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Vendredi 6 septembre 2019
Critiques| Essais|
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« Voyager dans l’invisible », passionnante enquête ethnologique de Charles
Stépanoff, montre combien les chamanes sibériens ont à nous apprendre
Leçon de liberté venue de la toundra
Le shamane Yuri Ondar officie devant les membres d’une expédition archéologique à Tunnug, république de Touva, en Russie, en juillet 2019.
ARTYOM GEODAKYAN/TASS
nicolas weill
O
n les a appelées primitives,
mais les sociétés dites « pre
mières » témoignent souvent
d’une sophistication à faire
pâlir les nôtres. Si Voyager dans l’invisible,
grand livre d’ethnologie consacré au
chamanisme sibérien, ne cherchait qu’à
nous en convaincre, il aurait abon
damment rempli sa tâche, en montrant
comment les peuples d’Asie septentrio
nale ont su développer des technologies
d’imagination active, et non simplement
contemplative, permettant de voyager à
volonté dans une dimension du rêve et
de l’invisible que l’imaginaire atrophié
de notre modernité rend de moins en
moins accessible. Mais Charles Stépa
noff, spécialiste du chamanisme touva
(Sibérie du Sud), maître de conférences à
l’Ecole pratique des hautes études, à Pa
ris, va plus loin. Il propose, à partir de son
matériel de savant, une véritable leçon de
philosophie politique.
Images mentales
Il renoue par là avec une tradition de
l’anthropologie française, illustrée no
tamment par Pierre Clastres (19341977)
et reprise aujourd’hui par le chercheur
et militant anarchiste américain David
Graeber. Celleci entend puiser dans les
sociétés d’autrefois des modèles alterna
tifs au rétrécissement que la modernité
impose tant aux libertés qu’à l’imagina
tion. Sans céder pour autant au mythe du
« bon sauvage », ce courant se refuse à
réduire les mondes anciens à l’état de
curiosité exotique. Sous cette inspiration,
Stépanoff rejette aussi la célèbre lecture
que Mircea Eliade (19071986) fit du cha
manisme, dont l’historien des religions
limitait la richesse à la « transe extatique »
et dont un tourisme en vogue, porté ex
clusivement sur les plantes hallucinogè
nes, forme une sorte de prolongement.
Car le sorcier boréal ne délire pas,
pas plus qu’il ne simule. Il déploie au
contraire une culture contrôlée d’images
mentales qui rend poreuses les frontiè
res, trop tranchées par notre civilisation,
entre l’homme, l’animal, la nature et les
esprits. L’image illustrant cette fonction
leitmotiv du livre est celle de la radiogra
phie. L’art du chamane consiste en effet à
se rendre translucide afin d’ouvrir, dans
l’âpre immensité de la toundra, des hori
zons cosmiques et des « perceptions non
sensorielles » (oniriques ou mystiques).
D’où la centralité de son tambour, dont la
peau laisse passer la lumière comme une
membrane, ou de son étrange costume,
dont les lanières jouent avec le jour, et qui
reproduit symboliquement le squelette
du chamane. Chez ces peuples souvent
nomades et sans écriture, les accessoires
composent à la fois un code rigoureux
qui en tient lieu et la cartographie du
monde invisible que l’auteur nous aide à
décrypter dans ses détails.
Il est vrai que les traditions chamani
ques, détruites par le régime soviétique,
sont difficiles à reconstituer. Une telle
entreprise nécessite le recours aux récits
des voyageurs et ethnographes russes
qui y furent jadis confrontés. Charles
Stépanoff maîtrise cette littérature (la
première mention des chamanes se
trouvant dans une chronique chinoise
du Xe siècle). A tous ceux qui ont été ten
tés de considérer le chamanisme comme
la religion originelle et immuable des
sociétés indifférenciées et préhistori
ques, il présente un tableau diversifié et
surtout doté d’une histoire chargée d’en
seignement pour notre présent.
« Tente sombre » et « tente claire »
Cette histoire, celle de la substitution
progressive du « chamanisme hiérarchi
que » (propre aux peuples turcoaltaïques
d’Asie centrale, toungouses ou iakoutes)
à une version plus égalitaire et participa
tive, le « chamanisme hétérarchique » (par
exemple, celui des Youkaguirs du bassin
de la Kolyma, dans l’Est sibérien), Stépa
noff l’illustre par l’alternance entre deux
pratiques : la « tente sombre » d’une part,
où l’assistance plongée dans l’obscurité
participe de plainpied au voyage du cha
mane ; la « tente claire » d’autre part, où le
chamane en grande tenue officie comme
médiateur unique et exclusif avec l’au
delà, face à un public purement cantonné
à la contemplation. C’est dans l’expé
rience religieuse, et non dans la division
économique du travail, qu’apparaît la
première formation d’une élite magi
cienne dont la charge, désormais hérédi
taire, n’est plus ni révocable ni partagée.
