Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

8 |france VENDREDI 6 SEPTEMBRE 2019


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Quand un village décide d’ouvrir son école privée


LES DÉFIS DE L’ÉCOLE  4 | 5 Depuis la rentrée, La Bussière (Vienne) n’est plus un désert scolaire, comme tant de campagnes


H


uit petites blou­
ses alignées sur
des cintres. Des
chaises, des ta­
bles, des pots à
stylos... Vingt­
huit ans que La Bussière (Vienne)
n’avait pas vu ça. Ce village de
320 habitants a vu son école fer­
mer en 1991. Depuis, ses enfants
faisaient chaque jour des dizaines
de kilomètres pour aller en classe
dans ce que l’éducation nationale
appelle, dans son jargon, le re­
groupement pédagogique inter­
communal (RPI). Lundi 2 septem­
bre, la rentrée scolaire a eu lieu, à
nouveau, dans ce village qu’Eric
Viaud, son maire (sans étiquette),
a vu mourir petit à petit.
L’école, la boulangerie, l’épice­
rie... Heureusement, il y a encore
le café­restaurant – propriété de
la mairie –, quelques artisans, un
agriculteur, un électricien et la
Sodifrex, une entreprise de mobi­
lier urbain. Chaque année, grâce
au tourisme, La Bussière revit aux
beaux jours, mais remeurt à
l’automne. Alors, vendredi
30 août, cet enfant du village
n’était pas peu fier d’inaugurer
l’école privée Gilbert­Bécaud (le
chanteur avait élu domicile dans
la commune).
Habitants, voisins des alentours,
anciens élèves : ils étaient une cen­
taine et pour rien au monde, ils
n’auraient manqué ça. Deux jours
plus tard, huit écoliers de 3 à 11 ans
passaient le seuil de la classe uni­
que avec Chloé Chevalier. Après
trois ans dans le privé, où elle était
suppléante, la jeune femme de
25 ans a déjà assuré tous les ni­
veaux, mais jamais en même
temps. Un beau « challenge », re­
connaît celle que les enfants, qui
se sont emparés des gros jeux en
bois de kermesse, appellent déjà
« maîtresse ».

Une dizaine de volontaires
A l’heure où les fermetures de
classes rythment la vie des cam­
pagnes, comment a­t­on réussi à
ouvrir une école? On pourrait ré­
sumer ce tour de force à une ren­
contre. Celle d’Eric Viaud, qui, à
peine élu en 2014, avait ce projet
en tête, et de Pélagie Boufrioua,
néorurale installée à La Bussière
en 2016. « Nos amis trouvaient
que c’était génial chez nous, mais
ils nous disaient : “Mais y a rien!
On viendra pas” », se souvient
celle qui habitait il y a encore
quelques années à Fontainebleau

(Seine­et­Marne). Cette maman
de trois enfants souhaitait une
« autre » école pour eux et avait
opté pour l’enseignement à la
maison, quand d’autres scolari­
saient les leurs dans les établisse­
ments alentour, à Nalliers, Saint­
Savin, Chauvigny.
En octobre 2018, l’association
Villa Scholae – « l’école au cœur
du village » en latin – est créée.
Pas une association de parents,
souligne la trentenaire. Mais une
association de gestion profes­
sionnelle, qui réunit les compé­
tences d’une dizaine de volon­
taires du village et des environs,

bénévoles – compétences juridi­
ques, commerciales, en gestion,
en RH et en communication. Et
les réseaux des uns et des autres.
L’ambition est d’ouvrir l’école
en septembre. Les réunions se
multiplient. Le projet s’affine.
L’école Gilbert­Bécaud sera un éta­
blissement privé hors contrat, laï­
que, régie par la loi Gatel de 2018 :
pour lutter contre des parents qui
voudraient s’improviser ensei­
gnants et surtout contre les écoles
confessionnelles à l’enseigne­
ment trop radical, le gouverne­
ment a décidé de durcir les
conditions d’ouverture. Désor­
mais, le rectorat a trois mois pour
donner son accord. La loi prévoit
aussi un contrôle annuel des ser­
vices par l’éducation nationale.
« Notre idée était de créer une école
qui s’insère dans la nature, avec des
pédagogies alternatives Montes­
sori et Freinet, mais qui suive aussi
le socle commun des connaissan­
ces », précise Pélagie Boufrioua.
L’accord du rectorat arrive en avril.
Au fil des réunions, il a fallu
lever les inquiétudes. L’enthou­

siasme est là, mais des réticences
s’expriment : l’école publique est
un droit, alors pourquoi payer
pour s’instruire (210 euros par
mois sans compter la cantine,
4,95 euros par jour)? Et puis ne va­
t­on pas fragiliser les écoles voisi­
nes si on en retire nos enfants ?,
s’inquiètent certaines familles.

