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| Chroniques
Vendredi 6 septembre 2019
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JE NE VOUS APPRENDS RIEN, C’EST LA REN
TRÉE DES CLASSES ET UNE QUESTION ME
TARABUSTE : qu’estce que les inspecteurs
généraux de l’éducation nationale peuvent
bien trouver à Henri Beyle dit Stendhal
(17831842), alias le Grenoblois napoléoni
que, et plus précisément au Rouge et le
Noir, du même Grenoblois? (Bien évidem
ment, être grenoblois n’est pas du tout
honteux, je ne voudrais pas me fâcher avec
la bourgeoisie grenobloise, dont chacun
connaît la puissance de la vindicte et l’effi
cacité de la vengeance.) En ces temps où les
jeunes gens n’hésitent plus fréquemment
(on est en droit de le déplorer) entre le sa
bre et le goupillon, de telles lectures peu
vent leur sembler pour le
moins exotiques, voire pro
pices à provoquer chez nos
chères têtes blondes des
ronflements démesurés
plus souvent que des hurle
ments d’admiration. Même
les jeunes filles, pourtant
promptes à s’émouvoir,
diton, réprimeront un
long bâillement en lisant
les aventures de Julien So
rel au pays de l’amour et des usines de
clous. Attention, spoiler : Le Rouge et le Noir
finit mal. Très mal, même. Julien Sorel
meurt à la fin. Si si, je vous assure. Guillo
tiné, qui plus est. Pour un meurtre qu’il n’a
pas commis, puisque si Mme de Rênal
meurt elle aussi, c’est plouf plouf par ma
gie, en embrassant ses enfants et pas sous
les coups de pistolet de son (si peu) amant.
Mathilde conservera quelque temps la tête
de Julien sur sa coiffeuse, pour pouvoir la
regarder dans les yeux, ces yeux adorés,
puis finira par l’enterrer de ses mains sans
se casser un seul ongle – on n’y croit pas
une seconde.
AH, LA JOIE DES INSTRUCTIONS MINISTÉ
RIELLES! HEUREUSEMENT, IL NOUS RESTE
LA POÉSIE. Au programme : Les Fleurs du
mal, Les Contemplations et Alcools. Hugo,
Baudelaire et Apollinaire (18801918), voilà
qui donne envie de redevenir lycéen. Quel
bonheur que relire Alcools. Retrouver Clo
tilde, visiter de nouveau La Maison des
morts, suivre l’étrange Cortège, apercevoir
Marizibill dans la Haute
Rue à Cologne... « Je me
disais Guillaume il est
temps que tu viennes »,
et oui, il était temps,
Guillaume, que tu arri
ves dans la poésie, avec
ta subtile ironie et ta
mélancolie traînarde de
voyageur en modernité,
d’aviateur christique de
fonds de taverne : ta tris
tesse est un puissant alcool. « J’ai cueilli ce
brin de bruyère/ L’automne est morte sou
vienst’en/ Nous ne nous verrons plus sur
terre/ Odeur du temps brin de bruyère/ Et
souvienstoi que je t’attends. » Quel écho à
« la bruyère en fleurs » des Contemplations,
d’Hugo! Le deuil et l’ivresse traversent
cette poésie de personnages, poésie de
voix et de figures comme entrevues au
cours d’un long voyage – et on sait com
bien il est important de voyager lorsqu’on
est assis toute la journée sur une chaise
de lycée.
UN AUTRE VOYAGE IMMOBILE D’IMPOR
TANCE, C’EST CELUI DE MONTAIGNE (1533
1592) au Nouveau Monde – Montaigne
l’unique, dont la beauté de la pensée et la
liberté de la langue
plongent les essayistes
d’aujourd’hui dans une
mélancolie jalouse. Le
chapitre 31 des Essais,
« Des cannibales », pro
posé lui aussi aux ly
céens, en est un exemple
parfait. La réflexion
de Montaigne s’élance :
« Chacun appelle barba
rie ce qui n’est pas de son
usage. » Ou, comme un viatique pour nos
temps troublés : « (...) il ne se trouva jamais
aucune opinion si déréglée qui excusat la
trahison, la desloyauté, la tyrannie, la
cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. »
Allez, bonne année! (scolaire).
Le Rouge et le Noir, de Stendhal,
GF, édition avec dossier, 672 p., 3,90 €.
Alcools, de Guillaume Apollinaire,
Hatier, « Classique & Cie. Lycée », 228 p., 2,95 €.
« Des cannibales » et « Des coches »,
de Montaigne, Folio+, « Lycée », 144 p., 3,20 €.
Vous avez quoi,
dans la tête?
LA LANGUE ORDINAIRE A DU
GÉNIE. Tout le monde le sait,
personne n’y prête suffisamment
attention. Il suffit pourtant
d’écouter les mots de tous les
jours pour en apprendre de belles.
Par exemple, les subtiles diffé
rences entre les usages du mot
« tête ». « Qu’astu donc dans la
tête? » peut signifier « quelle est
ton intention secrète? », mais
également « l’étourderie t’égare,
tu es incapable de réagir avec
pertinence ».
