Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

26 |idées SAMEDI 31 AOÛT 2019


0123


Emmanuelle Saulnier-Cassia Boris Johnson respecte la lettre


mais pas l’esprit de la Constitution britannique


La professeure de droit public et spécialiste


du Brexit explique pourquoi la décision du premier


ministre de suspendre le Parlement fait scandale


L


a prorogation (« suspension ») du
Parlement au Royaume­Uni est une
procédure classique marquant le
terme d’une session parlementaire
avant l’ouverture de la suivante, qui com­
mence après les débats sur le discours de la
reine. Si la cérémonie qui caractérise cette
suspension est aussi fastueuse qu’extrême­
ment normée, son déclenchement est sim­
ple et sa pratique souple. Le droit britanni­
que, en particulier parlementaire, est ainsi
fait, savant mélange de traditions et d’appa­
rat. Si le Royaume­Uni n’a pas de Constitu­
tion écrite, des règles constitutionnelles
existent à travers des traditions, des princi­
pes, ce que l’on appelle aussi des conven­
tions de la Constitution. Autant d’éléments
qui doivent être adaptés au contexte
contemporain, dont les enjeux sont rare­
ment aussi cruciaux que celui du Brexit.
Le premier ministre Boris Johnson a an­
noncé le 28 août sa décision, prévoyant que
le Parlement soit suspendu pendant envi­
ron cinq semaines, c’est­à­dire du 9 ou
12 septembre jusqu’au 14 octobre, soit deux
semaines avant la date prévue pour la sortie
du Royaume­Uni de l’Union européenne.
Certes, il ne fait aucun doute que cette déci­
sion respecte le droit parlementaire à la let­

tre. En revanche, il en est tout autrement à
l’égard de l’esprit de la Constitution. Elle
conduit sans son accord préalable à empê­
cher le Parlement et en particulier la Cham­
bre des communes de fonctionner. Le dé­
clenchement de la procédure est une préro­
gative royale, le Parlement n’a aucun
moyen constitutionnel d’y faire obstacle.
Les suspensions du Parlement durent ha­
bituellement une à deux semaines, entre
deux sessions. La suspension n’est cepen­
dant pas un simple sas de transition : elle a
pour effet à la fois d’empêcher toute action
parlementaire (tant législative que de con­
trôle de l’exécutif) pendant sa durée et de
vouer aux oubliettes toutes les discussions
législatives en cours qui n’ont pas déjà reçu
l’approbation royale. En l’occurrence, la du­
rée fixée n’est pas anodine car les stratégies
des opposants à un Brexit sans accord en
sont largement entravées.

Le Parlement doit servir de garde-fou
Qualifiée de « scandale constitutionnel » par
John Bercow, le speaker [président] de la
Chambre des communes, la manœuvre
politique a de quoi interroger. Des dizaines
de parlementaires outragés par la possibi­
lité d’une suspension, déjà évoquée au mois
d’août, s’étaient mobilisés pour contester
en justice cette éventualité devant la Court
of Session d’Ecosse, qui a la particularité de
siéger pendant l’été. Guidés par l’avocat
anti­Brexit Jo Maugham, ils ont à nouveau
réagi le 28 août en saisissant cette haute
cour écossaise d’une procédure d’urgence

pour solliciter une suspension juridiction­
nelle de la décision de Boris Johnson, tant
qu’elle ne se sera pas prononcée au fond
(une audience est prévue le 6 septembre).
Il est possible que le juge écossais statuant
en urgence, dont la décision était attendue
vendredi matin, leur donne raison et enjoi­
gne au premier ministre de retirer sa déci­
sion du 28 août, sans préjuger de ce que sera
le verdict sur le fond, même si, désormais,
l’ampleur de la manœuvre politique pour­
rait influencer l’appréciation de la Cour.
Dans cette hypothèse, les juges pourraient à
nouveau être traités par les tabloïds d’« en­
nemis du peuple ». Ce qualificatif avait déjà
été employé après la décision « Miller » de la
Cour suprême britannique, en 2016, don­
nant au Parlement un rôle dans le processus
du Brexit. Même si, dans l’absolu, une sus­
pension est légale et constitutionnelle, la
Cour écossaise pourrait estimer que celle­ci,
dans le contexte d’irréversibilité de la sortie
de l’UE sans accord et du fait de sa durée ex­
cessive, est en l’espèce inconstitutionnelle.
Empêcher les représentants du peuple de
se prononcer à deux semaines de la sortie
prévue du Royaume­Uni devrait être
considéré comme n’étant pas conforme au
respect des principes séculaires britanni­
ques de souveraineté parlementaire et de
Rule of Law [autorité de la loi].
Le contexte historique exceptionnel et
inédit devrait justifier un plein respect de
l’exercice tant de la fonction législative du
Parlement que de sa fonction de contrôle
ainsi que de son obligation de débattre des

