna Mae
Dunphy, la veuve du tueur, cette zélée
productrice d’enfants dévouée à Dieu,
gavée d’anxiolytiques, est « une poupée
de chiffon fatiguée ». Ce sont leurs filles
qui font de ce roman le livre de vivantes
qui cherchent la sortie, qui, chacune à
leur manière, refusent d’être « les en
fants du désastre ». « Nous étions des en
fants rendus méchants par le chagrin.
Nous étions des enfants au petit cœur
ratatiné et au sourire de tête de mort. »
Au travers du récit opposant les deux
familles, Joyce Carol Oates dissèque la
filiation, la transmission. Les enfants
accablés du poids des ambitions de leurs
parents, de leurs croyances et de leurs
haines. Les enfants impuissants à
condamner leurs parents ou ceux qui
passent leur vie à construire un mauso
lée à la mémoire de leur talent sont plus
proches qu’ils ne l’imaginent. Ces pères
sont terriblement inoubliables. Et si
oublier est impossible, alors il faut se
souvenir des absents dans leurs moin
dres détails. Naomi Voorhees se met en
quête de témoins qui l’aideraient à ré
pondre à cette question : son père atil
eu conscience de la dangerosité de ce
dans quoi il s’engageait, et si oui, atil
poursuivi par négligence ou par
héroïsme?
Oates déplie lentement le très beau
personnage de l’autre fille, celle du tueur,
Dawn Dunphy. Vouant une foi aveugle à
son père, harcelée et violée au collège,
cette errante fruste renonce aux mots
pour investir le geste : elle sera boxeuse,
le « marteau de Jésus ». De celles qu’on
fait maigrir et grossir à l’envi, de celles
que leur manager néglige de soigner
même si elles pissent le sang. Ouvrières,
mères célibataires, employées à mi
temps, on achève bien les jeunes corps
d’une Amérique épuisée de rancœur, à
qui il ne reste que ça : l’espoir que la
bagarre, à défaut de la révolution, sera
télévisée.
On sait Oates passionnée par la boxe, à
laquelle elle a consacré un court essai, De
la boxe (Stock, 1988). Si elle excelle à
écrire le combat, c’est le roman entier qui
me semble sous l’influence de l’upper
cut ; rythme des multiples points de
vue, narration entremêlant des strates
de la conscience et de l’inconscient des
personnages, paysages d’hématomes
célestes : « Des lambeaux de nuages hori
zontaux s’effilochaient dans le ciel. Un
croissant de soleil, pareil à un œuf ensan
glanté, allait sombrer sous l’horizon. »
Sobriété poétique lorsqu’elle évoque le
11 septembre 2001 : « Quand tant de gens
meurent, une mort cesse d’être singulière,
elle devient l’une de ces morts. La signifi
cation du “terrorisme” : la fin du cha
grin. » L’écrivaine tient à bout de bras et
dans ses bras chacun des personnages,
même ceux dont on imagine qu’ils lui
sont étrangers, comme Dunphy.
La mort, une affaire embarrassante
Il faut être de la trempe d’une Joyce
Carol Oates pour emprunter tant de dia
gonales sans jamais se perdre, il faut être
elle pour choisir que le débat sur l’avorte
ment ait lieu entre une mère – celle de
Voorhees – et son fils : « Ce qui compte,
c’est qu’une femme ait le droit d’avoir la
maîtrise de son corps, (...) le droit de faire
des erreurs. Au moins ce sont les siennes. »
Roman familial, d’apprentissage et ro
man politique dans l’examen qu’Oates
fait d’un capitalisme qui régit un terri
toire allant jusqu’à ses prisons, jusqu’à la
mort. La mort, ici, est une affaire embar
rassante qu’on abandonne à ceux qui
L’écrivaine tient à bout de
bras et dans ses bras chacun
des personnages, même
ceux dont on imagine qu’ils
lui sont étrangers, comme
l’assassin
le maître des poupées
et autres histoires terrifiantes
(The DollMaster
and Other Tales of Terror),
de Joyce Carol Oates,
traduit de l’anglais (EtatsUnis)
par Christine Auché,
Philippe Rey, 336 p., 22 €.
EXTRAIT
« Dis seulement un mot et
mon âme sera guérie.
Le Seigneur me le commanda.
Dans tout ce qui arriva, ce fut
Sa main qui ne faiblit pas.
Des cris éclatèrent : “Reculez !”
C’était Voorhes que le fusil
visait en premier. Le médecin
avorteur enjoignant d’une voix
rauque : “Reculez! Posez cette
arme !”
Et d’autres cris : “Non! Non !”
Le Seigneur exécuta mes mou
vements si vite que peur ou
alarme n’eurent pas le temps
d’apparaître dans les yeux de
l’ennemi. Il n’y eut pas de ter
reur, seulement une grande
stupeur. Quand je m’avançai
dans l’allée derrière le Dodge
des avorteurs, fusil épaulé et
canons levés, nombreux furent
ceux qui me regardèrent avec
étonnement et crainte, car il
était interdit par la loi aux ma
nifestants de se rassembler
dans l’allée (...) et voilà que l’un
de ceuxlà, de l’Armée de Dieu,
connu par certains pour être
Luther Dunphy, osait désobéir
(...) et sans une hésitation.
Guide ma main, Seigneur!
Fais que je n’échoue pas. »
un livre de martyrs
américains, pages 910