Avoir la tête ailleurs, se prendre
la tête, être une forte ou une mau
vaise tête, n’en faire qu’à sa tête...
indiquent respectivement la
distraction, la crispation, la
rébellion, le caprice. Selon les
contextes, « la tête » renvoie au ca
ractère, à l’esprit, à l’intelligence.
Elle implique parfois une forme
de sagesse pratique, d’àpropos et
de discernement – quali
tés d’une tête bien faite.
Mais comment se fabri
que une tête? Estelle le
produit d’un pur hasard,
qui fait naître géniaux les
uns, idiots les autres? Est
elle au contraire le
résultat d’une élabora
tion exigeante, d’une
transmission patiente?
S’adressant à de jeunes lecteurs,
n’usant que de termes courants,
le philosophe Denis Kam
bouchner démêle ces questions
avec clarté. En peu de pages, ac
cessibles et nourrissantes, il pré
cise ce qui caractérise une tête hu
maine à la fois bien construite et
libre. Ce n’est pas une affaire de
don. La loterie génétique n’y est
pour rien, ou presque. L’appren
tissage et l’exercice, en revanche,
sont décisifs.
Car une tête agile et nette est
l’aboutissement d’une éducation
et d’une culture, lesquelles de
meurent stériles quand elles ne
sont pas intensives. Beaucoup
apprendre, beaucoup s’exercer,
voilà la clé. Cet entraînement
n’emplit pas la tête d’informa
tions, ne l’encombre pas de
connaissances amoncelées. Une
tête qui marche est constituée
avant tout d’idées claires, insiste
le philosophe, qui a consacré à
Descartes une grande part de sa
vie. La clarté empêche les aveugle
ments de la haine. Elle a partie liée
avec le sérieux et l’attention et
sait se nourrir de ce qui est beau.
« Donner les mots »
Dans le même volume, un se
cond essai s’adresse aux adultes
et traite de l’école et de l’éduca
tion. Que devraientelles trans
mettre? Des valeurs? C’est un
leurre. Plutôt une « atmosphère »,
induisant des habitudes intellec
tuelles. Plus encore qu’« édu
quer », « former des citoyens »,
« instruire » ou encore « cultiver »
- réponses qui se heurtent cha
cune à des objections connues –,
la tâche essentielle, selon Denis
Kambouchner, est de « donner les
mots ». C’est par les mots mis à
sa disposition qu’on permet à
chacun d’apprendre, de créer, de
penser, de grandir.
Ce petit livre, incisif et bien
venu, risque de ne pas plaire à
tous. Le philosophe y bouscule en
effet allégrement quelques dog
mes sociopédagogiques qui sont
à ses yeux des erreurs funestes.
Toutefois, ce qui demeure le plus
frappant est de constater com
bien ce chercheur de haut vol,
pilier de l’Université, professeur à
la Sorbonne, ancien président du
jury d’agrégation de philosophie,
sait écrire simple. Visiblement, il
fait confiance au génie des mots
ordinaires. Il sait que penser
n’implique pas de jargonner, et
que réfléchir n’exige pas d’être
obscur. Voilà des signes de bonne
santé. Ou, si l’on préfère, de tête
sur les épaules.
IL EXISTE DES PHRASES QUE L’ON COM
PREND AUSSITÔT, toujours, partout, des
écrans de néant où se projette une peur
universelle. Par exemple : « Je ne pourrai
plus embrasser la femme que j’aime ni
étreindre mes enfants », ou bien : « Je ne
reverrai plus le monde ». Cette angois
sante prédiction a été choisie pour titre
du recueil de textes écrits en prison par le
journaliste et écrivain turc Ahmet Altan,
accusé de complicité dans le putsch man
qué de juillet 2016 et condamné à la per
pétuité le 16 février 2018.
Mais ce qui nous fait éprouver physi
quement la détention sans raison ni jus
tice qu’il subit tous les jours depuis trois
ans, ce sont des choses d’appa
rence plus anodine, des gestes
dont nous ne savions même
pas qu’ils étaient des privi
lèges. Ainsi, lorsque Ahmet
Altan écrit : « Je n’ouvrirai plus
jamais une porte moimême »,
nous restons incrédules, avant
que cette phrase toute simple
ne nous fasse empoigner la
sensation charnelle de notre
propre liberté. De même quand il
constate qu’il n’y a aucun miroir en pri
son, ce qui lui signifie son effacement
d’entre les hommes, il s’adresse à nous,
lecteurs, frères humains : « Ce visage que
mille fois par jour vous voyez reflété dans
le miroir, les vitrines des magasins, les sols
brillants, l’écran de votre téléphone (...),
vous en avez tellement l’habitude que
vous finissez par oublier que c’est un mira
cle de voir votre visage. »
Si le corps est soumis à de telles épreu
ves, à peine moins destructrices que la
faim, la brutalité, la soif, les forces de ré
sistance viennent de l’esprit. L’« esprit » :
ce mot revient sans cesse sous la plume
du prisonnier, qui se rappelle Epictète :
« Même quand notre corps devient
esclave, notre esprit demeure libre. » Alors
qu’il est menacé de sombrer « dans une
sorte de bouillie humaine sans identité »
où il n’est plus qu’un matricule, c’est son
esprit qui permet à l’homme sans miroir
de « garder la face » et à l’emmuré
d’ouvrir des portes pour se mettre hors
d’atteinte. L’une d’elles est celle de
l’ironie. Ahmet Altan la pousse à deux
battants dès le premier matin en propo
sant une tasse de thé aux policiers venus
l’arrêter : « C’est pas un potdevin, vous
pouvez en boire » ou, un peu plus tard, en
refusant une cigarette : « Merci, je ne
fume que quand je suis tendu » – il sourit,
et c’est aussi pour nous comme une
délivrance.
