lemonde090819

(Joyce) #1

10 |


ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


VENDREDI 9 AOÛT 2019

En Chine, les distributeurs étrangers à la peine


Carrefour, Tesco et même Amazon ont quitté le pays, où les habitudes de consommation changent vite


shanghaï ­ correspondance

P


our certains cadres de
l’entreprise, la vente de
80 % de Carrefour Chine
à Suning, un grand ac­
teur du commerce en ligne, fin
juin, reste difficile à avaler. « Un
partenariat stratégique, oui, mais
là, c’est une retraite pure et sim­
ple », raconte un cadre, déçu.
Après vingt­trois ans dans le pays,
le groupe de distribution, pion­
nier dans l’empire du Milieu, n’a
pas su se réinventer, ratant le
train de l’e­commerce et de la
montée en gamme de la consom­
mation en Chine.
Mais l’enseigne française n’est
pas la seule à souffrir sur un mar­
ché en pleine restructuration :
elle rejoint une longue liste d’ac­
teurs étrangers qui ont quitté le
navire, comme Tesco et même
Amazon. Metro se préparerait à
vendre, alors que la plupart des
entreprises qui restent, comme
Walmart et Auchan, ont dû nouer
des partenariats. La faute à un
pays où les habitudes de consom­
mation changent vite, et où la
concurrence est féroce.
Les étrangers font les frais d’un
marché en plein chambarde­
ment dans lequel le commerce en
ligne a pris une place exception­
nelle. Au premier trimestre, les
Chinois ont effectué 18,6 % de
leurs achats de biens physiques
en ligne, en augmentation de
1,6 % sur un an, d’après le Bureau
des statistiques de Chine, alors
que la part des achats dans les hy­
permarchés se trouve aujour­
d’hui à 20,2 %, soit 3,4 % de moins
qu’en 2014, d’après le cabinet
d’analyse Kantar. En France, le
commerce en ligne ne représente
que 7 % des achats, et environ 6 %
aux Etats­Unis. Le tournant pour
les acteurs traditionnels de la dis­
tribution a eu lieu vers 2010, der­
nière bonne année pour Carre­
four en Chine.

Concentration sans précédent
Dans ce contexte, les profession­
nels de la vente physique ont dû
se réinventer à toute allure. En­
core fallait­il avoir les moyens de
changer de braquet. « Quand vous
transformez un modèle, il faut
faire des investissements, expli­
que un cadre de Carrefour qui a
préféré garder l’anonymat. Ceux
qui prennent des parts de marché
en ce moment, en Chine, dépen­
sent énormément. Ici, il faut aller
vite et prendre des risques. Et ça,
chez nous, en Europe, c’est ter­
miné... On ne va pas vite et on ne
prend plus de risques. Ça ne peut
pas fonctionner. » Le groupe, en
difficulté, a décidé de concentrer
ses efforts sur la France et le
Vieux­Continent. La vente de Car­
refour Chine lui a rapporté
1,4 milliard d’euros, dont 620 mil­

lions d’euros de cash et le reste en
reprise de dette par Suning.
« Carrefour est le dernier d’une
longue liste d’échecs : Amazon,
Home Depot, Best Buy, Tesco,
Marks & Spencer... C’est particuliè­
rement triste pour le français, qui
avait été pionnier sur les hyper­
marchés en Chine. Il avait 210 ma­
gasins. Mais dans le monde qu’Ali­
baba et Tencent ont créé, ce n’est
pas beaucoup », explique James
Root, partenaire au sein du cabi­
net de conseil Bain & Company, à
Hongkong, et auteur d’une note
sur la distribution en Chine. Pour
lui, le tournant a eu lieu en 2014,
quand Tencent, géant des réseaux
sociaux et des jeux vidéo, a décidé
de se lancer dans la distribution
en investissant dans JD.com, le
numéro deux du commerce en li­
gne, pour aller concurrencer le
numéro un du secteur, Alibaba.
Depuis, la distribution a subi
une concentration sans précé­
dent. « Que ce soit en ligne, hors
ligne, hypermarchés, supermar­
chés, supérettes, le marché est de­
venu extrêmement concentré,
confirme James Root. Il n’y a
aucun moyen pour un acteur
international d’avoir le moindre

succès, à moins de rejoindre l’une
des deux équipes : celle d’Alibaba,
ou celle de Tencent et JD. com. »
L’américain Walmart ne s’y est
pas trompé, investissant dans
JD.com dès 2016, pour détenir
12 % de l’entreprise aujourd’hui.
Carrefour a bien signé un parte­
nariat avec Tencent et Yonghui,
une chaîne chinoise de supermar­
chés, en janvier 2018, mais l’accord
a capoté. Alors qu’un volet capita­
listique était prévu, les deux ac­
teurs chinois devant prendre des
parts de Carrefour Chine, seul le
partenariat stratégique avance :
Tencent l’aide à digitaliser ses ma­
gasins, mais n’investit pas. Finale­
ment, avec le rachat par Suning,
Carrefour tombe dans le camp ad­
verse, celui d’Alibaba, qui détient
20 % de Suning depuis 2015. L’ave­
nir du partenariat avec Tencent,
dont le logo est visible un peu par­
tout dans les supermarchés de
l’entreprise, est quant à lui en sus­
pens. Une nouvelle prise de guerre
pour Alibaba, qui codétient déjà
Sun Art, numéro un des grandes
surfaces alimentaires en Chine,
avec un autre français, Auchan.
La chaîne de la famille Mulliez
s’en sort un peu mieux dans l’em­

