Liberation - 2019-08-14

(Ron) #1

montre en paradoxe, est que si l’hypothèse
qu’il pose fictivement était advenue, autre-
ment dit si la chute de l’Olympe, de Hol-
lywood ou du Paradis n’avait pas eu lieu, le
cinéma de Tarantino n’aurait jamais existé,
soudain caduc, sans nécessité. Once Upon a
Time...
fait en somme le postulat de ce qu’il
aurait préféré ne pas naître, c’est-à-dire
«comme fiction». Si seulement la réalité avait
été autre. Comme la littérature fantastique
quelquefois y invite (le héros pour sauver le
monde doit tuer un personnage dans le passé
qui se révèle être son aïeul, et par là s’anéantit
lui-même dans le futur annulé), il fallait cette
histoire à rebours pour reconstituer la tragé-
die en négatif. C’est toute la beauté para-
doxale du film et sa sorte de prouesse invrai-
semblable, que de montrer ce qui n’a pas eu
lieu, «what if» rédempteur (plus que dénéga-
teur), pour restituer la tragédie en creux réelle
par laquelle la post-modernité tarantinienne
est née et a prospéré.


HORS CHAMP
Once Upon a Time...
ou les conditions du
conte: le «il était une fois» du titre ne s’inscrit
qu’à la fin. C’est hors le film que la rêverie est
envisageable, dans ce monde alternatif. C’est
alors tout le contraire de l’autre film directe-
ment révisionniste de Tarantino, Inglourious
Basterds
, où le panneau «Once Upon a
Time...» ouvrait le film à sa folle fiction en
s’autorisant à prendre ainsi, parodiquement,
toute liberté avec l’histoire. La parodie est ce
qui s’affiche en conscience riant de soi-même,


le décalage pop, le second degré, le clignote-
ment. Le conte d’ Inglourious Basterds était
en cela purement parodique (certains passa-
ges ne dépareraient pas une comédie de Mel
Brooks). Dans Once Upon a Time..., à l’in-
verse, le conte peut commencer à l’achève-
ment du film, à la naissance du «happy end»
et à sa condition expresse : non plus alors se
riant de la parodie d’un führer fantoche, mais
en ne riant plus du tout, projeté dans la mé-
lancolie soudaine de ce conte laissé hors
champ, au-delà du film, hors le monde. Hors
la vie vraie : la vraie vie. Ce «tout est bien qui
finit bien» de convention, cette beauté à quoi
l’âme aspire et auquel le monde se refuse. Le
«fake» est ici pour la première fois non plus
l’occasion d’une vengeance, de la fiction qui
règle ses comptes avec le réel (type Django ou
les 8 Salopards ) mais la conséquence d’une
faillite mythologique. La fin de Sharon Tate,
c’est le vrai qui a failli.
Après quoi, pour un cinéphile de la trempe de
Tarantino c’était fichu et tout est faux – son
cinéma entier veut en témoigner. Aussi le for-
çage de la «cigarette magique» et l’hécatombe
qui s’ensuit, seul moment parodique et taran-
tinesque en diable, venant à la rescousse
providentielle du vrai –de la beauté à sauve-
garder –, prend bien soin de s’autodésigner
comme moment du faux, arbitraire et grotes-
que. Plus que de révisionnisme, il faut parler
de situationnisme, et de passion du revival du
cinéma de Tarantino: s’ingénier à rendre vi-
vace une fiction-mémoire indélébile, par re-
cyclage et vintage, restituer à la mode

d’aujourd’hui ce qui jamais n’aurait dû se dé-
moder. Rendre la vie, «sauver» ce qui a fait fu-
nestement date en l’annulant (fantasmati-
quement). Le passé est aussi violemment
passé à tabac qu’il avait lui-même détruit,
massacré. Loi du talion des films de Taran-
tino, un mal pour un mal, son indignité par-
faite et transgressive.

EXTRATERRESTRE
Le film en plein cagnard, désœuvré et antis-
pectaculaire, est de dimension homérique,
peuplé de dieux aux cimes de l’Olympe, avec
Tate en déesse solitaire ou flanquée d’acoly-
tes, de demi-dieux en contrebas, avec Booth
le démiurge et l’ombre qui veille au grain dans
un sourire, et le héros humain laborieux, le
cul vissé dans sa piscine, faillible et cabot,
Dalton. Ces trois niveaux de réalité se cô-

toyant à distance, en alternance de leurs exis-
tences étanches, s’agencent avec un sens ex-
trême de la construction tout au long de la
grande scène d’exposition que constitue Once
Upon a Time. C’est alors la première fois que
Tarantino ne barbote pas dans un genre
(bardé de références) mais dans un espace
authentique, réaliste, une ville, Los Angeles,
de long en large arpentée. Sillonnée en voi-
ture, saturée de signes, en longue flânerie –le
temps qu’aucun drame n’ait lieu.
De la Cité des anges, le film épouse la topogra-
phie, les montées vers les collines et les des-
centes dans la vallée, le surplomb sur la ville-
cuvette, les pentes. Booth accélère seul en dé-
capotable, dans l’ivresse d’une chanson et de
la vitesse, dans cette ville où tout le monde
roule en voiture, sagement. Une ville où le
piéton est soit un extraterrestre soit une
autostoppeuse. Seule la divinité marche à
pied, déambule sans parole, fait l’achat d’un
livre, traverse une rue, ralentit devant un ci-
néma, resplendit. Le dernier plan du film tire
son caractère sublime de cela aussi: pas seu-
lement du «sens» rétrospectif qui vient clore
le récit en punctum , mais de la façon dont le
mouvement à la grue s’élève pour suivre la
montée de Dalton, à pas comptés, vers la voix
de l’interphone. Booth, être de fiction qui
suivait Dalton comme son ombre, ange gar-
dien et idéal du soi par qui le salut arrive, est
lui reparti en ambulance. Il laisse le comédien
bégayant remonter seul la côte lentement,
à pied. Plus rien ne presse.
CAMILLE NEVERS

Rick Dalton (Leonardo DiCaprio), acteur has-been, se fait conduire par Cliff Booth (Brad Pitt), son cascadeur désœuvré et homme à tout faire.PHOTOS ANDREW COOPER. CTMG


Comme chez Minnelli,


«Once Upon a Time...»


au plus fort de l’illusion


atteint une acmé,
l’expression d’une vérité

secrète, d’une tragédie


fantôme. Un «what if»


mélancolique, de ce qui


aurait pu advenir si...


Libération Mercredi 14 et Jeudi 15 Août 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5

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