Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

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DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019 | 21


cher. Et bien sûr, contre les in­
dustriels des énergies fossiles
qui rêvent d’implanter fractura­
tion hydraulique et pipelines sur
les dernières terres qui leur résis­
tent. « La violence contre les indi­
vidus est liée à la violence faite à
la terre », souligne Eryn.
A Fort Yates, la capitale de la
réserve de Standing Rock, il ne
reste aucune trace. Un autocol­
lant #NODAPL tout au plus, sur
l’Abribus qui annonce l’horaire
des départs (un car toutes les
trois semaines pour Rapid City),
en face du manoir moderne qui
abrite l’administration de la
tribu. « Les gens en ont eu assez,
ils étaient débordés, ils nous ont
demandé de partir, relate Eryn.
Dans les localités voisines, le
racisme a été multiplié par dix. »
Les water protectors se sont
éparpillés. Certains ont repris le
nom donné dans leur tribu lors
de la cérémonie traditionnelle.
D’autres ont changé d’orienta­
tion. Lauren Howland, la de­
mi­sœur d’Eryn, installe des pan­
neaux solaires au Nouveau­Mexi­
que tout en fêtant sur Facebook
ses trois ans de « wellbriety »
(bien­être et sobriété). A Oakland,
Nazshonnii Brown organise des
« conversations interculturelles »
qui rassemblent le samedi matin
à l’American Indian Child Re­

« C’ÉTAIT BEAU. 


C’ÉTAIT NOTRE 


WOUNDED KNEE. 


LE POINT D’ANCRAGE 


SUR LEQUEL 


REVIENDRA 


NOTRE 


GÉNÉRATION » 
SKY ROOSEVELT MORRIS
étudiante et militante

En février 2017,
les opposants
à l’oléoduc
Dakota Access
Pipeline (DAPL)
quittent le camp
d’Oceti Sakowin,
à Standing Rock
(Dakota du
Nord). JOSUÉ RIVAS

A Standing Rock, les jeunes militants se sont


découverts fiers d’être « indigènes »


Mobilisée en 2016 contre le passage d’un oléoduc sur la réserve du Dakota du Nord, la jeunesse
amérindienne a trouvé une cause, qu’elle continue aujourd’hui de défendre, sur d’autres fronts

I


ls sont jeunes, activistes et se
décrivent comme la « sep­
tième génération ». L’expres­
sion vient d’une prophétie de
1877, prêtée à Crazy Horse. Quel­
ques jours avant sa mort, le chef
sioux prédit qu’après maintes et
maintes souffrances « la nation
rouge » se relèvera. « Je vois un
temps de sept générations, avan­
ce­t­il, quand toutes les couleurs
de l’humanité se rassembleront au
pied de l’arbre sacré, et que la terre
redeviendra un seul cercle. »
La septième génération, c’est la
génération Standing Rock, du
nom de la réserve du Dakota du
Nord où s’est déroulé le plus
grand combat écologiste des der­
nières années aux Etats­Unis. En­
tre août 2016 et février 2017, des
milliers d’activistes ont campé à
la confluence du Missouri et de
la rivière Cannon Ball pour ten­
ter d’empêcher la construction
de l’oléoduc Dakota Access
Pipeline (DAPL). Ils se sont en­
chaînés aux bulldozers, ils ont
essuyé des tirs de lacrymogènes
et des jets de canon à eau par des
températures polaires. Ils ont af­
fronté les chiens des vigiles de
sécurité, les arrestations. Trois
cents tribus étaient représen­
tées, une unité jamais vue.
« C’était beau. C’était notre Woun­
ded Knee. Le point d’ancrage sur le­
quel reviendra notre génération »,
dit Sky Roosevelt­Morris, une étu­
diante de Denver vêtue d’un tee­
shirt « Fuck colonialism » et d’un
collier « Resist ». « On ne verra peut­
être plus jamais ça, mais c’est dans
notre mémoire. Notre mémoire gé­
nétique. » La fumée montait des ti­
pis, les gens chantaient, parlaient
leur langue. « C’était la vision de
comment ça aurait été sans l’inva­
sion européenne, si on nous avait
laissés seuls », dit Eryn Wise, de
l’association Seeding Sovereignty
(« faire pousser la souveraineté »)
créée après l’occupation.
Les « water protectors » – le nom
qu’ils se sont donné, de « protec­