pétitions de plus de 100 000 signatures,
telle celle mise en ligne ce même 28 août
demandant que le Parlement ne soit pas
suspendu tant que la période des négocia­
tions n’a pas été étendue ou le retrait de
l’Union européenne révoqué.
La capacité du Parlement à enrayer une ac­
tion irrémédiable de l’exécutif pour l’avenir
du pays doit être préservée, en n’entravant
artificiellement ni son pouvoir d’adopter
une loi empêchant une sortie sans accord de
l’Union européenne, ni celui de contraindre
le gouvernement à solliciter auprès de l’UE
une extension de la période de négociation.
Ce qui donnerait le temps d’organiser un ré­
férendum demandant au peuple britanni­
que s’il accepte ou pas une sortie sans ac­
cord. Même s’il a jusqu’à présent peu mon­
tré d’audace, le Parlement britannique,
démocratiquement élu, doit servir de garde­
fou. Il doit être le protecteur de l’intégrité
constitutionnelle du Royaume­Uni, dans les
ultimes moments d’une course contre la
montre, face à un premier ministre
va­t­en­guerre, se prenant pour le sauveur
du peuple britannique, et acceptant d’en sa­
crifier une partie sur l’autel de son fantasme
d’un destin personnel historique.

Emmanuelle Saulnier-Cassia est
professeure de droit public à l’université
de Versailles-Saint-Quentin

Yascha Mounk L’attaque la plus


flagrante contre la démocratie que


la Grande-Bretagne ait jamais connue


Boris Johnson joue la souveraineté du peuple contre


les institutions et provoque l’une des plus graves


crise auxquelles un pays occidental ait eu à faire face


à l’ère des populismes, analyse le politiste américain


D


epuis quelques mois, j’entends les
gens se demander si l’on peut dire
du nouveau premier ministre du
Royaume­Uni, Boris Johnson,
qu’il est un populiste autoritaire du
même acabit qu’un Donald Trump ou
qu’un Matteo Salvini. Comme ces der­
niers, M. Johnson multiplie les promes­
ses simplistes, encourage le culte de sa
personnalité et adore fustiger les élites
(alors même qu’il en fait partie). Néan­
moins, contrairement à MM. Trump et
Salvini, il cultive une image plutôt libé­
rale sur les questions sociales, ne cesse
de répéter qu’il aime apprendre, et pense
que la Grande­Bretagne peut tirer avan­
tage de certaines formes de diversité et
d’immigration. Les tenants de ces deux
points de vue peuvent citer des exem­
ples à l’appui de leurs thèses. En vérité, si
la réponse paraît aussi difficile, c’est
parce que la discussion part d’une mau­
vaise compréhension du populisme.
Les populistes peuvent prendre toutes
sortes de colorations idéologiques. Beau­
coup, notamment en Europe, appartien­
nent à l’extrême droite. D’autres, en
particulier en Amérique latine, sont d’ex­
trême gauche. Quelques­uns, comme
ceux du Mouvement 5 étoiles italien,
prétendent échapper aux catégories
politiques traditionnelles. Mais tous ont
en commun leur opposition au plura­
lisme inhérent à toute démocratie repré­
sentative : en affirmant haut et fort
qu’eux, et eux seuls, représentent le


peuple, les dirigeants populistes du
monde entier ôtent toute légitimité aux
institutions qui seraient en mesure de
contrebalancer leur pouvoir. C’est la
raison pour laquelle les populistes se re­
tournent si fréquemment contre les plus
anciennes traditions démocratiques.
En ce sens, la décision de Boris John­
son de suspendre le Parlement britanni­
que permet de cerner le personnage. En
empêchant la Chambre des communes
de délibérer sur le Brexit – ou de fournir
au nombre croissant de ses adversaires
parlementaires l’occasion de le faire
tomber –, M. Johnson montre qu’il se
considère comme un porte­parole plus

