Echos - 2019-08-14

(coco) #1

Les Echos Mercredi 14 et jeudi 15 août 2019 SÉRIES D'ÉTÉ// 09


LES FORCES CACHÉES D’AMAZON


SÉRIE D’ÉTÉ

Nicolas Richaud
@NicoRichaud
et Lucas Mediavilla
@Lucas_Medv

I


maginez : vous vous levez un matin avec
un mal de gorge. En quête d’un diagnos-
tic, vous vous adressez à un produit con-
necté équipé d’un assistant vocal mâtiné
d’intelligence artificielle. Disons une
enceinte Amazon d otée d’Alexa. Au s on d e votre
voix, le majordome intelligent identifie si vous
faites une allergie ou si vous venez d’attraper un
rhume et vous propose de vous faire livrer une
soupe chaude préparée dans un restaurant du
coin, des pastilles pour la gorge ou encore un
sirop pour la toux.
Soucieux, vous préférez tout de même béné-
ficier du diagnostic d’un professionnel de la
santé en chair et en os. Là encore, vous question-
nez Alexa, qui vous propose un rendez-vous et
une séance à distance en visio via l’écran de
votre enceinte. Dans la foulée, le médecin vous
envoie la prescription et vous pouvez passer la
commande en ligne qui vous est livrée dans la
journée par une pharmacie appartenant à
l’empire Amazon. Sous ses airs orwelliens ou
huxleyien, ce scénario n’a pourtant rien d’une
science-fiction. Il y a plusieurs mois, Amazon a
déposé un brevet concernant Alexa qui pour-
rait lui permettre de déterminer si l’utilisateur
est malade en analysant sa voix. Le groupe tra-
vaille aussi sur un bracelet à même de lire les
émotions humaines, t oujours à partir de la voix.
En attendant, Amazon s’est d’ores et déjà
immiscé dans le monde de la santé aux Etats-
Unis – un marché gigantesque qui pèse
3.500 milliards de dollars par an outre-Atlanti-
que. Avec fracas.
30 janvier 2018. D-Day d’Amazon dans la
santé. La société américaine prend tout le sec-
teur à revers. On attendait le groupe de Jeff
Bezos sur le volet livraison, son cœur de métier.
Que nenni. Il s’associe avec JP Morgan et
Berkshire Hathaway (Warren Buffett) via le
joint-venture Haven, et annonce le lancement
de son assurance santé maison destinée uni-
quement au plus de 1 million de salariés des
trois entités... Pour l’instant. Le jour même, une
flopée d’acteurs américains d ans la santé décro-
chent à Wall Street. Humana, Aetna, CVS
Health, Express Scripts... : des pharmaciens
aux assureurs en passant par les PBM (phar-
macy benefit managers) – groupes qui négo-
cient pour les compagnies d’assurances et
entreprises, les prix des médicaments auprès
des laboratoires – , aucune strate du secteur n’est
épargnée. En tout, la chute de la capitalisation
boursière de tous ces groupes dépasse 30 mil-
liards de dollars en une seule séance boursière.
Un coup de tonnerre.

Acquisition d’une pharmacie
en ligne
Mais la seule force de frappe du mastodonte
Amazon n’explique pas à elle seule cette défla-
gration boursière. Le marché américain de la
santé accumule les dysfonctionnements. « Il y a
très peu de transparence sur les offres et les coûts,
mais aussi énormément d ’intermédiaires, en par-
ticulier aux Etats-Unis, entre le patient et le pro-
ducteur, énumère Olivier Wierzba, directeur
associé senior au BCG. Autant de paramètres qui
créent des dépenses en excès par rapport à la qua-
lité perçue du soin. »
Le type de paradigme sectoriel dont raffole
Amazon. « Nous p ouvons faire mieux [ que ce q ui
est proposé sur le marché à l’heure actuelle,
NDLR] », a assuré, il y a quelques semaines, le
PDG de Haven, Atul Gawande. Une variante
sémantique du mantra de Jeff Bezos : « Votre
marge, c’est mon opportunité. »
28 juin 2018. Amazon met 753 millions de
dollars sur la table pour racheter PillPack, une
pharmacie en ligne qui s’occupe de la distribu-
tion de médicaments sur ordonnance dans la
totalité des 50 Etats américains. « Avec le rachat
de cette start-up, on peut anticiper qu’ils vont
transposer leur modèle traditionnel à la santé :
devenir un fournisseur plus gros que les autres,
négocier avec leurs volumes les prix auprès des
fournisseurs et vendre moins cher que les concur-
rents », estime Olivier Wierzba. 27 novembre


  1. Le mastodonte de Seattle ouvre un troi-
    sième front et complète sa panoplie d’offres en
    s’appuyant sur l’une de ses principales forces de
    la dernière décennie : le cloud. Le groupe lance
    Amazon Comprehend Medical, un logiciel de
    traitement des données destiné aux profession-
    nels de santé. Ordonnances, notes médicales,
    rapports de pathologie, radios... ce programme
    informatique dopé à l’intelligence artificielle
    identifie à partir de ces millions de fichiers non
    structurés des éléments critiques nécessaires
    au diagnostic pour les patients.
    Les questions tant sur le plan de la confiden-
    tialité des données que sur le respect de la vie
    privée sont vertigineuses. Mais le géant améri-
    cain tente de donner des gages aux autorités de
    santé américaines : son dispositif a été a gréé par
    le HIPPA, l’équivalent américain du règlement
    général sur la protection des données (RGPD)
    pour les données médicales. Cette nouvelle
    carte abattue par le mastodonte américain