Cantine au café-restaurant
Résultat : sur les huit élèves ins­
crits, quatre habitent le village, et
deux nouveaux élèves devraient
arriver en octobre. Damien, qui ré­
side à Bonnes, à 20 km de La Bus­
sière, a sauté le pas, séduit par le
projet. Il ne voulait pas d’un « par­
cours traditionnel » pour son fils
Côme. A 3 ans, il sera le plus jeune
de l’école. « Ils vont être trop bien,
ici », lâche Aurélie, agricultrice de
32 ans, qui vient, elle, de Béthines,
à 20 km également, et dont deux
enfants ont fait leur rentrée à
l’école Gilbert­Bécaud. Elle attend
juste de voir, à la fin de l’année, si
cela « tient » financièrement.
Pour en arriver là, c’est tout le vil­
lage qui a retroussé ses manches.

Durant l’été, Yves, un chauffeur
routier à la retraite qui habite quel­
ques maisons derrière l’école, a fa­
briqué les meubles en bois. Toutes
les « couturières » du village ont
sorti leur machine pour faire les
blouses des enfants. Le maire a ac­
cepté de sous­louer à l’association
les locaux de l’ancienne école,
pour 100 euros symboliques par
mois, situés en plein centre du
bourg, à côté d’un jardin arboré
qui sera la cour. Ordinateurs et im­
primante ont été donnés. Et c’est
chez Philippe, au café­restaurant,
que les enfants iront déjeuner
tous les midis. « Ce village était re­
croquevillé sur lui­même. Son cœur
s’est remis à battre », se réjouit
Pélagie Boufrioua.
Elle assure que le budget de
45 000 euros nécessaire pour te­
nir l’année est quasiment bouclé.
En quelques semaines, 7 000 eu­
ros ont été récoltés grâce à une
campagne de crowdfunding ; le
mécénat est en cours de fina­
lisation avec plusieurs grandes
entreprises ; ou encore la de­
mande d’un soutien à la Fonda­

tion pour l’école (qui promeut les
écoles hors contrat, « indépendan­
tes »)... Pélagie Boufrioua espère le
modèle pérenne.
Même si le phénomène reste
encore marginal – les écoles hors
contrat ne concernent qu’environ
75 000 élèves sur 12 millions –, il
se développe très rapidement
(800 établissements en 2010,
1 300 en 2017), et les communes
rurales y ont recours ces dernières
années, faute d’effectifs suffi­
sants pour maintenir une école
publique. Céré­la­Ronde (Indre­et­
Loire), Préchac­sur­Adour (Gers),
Molières (Lot)... Et la liste pour­
rait s’allonger.
Pour Eric Viaud, il ne faut pas y
voir une « guerre des écoles ». Fer­
vent soutien de l’école publique et
des RPI, il estime néanmoins que
« si la République ne vient pas à
moi », il faut « prendre le taureau
par les cornes et créer une école,
parce qu’une école, c’est la vie ».
Désormais, ses habitants ont un
« double choix » possible, « entre
l’école publique et l’école privée » :
« Mais rien n’est fini, tout com­
mence, ce sera un combat de tous
les jours pour garder cette école. »
En mai, Emmanuel Macron s’est
engagé à ce qu’il n’y ait plus de
fermetures d’écoles sans accord
préalable du maire de la com­
mune, d’ici à la fin du quinquen­
nat. « A la rentrée 2019, 63 écoles
ont fermé en zone rurale à la de­
mande des maires », indique­t­on
au ministère de l’éducation natio­
nale, qui précise : « On sait com­
bien c’est important une école dans
un village, alors, s’il y a un projet
qui respecte les valeurs de la loi Ga­
tel, il vaut mieux une école hors
contrat que pas d’école du tout. »
nathalie brafman
et camille stromboni

Prochain article L’école face
aux inégalités

AGATHE DAYHOT

Pour les petits collèges ruraux, la survie impose d’être inventif


Difficulté à conserver des équipes stables, classes de plusieurs niveaux... Les établissements de moins de cent élèves sont fragiles


clermont­ferrand ­
correspondant

C


inq élèves. C’est l’effectif
de la classe de 6e du col­
lège Alexandre­Vialatte à
Saint­Amant­Roche­Savine, dans
le Puy­de­Dôme. Classe est un
bien grand mot : il faut plutôt par­
ler de niveau, puisque les élèves de
6 e font classe commune avec leurs
dix camarades de 5e. Il en va de
même pour les neuf de 4e qui sont
regroupés avec les treize de 3e. « La
rentrée est difficile, s’agace Marie
Chassaigne, mère d’une élève de
4 e et fille du député communiste
André Chassaigne, ancien princi­
pal du collège. Il a fallu nous battre
pour obtenir que la classe soit dé­
doublée pour les matières du bre­
vet. Pour les enseignants, ce n’est
pas du tout évident de gérer des
classes avec deux niveaux. »
Avec ses 37 élèves, l’établisse­
ment est un concentré des problè­
mes qui se posent aux collèges ru­
raux. Spécialement à ceux qui
comptent moins de 100 élèves.
A la rentrée 2018, ils étaient cin­

quante en France pour un effectif
de 3 866 élèves. L’académie de
Clermont­Ferrand en compte
seize dont sept dans le Puy­de­
Dôme. Confrontés à une démogra­
phie chancelante, ils sont fragiles.