Mais si le style hiérarchique a recouvert
une pratique plus conviviale et démo
crate, elle ne l’a pas tout à fait éliminé.
Par ce message optimiste qui résonne
dans notre contemporain, par l’élégance
de son style (à peine gâché par les nom
breuses coquilles laissées par l’éditeur),
par la prodigalité de ses narrations,
Voyager dans l’invisible réussit le tour de
force de réunir en un seul ouvrage le livre
de voyage et le livre érudit, l’étude théori
que et l’incitation à une rêverie qui s’est
perdue dans une imagination dirigée de
l’extérieur par l’art, la lecture ou le jeu
vidéo. « On ne s’ennuie jamais avec un
chamane », confie Stépanoff, qui parle
d’expérience. Heureux qui la partage
avec lui.
Réhabiliter la qualité de vie
Le philosophe Pascal Chabot imagine une nouvelle éthique fondée sur l’expérience des qualités sensibles. Respect
serge audier
L
a crise écologique boule
verse les cadres intellec
tuels qui ont soustendu
le devenir de nos sociétés.
Déjà affaibli, le grand récit du
« progrès » est au plus mal et
l’avenir devient illisible. La mode
actuelle de la « collapsologie »
tient sans doute moins au rêve
d’une vie alternative esquissé par
ses hérauts qu’à la panique d’un
effondrement généralisé.
Aussi fautil de l’audace pour
imaginer encore un nouvel hori
zon collectif de sens et une forme
inédite de progressisme, comme
le fait le philosophe belge Pascal
Chabot. Traité des libres qualités,
son nouveau livre, est en effet
une sorte de manifeste en faveur
d’une doctrine philosophicopo
litique, le « qualitarisme ».
Valoriser la qualité est pour lui
un geste profondément moderne
et, de fait, progressiste. La philo
sophie et la science, depuis Gali
lée et Descartes, ont « disquali
fié » l’expérience immédiate des
qualités sensibles au profit d’une
description quantitative et ma
thématique du monde. Mais, en
même temps, les Modernes n’ont
cessé de rechercher la qualité.
Les évolutions du mot depuis
l’Antiquité le signalent : tandis
que, chez Cicéron, « qualitas » se
borne à désigner le fait d’avoir
telle ou telle propriété, dès le
XVIIe siècle « qualité » connote un
être recommandable et agréable
- une personne estimable
comme un bon vin.
Se relier à autrui
Définir la qualité est certes
ardu, sinon impossible. Mais cha
cun ressent l’importance existen
tielle de ce « jenesaisquoi » qui
évoque une façon heureuse d’être
au monde et de se relier à autrui
dans le respect, l’amitié ou
l’amour. Car la qualité n’est pas
une propriété intrinsèque : elle se
joue dans la relation entre un su
jet et un objet, et entre les êtres
humains. Et comment ne pas voir
qu’elle anime nos désirs, mais
aussi nos frustrations – quand
nous souffrons du « merdique »?
A l’heure où le culte de la per
formance et du profit semble
tout noyer dans l’eau froide du
calcul égoïste, il
est urgent, plaide
l’auteur, de réha
biliter la « qualité
de vie » sous
quatre angles in
séparables : la
« dignité » de cha
cun, la « robus
tesse » ou solidité interne, le
« plaisir » – une vie sans sensua
lité est une vie mutilée – et, enfin,
la « relationnalité », ou l’ouver
ture aux autres et au monde.
Le qualitarisme est aussi et
surtout une éthique. Pascal Cha
bot en formule la maxime inspi
rée de Kant : « Agis de telle sorte
que la qualité de vie de chaque être
soit assurée et respectée », ce qui
signifie que « la qualité de vie pros
père où prospère celle de l’autre ».
Tout est ultimement lié
Dans le projet qualitariste, la
qualité ne saurait être un îlot
pour happy few jouissant de
quelques grammes de douceur
dans un monde de brutes. Les
luttes pour la « justice environne
mentale » ont montré que les
pays et les populations les plus
pauvres étaient de surcroît victi
mes des pollutions et des déchets
des plus riches. L’auteur plaide
donc pour une « qualité élargie »,
d’abord parce que tout est
ultimement lié – et aucun bunker
n’épargnera même les privilégiés
du désastre écologique –, ensuite
parce qu’il en va de la dignité
de tous.