légitime de la volonté de ses conci­
toyens que l’institution qui, depuis trois
siècles, est chargée de l’exprimer. De
mémoire d’homme, c’est l’attaque la
plus flagrante contre la démocratie que
la Grande­Bretagne ait jamais connue,
et l’une des plus graves auxquelles un
pays occidental ait eu à faire face en
cette ère de populisme.
Quand David Cameron, l’ancien pre­
mier ministre, a voulu « crever l’abcès »
de l’euroscepticisme en organisant
en 2016 le référendum sur l’apparte­
nance de la Grande­Bretagne à l’Union
européenne (UE), il a sous­estimé la
possibilité que les électeurs profitent de
cette consultation pour exprimer leur
désapprobation à l’égard de la classe di­
rigeante. Personne n’ayant sérieu­
sement imaginé les conséquences
d’une victoire du « Leave », le référen­
dum a souffert d’un défaut de concep­
tion qui, depuis lors, n’a cessé de hanter
le pays : si ce qui allait se passer dans le
cas où la Grande­Bretagne votait pour
rester dans l’UE paraissait assez évident,
nul ne savait dans quelle voie s’engage­
rait le pays en cas de victoire des parti­
sans de la sortie.
Le référendum a donc déclenché un
conflit, sans précédent dans l’histoire
britannique, entre souveraineté popu­
laire et souveraineté parlementaire.
D’un côté, il y avait un mandat populaire
clair en faveur de la sortie. De l’autre, une
assemblée représentative – dont les
membres s’étaient majoritairement
opposés au Brexit – chargée de définir les
modalités de la future relation entre la
Grande­Bretagne et l’Europe.
Dans le débat hargneux qui s’en est
suivi, les eurosceptiques les plus radi­
caux ont appris à exploiter les argu­
ments en faveur de la souveraineté
populaire pour pilonner les institutions

du pays. Quand un tribunal a statué que
le Parlement devrait valider tout accord
conclu par le premier ministre avec l’UE,
le Daily Mail publia, le 4 novembre 2016,
la photo des trois juges responsables de
cette décision, accompagnée du titre :
« Ennemis du peuple ».

La volonté du peuple
Très vite, cette accusation est devenue
un refrain permanent dans le débat poli­
tique. A partir du moment où toute posi­
tion désapprouvée par les euroscepti­
ques les plus convaincus pouvait être
dénoncée comme une « trahison de la
volonté du peuple », les contours d’un fu­
tur « vrai » Brexit se durcissaient.
Dans ce contexte, les tentatives de The­
resa May pour conclure un accord accep­
table à la fois par certains anciens re­
mainers [ceux qui veulent rester dans
l’UE] et une majorité de leavers [ceux qui
veulent en sortir] étaient vouées à l’échec.
La recherche même d’un compromis a
fini par sembler dérisoire.
La longue chute de la première minis­
tre a permis le retour en scène du plus
ardent partisan d’un Brexit dur : Boris
Johnson. Comprenant la dynamique de
fond de la situation, M. Johnson a plaidé
sans relâche pour un Brexit dur et pris le
parti de la souveraineté populaire contre
la souveraineté parlementaire. Pour ré­
soudre l’impasse dans laquelle se trouve
le pays, il promet de défendre à tout prix
la volonté du peuple – tout en s’autopro­
clamant son principal porte­voix.
Bien que M. Johnson ait autrefois quali­
fié de désastreuse l’idée de quitter l’UE
sans accord, il affirme aujourd’hui qu’il
est prêt à un « no deal » au cas où les diri­
geants européens ne satisferaient pas à
ses exigences. Et alors que le premier mi­
nistre britannique ne cesse de proclamer
son amour des institutions, il a franchi un

pas énorme en suspendant le Parlement
afin d’empêcher les représentants libre­
ment élus du peuple de donner leur avis.
John Bercow, le président de la Cham­
bre des communes, a qualifié la décision
du premier ministre de « scandale cons­
titutionnel ». En réalité, cette déclaration
musclée minimise le caractère excep­
tionnel de la crise constitutionnelle bri­
tannique.
Le système politique britannique est
trop profondément enraciné pour être
détruit par un homme, ou même par
une crise politique. En dépit de son
mépris évident pour la démocratie parle­
mentaire, Boris Johnson n’est ni capable
ni disposé à aller aussi loin que Recep
Tayyip Erdogan en Turquie ou Nicolas
Maduro au Venezuela, lesquels empri­
sonnent à tour de bras leurs opposants
et ont supprimé les élections libres et
régulières. Mais s’il serait très exagéré
d’affirmer que l’attaque de Boris Johnson
contre la Constitution non écrite de la
Grande­Bretagne sonne le glas de la
démocratie parlementaire, il n’en reste
pas moins parfaitement évident qu’il
enfreint des règles établies de très
longue date pour empêcher les institu­
tions démocratiques de peser dans une
décision d’une immense importance.
Traduit de l’anglais par
Gilles Berton

Yascha Mounk est politiste
et professeur associé à l’université
Johns Hopkins (Baltimore,
Etats-Unis) et l’auteur du « Peuple
contre la démocratie »
(éd. L’Observatoire, 2018)

LE RÉFÉRENDUM


SUR LE BREXIT


A SOUFFERT


D’UN DÉFAUT


DE CONCEPTION


QUI, DEPUIS LORS,


N’A CESSÉ DE


HANTER LE PAYS


PLUSIEURS


PARLEMENTAIRES


ONT SAISI LA HAUTE


COUR ÉCOSSAISE


POUR SOLLICITER


UNE SUSPENSION


JURIDICTIONNELLE


DE LA DÉCISION DE


BORIS JOHNSON

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