« Revivifier les territoires »
« La question de l’avenir de ces
établissements ne se pose pas,
affirme pourtant Benoît Vers­
chaeve, le secrétaire général du
rectorat de Clermont­Ferrand.
Les élèves concernés bénéficient de
la même offre pédagogique que
tous les autres élèves. » Ne rencon­
trent­ils pas, tout de même, des
difficultés spécifiques? « On peut
s’interroger sur la pertinence d’une
classe de cinq élèves », reconnaît
M. Verschaeve, qui s’empresse de
renvoyer le problème aux élus lo­
caux, en précisant que les déci­
sions d’ouverture et de fermeture
relèvent de la compétence des
conseils départementaux.
Du point de vue des ensei­
gnants, souvent à cheval sur plu­
sieurs collèges, la situation est
difficile. L’exemple de Saint­

Amant­Roche­Savine illustre la
difficulté à constituer des équipes
pédagogiques stables dans le
temps. « Il n’y a qu’un seul prof ti­
tulaire, les autres sont des rempla­
çants ou des contractuels », af­
firme Marie Chassaigne. Ce qui
suscite la défiance de beaucoup
de parents qui développent des
stratégies de fuite, en particulier
par le jeu des options.
« La moitié des élèves du secteur
de Saint­Amant bénéficient de dé­
rogations pour être scolarisés dans
d’autres collèges », poursuit Marie
Chassaigne. Ces fragilités annon­
cent souvent des disparitions.
Au cours des dernières années,
quatre petits collèges ont ainsi été
rayés de la carte scolaire du dépar­
tement. « C’est le résultat de la poli­
tique du chien crevé au fil de l’eau »,
estime André Chassaigne.
Les élus ruraux sont prompts
à brandir les nécessités de l’amé­
nagement du territoire pour dé­
fendre leurs établissements. « Les
collèges sont faits pour les élèves et
pas pour les élus locaux, met en
garde Jean­Yves Gouttebel, le pré­

sident macroniste du conseil
départemental du Puy­de­Dôme.
Il faut que les effectifs soient suffi­
samment consistants. »
Auteur d’un rapport sur l’in­
ternat du XXIe siècle remis en
mars 2018 au ministre de l’éduca­
tion nationale, M. Gouttebel es­
time qu’il y a là un moyen de
conforter les petits établis­
sements et de « revivifier les terri­
toires ». Et de citer l’exemple du
collège de Marciac, dans le Gers,

qui s’est appuyé sur le festival de
jazz pour ouvrir un internat
autour de la musique. Résultat :
les effectifs ont doublé.
A l’inverse du rectorat de
Clermont­Ferrand, l’inspection
générale de l’éducation nationale
estime que « le devenir des petits
collèges est posé ». Selon un rap­
port de juillet 2018, la question est
d’autant plus aiguë qu’il n’y a
« pas de stratégie d’ensemble de
réussite des élèves en milieu ru­
ral ». L’inspection générale re­
commande d’« adopter un dispo­
sitif explicitement différencié pour
les élèves et les établissements de
certains territoires ruraux ».
Cette position conforte le col­
lectif « collège rural, collège vi­
tal », créé au printemps, et qui fé­
dère déjà des parents d’élèves,
des élus et des enseignants im­
pliqués dans 47 collèges de
moins de 100 élèves. « Nous de­
mandons l’arrêt des fermetures
des petits collèges, le maintien
d’une classe par niveau et l’octroi
de moyens supplémentaires »,
liste Marie Chassaigne.

« Nous avons besoin d’un statut
administratif dérogatoire pour
faire vivre nos collèges », ajoute
Pierre Morel­A­L’Huissier, dé­
puté (UDI, Agir et indépendants)
de la Lozère et membre du col­
lectif. Avec huit collèges publics
de moins de 100 élèves sur les
dix­sept du département, la Lo­
zère est en première ligne.
« Nous avons la particularité
d’être un département à la fois
très rural et très montagneux,
d’où la nécessité de maintenir
un réseau de petits collèges »,
note Pascal Clément, le directeur
départemental de l’éducation
nationale, qui met en avant
« une volonté d’innovation de
tous les acteurs » : « Notre straté­
gie repose sur le développement
des internats et sur des projets
éducatifs d’ouverture au monde,
que ce soit sur le plan culturel ou
sportif. » Selon M. Clément, cela
paie : « Nous avons le meilleur
taux de réussite au brevet des
collèges de toute l’académie de
Montpellier. »
manuel armand

« Notre stratégie
repose sur le
développement
des internats et
sur des projets
éducatifs
d’ouverture
au monde »
PASCAL CLÉMENT
directeur de l’éducation
nationale en Lozère

Le phénomène
reste marginal,
mais se
développe
rapidement.
800 écoles
hors contrat ont
ouvert en 2010,
1 300 en 2017

« Ce village était
recroquevillé
sur lui-même.
Son cœur s’est
remis à battre »
PÉLAGIE BOUFRIOUA
habitante de La Bussière
à l’initiative du projet
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