teurs de l’eau » – n’ont rien ob­
tenu. L’oléoduc, suspendu par
Obama puis relancé par Trump, a
été construit. En juin, Energy Par­
tners a même demandé l’autori­
sation de l’agrandir. Mais leur
mot d’ordre « No DAPL » a fait le
tour du monde et l’expérience les
a transformés. « Ça a été un rite de
passage », décrit l’anthropologue
Alexis Bunten, de l’ONG Bioneers.
Les jeunes se sont découverts
fiers d’être « indigènes », le quali­
ficatif qu’ils préfèrent. A l’avant­
garde d’un autre modèle de déve­
loppement. Face aux questionne­
ments en Occident, ils ont l’im­
pression que leurs ancêtres ont
eu raison : sur l’harmonie avec la
nature, sur l’inclusion des homo­
sexuels et transgenres, appelés
traditionnellement « two spirit
people », les « individus à deux
âmes ». « On est anciens et moder­
nes », se réjouit Eryn Wise. Parée
d’un tee­shirt marqué « Self love »
et de boucles d’oreilles en forme
de tortues d’où dégoulinent des
perles jaunes et vertes, la mili­
tante rayonne d’énergie. « Nous
sommes la première génération à
avoir grandi libres d’être indiens,
note­t­elle. On porte en nous les
blessures ancestrales, mais on
“parle” couramment le langage de
la culture américaine. »

Dépasser les clivages tribaux
Les jeunes ont noué des contacts,
au­delà des éternels clivages de
tribus. Ils ont trouvé une cause,
des dizaines de causes. Trois ans
après Standing Rock, la septième
génération est de tous les com­
bats : contre les mascottes à
connotation indienne (les
« Peaux­Rouges ») qu’affection­
nent les équipes sportives améri­
caines ; contre l’indifférence qui
entoure le sort des femmes dis­
parues ou assassinées, les « Mis­
sing and murdered indigenous
women » (MMIW), que les autori­
tés tribales et fédérales se rejet­
tent la responsabilité de recher­

source Center des jeunes Indiens
et non­Indiens, par Facebook
interposé. On se forme à la di­
plomatie avec les « alliés », ces
écologistes blancs emplis de
bonne volonté mais toujours
prompts à vouloir prendre la
main. « Ces hipsters blancs qui
nous expliquent la permaculture !,
épingle Sky. Alors que ça fait mille
ans qu’on fait ça. »
Rares sont les jeunes qui ont
grandi sous le même toit que
leurs deux parents. Parmi nos
interlocuteurs, l’une s’était tail­
ladé les veines à 11 ans. Une autre
avait abandonné ses études après
avoir perdu sa mère qui, à 37 ans,
« ne s’est pas réveillée », explique­
t­elle pudiquement.

L’appartenance à une « famille »
A Standing Rock, la septième gé­
nération a trouvé une commu­
nauté. « Les gens n’avaient jamais
eu une famille comme celle­là »,
décrit Terrell Iron Shell, 25 ans, qui
a cofondé le Conseil des jeunes in­
digènes du monde (International
Indigenous Youth Council). Le
jeune Lakota a été arrêté le 27 oc­
tobre 2016, quand la police antié­
meute a procédé à une grande ra­
fle contre les militants qui s’oppo­
saient au terrassement de sites sa­
crés. « Un triste jour. On a dû
regarder des heures les bulldozers
s’attaquer à nos tombes sacrées. »
Aujourd’hui, Terrell forme les
aspirants protecteurs de l’eau aux
techniques de manifestation non
violentes, en prévision des pro­
chains combats. Sa sœur An­
dreanne, qui n’avait que 16 ans
quand elle est partie à Standing
Rock, connaît sur le bout des
doigts l’art et la manière de s’en­
chaîner aux ponts et aux bulldo­
zers. Les water protectors ne sont
pas sûrs que la septième généra­
tion suffira à changer le monde.
« Mais on a allumé l’étincelle pour
les prochaines générations », es­
père Terrell Iron Shell.
c. ls

dossier d’accusation (In the Spirit of Crazy
Horse), en ont fait le symbole de l’acharne­
ment du FBI contre les Indiens.
Peltier a fait l’objet d’un documentaire de
Michael Apted avec la voix de Robert Redford
(Incident at Oglala, 1992). Nominé à six repri­
ses pour le prix Nobel de la paix, il est devenu
plus connu à Paris ou à Moscou qu’aux Etats­
Unis. Plusieurs présidents américains ont
promis de le gracier. Aucun n’a osé braver les
policiers, pas même Barack Obama. « A cha­
que fois, il semble qu’il y ait quelqu’un, dans
l’ombre, qui a plus de pouvoir que le président
et qui dicte mon futur – ou mon absence de fu­
tur », remarque le prisonnier. Les syndicats de
policiers n’ont jamais cessé de le poursuivre
de leur vindicte. En 2015, une exposition de
ses toiles – grâce à la peinture, il finance une
bourse universitaire pour un lycéen de Pine
Ridge – a été annulée à Seattle à la suite de
protestations de retraités du FBI. Mais la jus­
tice a reconnu qu’il était en droit de porter
plainte pour violation de sa liberté d’expres­
sion. Le procès est prévu pour 2020.