C’est pourquoi le qualitarisme
sera aussi une politique. Dans ses
objectifs et ses modalités, celleci
devra concilier la qualité de vie et
la liberté pour tous les citoyens.
Et elle sera au service d’un projet
de société : des relations quoti
diennes de travail à la façon
de produire, de consommer ou
d’habiter, un immense chantier
de la qualité est ouvert – un chan
tier décarboné, tant l’essentiel
sera de réinventer un lien respec
tueux entre les êtres humains et
avec la Terre.
Armées mutantes
Officier et historien, Michel Goya
montre comment les armées se
sont transformées, au gré des
innovations et en fonction de
leurs ennemis. Ses analyses de la
mutation de l’armée prussienne
entre la bataille de Valmy (1792)
et celle de Sedan (1870), de la stra
tégie de bombardement adoptée
par les Alliés contre le IIIe Reich
et de la « schizophrénie tactique »
de l’armée française pendant la
guerre d’Algérie sont stimulantes.
Sa réévaluation du succès des
poilus au prix de la mutation
« la plus rapide de [l’]histoire »
de cette même armée, synthèse
d’un livre plus long, Les Vain
queurs (Tallandier, 2018), se révèle
moins convaincante, car elle
minore l’effondrement de l’armée
allemande. Après les lourdes
pertes subies entre mars et juillet
1918, celleci est frappée par une
grève larvée dont le poids dans
la victoire alliée doit
être pris en compte
au moins autant
que les assauts
français.
antoine flandrin
S’adapter pour
vaincre. Comment les
armées évoluent,
de Michel Goya,
Perrin, 384 p., 23 €.
Trois fois Uccello
Dans ses Vies des meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes, Giorgio
Vasari (15111574) livre une courte
biographie du peintre florentin di
Dono di Paolo, dit Paolo Uccello
(« oiseau ») (13971475). Trois siècles
plus tard, un chapitre des Vies ima
ginaires, de Marcel Schwob (1896),
et des passages de L’Ombilic des
limbes, d’Antonin Artaud (1925), en
donnent une version imaginaire.
Ce volume croise les trois textes,
qui se répondent pour dresser le
portrait d’un artiste excentrique,
passant sa vie dans la pauvreté,
reclus, à étudier la perspective.
Figure de la première Renaissance,
le défricheur acharné et mélancoli
que inspirera les symbolistes puis
les surréalistes. Marcel Schwob lui
invente une amante qu’il aurait
laissée mourir de faim, absorbé par
sa tâche. Sur le mode de l’identi
fication, Antonin Artaud imagine
quant à lui un « Paul les Oiseaux »
inadapté, sans sexualité, avec « une
voix imperceptible, une démarche
d’insecte, une robe trop grande ».
L’imaginaire littéraire recouvre
l’exactitude factuelle dans une
biographie composite qui ne
se donne qu’un but, mais le rem
plit avec finesse :
raviver la mémoire
d’Uccello.
antonella
francini
Vies de Paolo
Uccello, de Marcel
Schwob, Antonin Artaud
et Giorgio Vasari,
L’Eclat, « Eclats »,
62 p., 7 €.
traité
des libres
qualités,
de Pascal
Chabot,
PUF, 402 p.,
19,90 €.
EXTRAIT
« La prise de champignon
hallucinogène par les cha
manes chukch, koriak ou
khant est possible mais
jamais indispensable : le
voyage en esprit peut être
accompli avec ou sans. Les
effets neuropharmacologi
ques ne sont pour les cha
manes qu’un adjuvant de
l’expérience rituelle et non
son but. (...) Les arts chama
niques ne peuvent donc être
réduits à l’hallucination (...).
Ils mobilisent un continuum
de perceptions non sensoriel
les qui font partie du patri
moine le plus quotidien de
notre vie mentale, incluant le
rêve, la rêverie et le voyage
mental. C’est en ce sens que
l’on peut dire que nous
sommes tous des chamanes
potentiels. Sortir l’art chama
nique de son image patho
logique, c’est éviter de neu
traliser le potentiel subversif
dont il est porteur. »
voyager dans l’invisible,
pages 414415.
voyager dans l’invisible.
techniques chamaniques
de l’imagination,
de Charles Stépanoff,
préface de Philippe Descola,
La Découverte, « Les empêcheurs
de penser en rond », 468 p., 23 €.