Au fil du temps et des textes, cepen
dant, quoique l’humour reste par éclairs
une échappatoire, la dérision ne pèse
guère face au « monstre de la réalité ».
Pour ne pas en être broyé, l’écrivain dis
pose de deux alliées : l’imagination et la
littérature, qu’il avait déjà célébrées dans
une lettre clandestine publiée par Le
Monde au moment de son procès, en
septembre 2017. La première lui permet
d’inventer des vies en brodant sur les
récits du bonheur passé que lui font ses
codétenus ou de savourer avec eux leur
plat préféré – un Adana kebab, une
pizza... – en jetant leur nom en l’air, car
les mots deviennent nourriture. La puis
sance du souvenir lui fait revoir et res
pirer les mimosas tant aimés ou sentir la
neige sous ses pas dans sa cellule à la
chaleur étouffante. Les rêves de la nuit
l’emmènent vers les rives du Danube,
entrouvrent les portes dérobées de l’in
conscient, des fantasmes accueillent son
désir : « Pas un matin je ne me suis éveillé
en prison », assuretil.
Cette merveilleuse capacité d’oubli est
cependant minée par l’insistance du réel.
La lâcheté et la bêtise font assaut dès les
premiers interrogatoires où lui sont noti
fiés des chefs d’inculpation incohérents
et contradictoires. Le mal – « la vilenie »,
« la méchanceté pure » – apparaît à l’occa
sion d’un pseudoexamen médical sous
les traits d’une jeune femme pieuse qui
traite l’intellectuel athée comme « une
sorte de rien ». La perception du temps –
bloc, reptile – se modifie jusqu’à l’effroi et
le manque des êtres chers est indescripti
ble. Difficile, alors, de ne pas devenir fou,
même si l’envie de lutter persiste, car « il
est une chose à laquelle on ne peut pas se
préparer : l’absence totale d’espoir ».
Quant à la littérature, ce sont d’abord
les souvenirs de lectures dont l’écrivain
tire secours. Elles transforment les bu
reaucrates qui le harcèlent en « petits
fonctionnaires de Gogol » ; telle réminis
cence de Borgès, Brodsky ou Canetti sou
lève le couvercle de son « “cercueil”, TIRE
LE VERROU DE SA “cage” ». Puis arrive ce
bonheur souvent décrit dans les témoi
gnages carcéraux : la possibilité de lire.
« Je n’étais pas fini, je n’étais pas aban
donné, je n’étais pas perdu./ J’avais un
livre. » L’ouvrage de Tolstoï qu’on lui
donne a beau ne pas être son meilleur, il
accomplit les bienfaits d’une « fée ».
Enfin, et surtout, la porte capitale
ouvre cette « pièce invisible où per
sonne ne peut entrer que moi », la
chambre d’écriture où il reconquiert sa
liberté intérieure en défiant ses bour
reaux : « Je sais écrire dans le noir
aussi. » Le 5 juillet, la Cour suprême de
Turquie a cassé la condamnation à vie
d’Ahmet Altan, mais il reste incarcéré.
Si son livre de combat témoigne à cha
que page du pouvoir passemuraille de
la littérature, il nous tend aussi un mi
roir où nous pouvons apercevoir le
danger qui guette toute société dès lors
qu’elle laisse mourir la démocratie.
ILLUSTRATION FRANCESCA CAPELLINI
Pour ne pas être broyé
par le « monstre de
la réalité », le journaliste
et écrivain turc en
prison dispose de deux
alliées : l’imagination
et la littérature
je ne reverrai plus
le monde.
textes de prison
(Dunyayi bir daha
Görmeyecegim),
d’Ahmet Altan,
traduit du turc par Julien
Lapeyre de Cabanes,
Actes Sud, 220 p., 18,50 €.
quelque chose
dans la tête,
suivi de vous
avez dit
transmettre ?,
de Denis
Kambouchner,
Flammarion,
152 p., 16 €.
Altan, le passe muraille
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS DES POCHES
SOUS LES YEUX
MATHIAS ÉNARD
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY