MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1

22 |décryptage JEUDI 15 AOÛT 2019


Q


uelle histoire raconte-t-on quand
on raconte l’histoire de la philo-
sophie? Quand cette histoire
commença-t-elle? Qui sont les
philosophes – les acteurs princi-
paux de cette histoire? Où se
dresse la scène de leurs débats?
L’histoire de la philosophie qu’on
enseigne aujourd’hui en France dans les
classes de terminale, à l’université, en
classes préparatoires, convoque un récit
précis. L’histoire de la philosophie, c’est
celle de la raison, aux prises avec ses
autres (les dieux, les mythes, les passions,
la folie...). Elle commença en Grèce au
Ve siècle av. J.-C., préfigurée par la nais-
sance de la science hellénique dans l’école
de Milet, un siècle plus tôt. Elle possède
une figure tutélaire, Socrate. Et ses héri-
tiers, multiples, s’épanouirent sur les ter-
res européennes, particulièrement à
l’époque moderne, dans trois grands
Etats-nations : la France, l’Allemagne, la
Grande-Bretagne. La philosophie possède
ses langues, le latin, le grec, l’anglais, l’al-
lemand, le français, pour déclarer
l’unique vérité, universelle : philosopher
est le propre de l’excellence humaine.
Une expression, devenue populaire,
structure organiquement ce récit : c’est
celle du « miracle grec ». Qu’elle soit utili-
sée comme simple métaphore pour
rendre raison des conditions historiques
exceptionnelles de l’éclosion d’un type de
pensée scientifique et rationnel dans la
Grèce Antique, ou sur un mode littéral
pour installer un régime de nécessité
(avant la Grèce et hors d’elle, il n’y avait
rien et il ne pouvait rien y avoir), elle « re-
compose,
pour le dire avec les mots
d’Edouard Glissant dans Le Discours an-
tillais
(1981), la légitimité de la filiation ».
Un miracle ne se recommence pas – il
énonce « l’unicité d’une vocation » : la
conscience grecque possède ses héritiers
fidèles, légitimes, qui installent et conso-
lident les normes de la pratique philo-
sophique, fixent sa tradition, en s’abreu-
vant constamment à sa source.
Au-delà de l’histoire qu’elle raconte,
cette tradition trace avant tout une carte
qui délimite le territoire de la vie de l’es-
prit. Catherine König-Pralong, dans un
ouvrage important paru cette année, La
Colonie philosophique
(EHESS, 252 pages,
21 euros) montre que c’est au moment où
la philosophie s’est constituée comme
discipline universitaire en Europe, dès la
fin du XVIIIe siècle, qu’elle s’est rapportée
réflexivement à elle-même en se spatiali-
sant – c’est-à-dire en s’européanisant.
Alain de Libera indique, dans l’article
« Averroès, le trouble-fête » (je remercie
ma collègue Farah Chérif-Zahar de
m’avoir indiqué la référence de cet arti-
cle), comment, avant la constitution de la
philosophie comme discipline autonome,
l’université médiévale a étouffé la plura-
lité des visages du « grand héritage anti-
que »
. La reconstruction de la Grèce philo-
sophique, comme monde clos, pur de
toute influence orientale et africaine, sou-
tient un récit où la philosophie devient
une manifestation du génie européen,
excluant de la pensée analytique et ration-
nelle tour à tour monde arabe, Chine, Inde
etc., au XVIIIe et au XIXe siècle.


Caractère discriminatoire
La cartographie du territoire philosophique
se spécifie autour d’un double cadre cogni-
tif et politique. Elle fixe les bornes entre le
normal et le pathologique, c’est-à-dire entre
un fonctionnement naturel de la raison et
ses déraillements, ou ses mésusages possi-
bles. Elle trace des frontières entre une hu-
manité philosophique dont l’homme euro-
péen constitue le « type absolu » , opposé
aux simples « types anthropologiques » in-
carnés par tous les autres peuples du
monde, pour reprendre les mots d’Husserl
dans La Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale
(1935).
L’histoire de la philosophie, c’est-à-dire le
récit de sa genèse grecque et de sa filiation
exclusivement européenne, qui s’est cons-
truite à l’époque moderne, revêt ainsi un
caractère discriminatoire et identitaire. Les
exclus de la raison philosophique habi-
tent, certes, ce que Glissant appelle l’ « Eu-
rope hérétique »
(femmes, enfants, fous,
paysans, ouvriers, poètes, révoltés), mais
ils composent, sans distinction, les péri-
phéries européennes, c’est-à-dire le reste
du monde. Dans le reste du monde, les ma-
nifestations de la raison sont impures, dé-
gradées (simples sagesses ou religion)
voire inexistantes (comme en Afrique –
lieu sauvage de la déraison).
Déconstruire cette histoire de la
philosophie, c’est paradoxalement la


réhistoriciser, c’est-à-dire rappeler com-
ment l’européanisation exclusive de la
discipline est au cœur d’un récit qui pos-
sède lui-même une histoire impliquant la
marginalisation de grandes traditions in-
tellectuelles non occidentales.
Mais c’est certainement faire plus que
cela. En excluant le reste du monde de
l’histoire de la raison, la philosophie a par-
fois produit ses propres déraillements. Elle
a recomposé les cartes de la vie de l’esprit à
partir d’anthropologies nettement raciali-
sées dès le XVIIIe siècle. Elle a déliré sur le
genre, les pauvres, les peuples, les langues
et les territoires, établissant l’inaptitude de
certains corps à l’abstraction, à la spécula-
tion, au savoir. Il y a une déraison de la rai-
son philosophique – un macabre bêtisier –
et c’est contre elle que s’est constitué un
impératif qui exige plus qu’un simple tra-
vail de déconstruction, celui de sa néces-
saire décolonisation. Décoloniser la philo-
sophie, c’est-à-dire éclater les hiérarchies
du savoir qui placent l’Europe au centre et
décrètent l’inconsistance historique, cultu-
relle et scientifique du reste du monde.
Au-delà de sa dimension déconstructi-
viste, critique, un tel projet invite à redessi-
ner les cartographies de la vie intellec-
tuelle à l’échelle globale. Les traditions phi-
losophiques ne suivent pas toutes la
« trajectoire unique ( “ la Bible et les Grecs ” )
qui mène de Jérusalem à Athènes, avant de

conduire à Rome, puis à Heidelberg, à Paris,
ou à Londres », rappelle le philosophe Sou-
leymane Bachir Diagne dans En quête
d’Afrique(s) (Albin Michel, 2018). Bagdad,
Fès, Tombouctou sont d’autres lieux de la
vie philosophique, mobilisant des univers
de références multiples (islamiques, grecs,
etc.), dont l’étude suppose la récusation de
tout principe de dépréciation linguistique :
il n’y a pas de langue naturelle de la philo-
sophie ; le grec, d’abord, langue originaire,
suivi de ses médiations linguistiques se-
condaires, latine puis européennes.

Réinvestir l’oralité
Il faut dès lors suivre les chemins
empruntés par les lettrés, les enseignants,
les théologiens, les savants hors d’Europe,
se replonger dans les livres qu’ils laissè-
rent (commentaires philosophiques,
traités, traductions), retracer l’histoire des
grandes bibliothèques, comme le fait par
exemple l’historien et politiste contem-
porain Ousmane Kane pour l’Afrique de
l’Ouest. Sans contester la possibilité de
réinvestir les voix/es de l’oralité philo-
sophique, ce travail historique a l’avan-
tage de contrer un préjugé tenace – celui
du « vide textuel », censé justifier l’ab-
sence d’une vie philosophique et intellec-
tuelle proprement africaine.
Dans un discours prononcé en 1961 lors
de l’inauguration de l’université du Ghana