confirme son ambition démesurée dans le sec-
teur. « C’est une approche holistique et exhaus-
tive », souligne Loïc le Claire, avocat associé res-
ponsable du secteur industries de santé chez
PwC. Pour lui, le groupe de Jeff Bezos tente ni
plus ni moins de bâtir un parcours de santé glo-
bal qui permettra à un patient de réaliser la plu-
part de ses soins au sein de son écosystème de
produits et services.
Certes, Amazon ne va pas (encore) se substi-
tuer à un chirurgien pour réaliser une opéra-
tion ou à un oncologue pour délivrer un dia-
gnostic. Mais, alors que le milieu de la santé
prend un virage de plus en plus marqué vers
l’ambulatoire et l’externalisation des soins, le
groupe américain semble avoir un boulevard
devant lui. « Ils peuvent créer le “Uber de la
santé” », juge Olivier Wierzba.
Jeff Bezos l’a bien compris et ne laisse rien au
hasard. La preuve, il a « placé » ses plus fidèles
lieutenants pour gérer ce nouveau business.

Nommé à la tête de la division pharmacie,
Nader Kabbani dispose de sérieux états de ser-
vice, avec quatorze années passées chez Ama-
zon, et la gestion de projets hautement stratégi-
ques comme la liseuse Kindle ou le service de
livraison colis Flex.
Pour représenter Amazon au conseil d’admi-
nistration d’Haven, l’homme le plus riche du
monde a désigné Beth Galetti, qui n’est autre
que la patronne des ressources humaines du
groupe aux près de 650.000 salariés. Femme la
mieux placée dans l’organigramme du géant de
Seattle, elle f ait notamment partie de la « Senior
Team » d’Amazon : le cénacle de hauts diri-
geants qui rend des comptes d irectement et uni-
quement à Jeff Bezos.
Le choix du PDG de Haven s’est, lui, étiré en
longueur, mais le recrutement est de taille. Chi-
rurgien et chercheur en santé, Atul Gawande
est respecté par la communauté scientifique
américaine. Il est aussi un conférencier et écri-
vain connu par le grand public. Ses travaux sur
le coût de la santé aux Etats-Unis ont inspiré
Barack Obama pour l’Obamacare, et son der-
nier ouvrage « Nous sommes tous mortels. Ce
qui compte v raiment en fin de vie », s’est i mposé
comme un best-seller outre-Atlantique en 2014.
Une prise de choix pour Haven.

Google avance aussi ses pions
Cette dream team ne sera pas de trop pour
chambouler un secteur avec des groupes instal-
lés depuis des décennies, mais aussi faire face
aux autres nouveaux entrants. Car Amazon
n’est pas le seul géant à avoir identifié les caren-
ces du système américain de santé. Très p résent
sur le plan de la recherche médicale, Google
dépose brevet sur brevet, notamment via sa
filiale britannique en IA DeepMind.
De son côté, Walmart, plus gros employeur
américain (plus de 2 millions de salairiés), pro-
pose depuis plusieurs mois une assurance
santé à ses salariés et des programmes médi-
caux en partenariat avec des cliniques privées.
Le géant de la distribution physique était
d’ailleurs en lice pour racheter PillPack.
Mais cette concurrence à venir ne semble
guère perturber Amazon, qui déroule les
méthodes qui ont fait de l’ex-petite librairie en
ligne la deuxième capitalisation boursière
mondiale en l’espace de deux décennies.

« Le champ des possibles
semble quasi illimité »
Pour compenser les investissements à perte qui
seront nécessaires pour s’imposer sur le mar-
ché grand public, Amazon a déjà posé un pied
dans le secteur professionnel – en général plus
rentable. Le groupe est en train de se position-
ner sur la fourniture d’équipements médicaux
et compte étoffer sa place de marché « B to B »,
Amazon Business, en intégrant cette nouvelle
dimension s anté. Pour affiner les contours de sa
future offre, la firme a convié, à plusieurs repri-
ses, des directeurs d’hôpital dans son QG à
Seattle pour les sonder et récolter des informa-
tions sur le marché actuel.
Le groupe cherche a ussi à s’appuyer sur l’éco-
système de start-up du secteur. Illustration avec
le re:Mars, rendez-vous d’innovation d’Amazon
qui a eu lieu en juin : Jeff Bezos avait invité quel-
ques-uns des plus éminents spécialistes du sec-
teur de la santé pour participer à des conféren-
ces à Las Vegas. Les travées du très luxueux
hôtel Aria & Resort Casino fourmillaient, elles,
d’innovations comprenant des applications
« Alexa-compatibles » pour repérer les trou-
bles mentaux à partir de la voix ou encore des
vêtements motorisés pour handicapés.
Autant d’idées et de prototypes qui pour-
raient figurer demain au cœur de l’offre d e santé
d’Amazon. « Le champ des possibles semble
quasi illimité », conclut Loïc Le Claire. Et l’his-
toire de Jeff Bezos en a tteste : q uel que soit le sec-
teur, il ne s’y lance jamais pour endosser un rôle
de figuration. Amazon qui soigne des millions
de malades dans le monde d’après-demain ne
relève en rien de l’imaginaire.

Docteur Alexa


et Mister Amazon


Le géant de Seattle s’est lancé à l’assaut


du secteur de la santé. Le groupe dirigé par


Jeff Bezos n’entend pas faire de la figuration,


mais compte bien être un acteur de premier


plan et révolutionner le marché.


6
Vendredi Comment Prime est devenu
l’atout maître d’Amazon

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