ATTAQUÉ PAR DES CODÉTENUS
Interrogé sur sa vie en prison, Leonard Pel­
tier répond qu’il n’y a « rien qui puisse s’appe­
ler “vivre” dans une prison de haute sécurité.
J’existe dans une cellule de béton froid où,
quand vous étendez vos bras, vous touchez les
deux murs, relate­t­il. Où un homme peut
avoir une attaque cardiaque ou un AVC à
quelques mètres de l’infirmerie sans que per­
sonne ne réponde avant une demi­heure,
voire une heure ». Où nul « ne peut se déten­
dre » de peur d’un mauvais coup. Depuis qu’il
a été attaqué par des codétenus, en 2009, à la
prison fédérale de Canaan (Pennsylvanie), il
préfère être seul dans sa cellule, mais, là
aussi, il faut négocier.
Leonard Peltier estime que la lutte des an­
nées 1970 n’a pas été vaine. « On a pu arrêter
la politique de “termination”, dit­il. Grâce à
l’argent des casinos, nous sommes en mesure
de financer l’éducation de nos enfants. Nous
avons des avocats, des médecins, des éduca­
teurs. Nous pouvons accomplir avec nos stylos
ce que nous essayions d’accomplir avec nos
marches et nos rassemblements : attirer l’at­
tention du reste du monde. » Mais une chose
« n’a pas changé », poursuit­il : « Tant que
nous aurons des ressources de valeur sur no­
tre sol, nous serons confrontés à l’avidité des
compagnies pétrolières et autres prédateurs ».
Près de cinquante ans après, l’AIM ne fait
toujours pas l’unanimité dans le monde in­
dien. On lui reproche la violence, la mise à
sac du Bureau des affaires indiennes en 1972,
à Washington, qui a attiré les représailles du
FBI ; le vedettariat des leaders (Russell Means
joua dans le film de Michael Mann Le Dernier
des Mohicans en 1992, et prêta sa voix à l’un
des personnages du Pocahontas de Disney
en 1995). Mais à Pine Ridge, 20 000 habi­
tants, la relève a pris le pouvoir. Le nouveau
président de la Nation oglala, Julian Bear
Runner, a 33 ans. Ancien de la 101e division
aéroportée, il est le petit­fils d’Edgar Bear
Runner, le frère d’armes de Leonard Peltier.
Les traditionalistes ont pris la main. Nick
Tilsen, 37 ans, dont les parents se sont ren­
contrés pendant le siège de 1973, a fait sortir
de terre ce qui, à l’aune des masures de Pine
Ridge, fait l’effet d’une ville nouvelle sur la
route 27, la Thunder Valley Community
Development Corporation. La directrice du
projet est Tatewin Means, la fille de Russell
Means. C’est une communauté « régénéra­
tive » qui produit sa propre énergie, sa nourri­
ture et sa spiritualité. Et une « stratégie pour
sortir de la pauvreté », explique Andrew Iron
Shell, un descendant du chef sicangu qui a si­
gné le traité de Fort Laramie en 1868.
En ce week­end du solstice d’été, le Tout­
Pine Ridge est à la Sun dance, la « danse du
soleil », dont Leonard Peltier dit qu’elle est à
l’image de sa vie, une souffrance qui arrache
les chairs et un espoir de rédemption. La Sun
dance, interdite en 1881, connaît un renou­
veau spectaculaire. Elle met à l’épreuve les
guerriers, accrochés par des lanières aux
branches d’un haut peuplier, la poitrine per­
cée par des osselets. Sur la réserve, toutes les
grandes familles organisent chaque année
une cérémonie du Soleil. Même les héritiers
des Goons, les milices pro­FBI, se sont ral­
liés. « Tout à coup, ils veulent être indiens »,
note Tom Poor Bear avec mépris. A Pine
Ridge, les traditionalistes l’ont emporté,
mais la réconciliation n’a pas eu lieu. « Com­
ment pourrait­on oublier? », s’exclame le mi­
litant. Dans le monde indien, la justice n’est
pas passée.
corine lesnes

FIN

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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