« Flower of learning », le président Kwame
Nkrumah retrace l’histoire universitaire et
intellectuelle de l’Afrique médiévale,
évoquant les grands centres africains de
production du savoir, Oualata, en Mauri-
tanie, Djenné ou Tombouctou (au Mali), ou
encore l’université de Sankore. En mettant
en lumière l’histoire cosmopolite, plurilin-
gue du continent africain, Kwame Nkru-
mah soulève deux questions, cruciales à
l’époque des libérations nationales : quelle
université désirons-nous? Comment
concevons-nous la finalité du savoir?
Ces deux questions peuvent être réacti-
vées, aujourd’hui, pour un tout autre
contexte, celui de la France postcoloniale
contemporaine, et pour une discipline, la
philosophie. En démontant les géogra-
phies de l’exclusion sur lesquelles repose
le canon philosophique, c’est-à-dire l’idéal
qui fixe ses normes en tant que pratique
théorique (textes, auteurs, corpus, etc.),
on ne satisfait pas un pur désir de con-
naissance désintéressé, explorant de nou-
veaux territoires, ou s’ouvrant, généreu-
sement, aux multiples visages de l’alté-
rité. On produit une politique. La
question, classique, des fins de la philoso-
phie interroge les moyens qu’on se donne
pour réinventer des manières de faire
communauté, qui ne sont pas minés par
les déraillements de la déraison. En décré-
tant la mort de l’esprit dans les espaces
non européens, un type d’historiographie
philosophique a toutefois produit une
conscience polarisée du monde, justifiant
tous les préjugés, toutes les séparations.
La contester et la remplacer apparaît avec
une urgente nécessité. Telle est très certai-
nement la tâche de l’université.p

Prochain article Funmilola Fagbamila

EN DÉCRÉTANT LA

MORT DE L’ESPRIT

DANS LES ESPACES

NON EUROPÉENS,

UN TYPE

D’HISTORIOGRAPHIE

PHILOSOPHIQUE

A PRODUIT UNE

CONSCIENCE

POLARISÉE DU

MONDE, JUSTIFIANT

TOUS LES PRÉJUGÉS

Nadia Yala Kisukidi

Bagdad, Fès, Tombouctou sont

d’autres lieux de la vie philosophique

PENSÉES D’AFRIQUE 3 | 6 Selon la philosophe franco-congolaise, en étant réduite à l’expérience

occidentale et au « miracle grec », l’histoire de la philosophie s’est déshistoricisée et

déracialisée. Elle prône un « éclatement des hiérarchies du savoir » plaçant l’Europe au centre

Nadia Yala Kisukidi est maîtresse de
conférences à l’université Paris-VIII. Elle
est une exception dans le paysage fran-
çais de la philosophie, l’une des rares
à enseigner la philosophie africaine
au sein de l’institution universitaire.
Sans pour autant se définir comme
décoloniale, cette spécialiste de Bergson
(« Bergson ou l’humanité créatrice »,
CNRS éditions, 2013) invite à élargir le
corpus de la discipline afin de mettre
en perspective la spécificité de la pro-
duction occidentale et son ancrage sin-
gulier, et de comprendre comment la
pensée européenne a pu se racialiser en
racialisant les autres. En cela, à la suite
de penseurs tels V. Y. Mudimbe ou Achille
Mbembe, elle s’inscrit dans ce courant
qui montre les limites de la philosophie
de l’universalisme telle qu’elle s’est
construite depuis les Lumières. Il est
reproché à cet universalisme de n’être
pas parvenu à reconnaître l’existence
de l’autre (l’Afrique) en le situant hors
de la trajectoire et de la raison et de
l’histoire (Hegel). Ces penseurs décons-
truisent donc les idées de la « bibliothè-
que coloniale » (Mudimbe) qui a façonné
jusqu’à il y a peu des générations
d’africanistes. Ils cherchent à forger une
pensée critique réparant « l’injustice
épistémique » dénoncée par le politiste
Rajeev Bhargava, qui « survient quand
les concepts et les catégories grâce
auxquels un peuple se comprend lui-
même et comprend son univers sont
remplacés ou affectés par les concepts
et les catégories des colonisateurs ».

L’ÉTÉ DES IDÉES
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