pire du Milieu, grâce à un partena­
riat lancé très tôt avec un acteur
local, le taïwanais Ruentex. Alors
que l’entreprise s’y est développée
à petits pas, ouvrant 77 magasins
depuis 1999, son partenaire
compte 407 boutiques sous la
marque RT­Mart, et continue de
croître. Le français reste majori­
taire dans l’alliance, avec 36,18 %
des parts, mais c’est Alibaba qui a
remplacé Ruentex, en novem­
bre 2017, et détient 36,16 % de Sun
Art. L’accord permet à Auchan de
garder le contrôle d’une entreprise
compétitive sur le marché chinois,
avec 15,7 % de parts de marché
pour les hypers, mais ses ensei­
gnes sont moins performantes.

« Etre chinois en Chine »
Résultat, au printemps 2019, Lu­
dovic Holinier, directeur général
d’Auchan Chine, a cédé son poste
à la tête de Sun Art à Peter Huang,
directeur et fondateur de RT­Mart
en Chine. M. Holinier était le der­
nier d’une vingtaine de Français à
faire les frais du rapprochement
entre Auchan et RT­Mart, entre­
pris depuis début 2018. Les deux
marques ont d’abord mis en
commun leurs achats, puis tou­

tes leurs fonctions support, avant
de se regrouper en un seul siège, à
partir de fin 2018. « Les postes
d’expatriés sont par nature des
missions à durée déterminée, qui
doivent apporter de la valeur
ajoutée », justifie M. Holinier.
Chez Auchan, à Paris, on expli­
que : « On avait deux directeurs
généraux, un qui était à la tête de
400 magasins et qui avait de très
bons résultats financiers, et qui
était un Chinois, collaborateur
d’Auchan depuis vingt ans, et un
qui était à la tête de 70 magasins,
qui était français, et pour lequel les
résultats étaient un peu plus diffi­
ciles... Naturellement, on a décidé
d’être chinois en Chine. »

L’ascension de Moutai, spécialiste de l’alcool national chinois


La société d’Etat, qui produit le « baijiu », est entrée dans le top 50 des plus grands groupes de biens de consommation


L


e groupe chinois Kweichow
Moutai s’affiche à Paris
avec une campagne publi­
citaire inédite pour une entre­
prise qui n’a pas la notoriété de
son compatriote Alibaba. Et pour­
tant, son titre vaut plus cher que
lui en Bourse. Le spécialiste de l’al­
cool blanc national, le baijiu, a pu
trinquer à son record : le titre de
Moutai est devenu, fin juin, à la
Bourse de Shanghaï, la première
action chinoise à dépasser la
barre des 1 000 yuans (129 euros),
même si elle s’est repliée depuis.
Pas étonnant alors de voir entrer
Moutai dans le classement 2018

des 50 plus grands groupes mon­
diaux de biens de consomma­
tion, publié mi­juillet par le cabi­
net OC & C.
Avec un chiffre d’affaires de
9,8 milliards de dollars (8,7 mil­
liards d’euros), cette société d’Etat
chinoise et son eau­de­vie se pla­
cent en 46e position, juste der­
rière Carlsberg. Le leader mondial
des spiritueux, le britannique
Diageo, et son challenger, le fran­
çais Pernod Ricard, devancent
également le chinois. « Mais Mou­
tai affiche une croissance annuelle
de 25 %, la plus forte de toutes les
entreprises de notre classement »,

souligne David de Matteis, asso­
cié du cabinet.
Moutai a rejoint dans la liste
quatre autres grandes entrepri­
ses chinoises. Il n’y en avait
aucune il y a dix ans. La plus im­
portante en termes de chiffre
d’affaires n’est autre que l’indus­
triel de la viande WH Group, lea­
der mondial du porc.

L’eau-de-vie à base de sorgho
Il devance deux groupes laitiers,
Mengniu et Yili. Sachant que
Yili se diversifie aussi dans l’eau
en bouteille et les boissons à
base de soja. Enfin, Tingyi, spé­

cialiste des nouilles instanta­
nées, complète le tableau.
« Moutai est la plus grande mar­
que dont personne ne connaissait
l’existence hors de Chine. » Cyril Ca­
mus, PDG de la maison de cognac
Camus, souligne ainsi le paradoxe
de cette marque d’alcool, « vérita­
ble porte­étendard en Chine ».
Cette eau­de­vie, élaborée à base
de sorgho, a su se rendre désirable
aussi bien aux yeux de la nomen­
klatura qu’auprès de la popula­
tion. « L’entrée de gamme de Mou­
tai se vend 275 euros les 50 cl, et le
prix peut aller jusqu’à 1 500 voire
2 000 euros la bouteille », dit­il.

Le patron de la maison charen­
taise a noué un partenariat avec
Moutai, il y a quinze ans, et l’a fait
entrer dans les boutiques
d’aéroport avec un statut haut de
gamme, redessinant bouteille et
cartonnage. Un travail de longue
haleine.
« Moutai est tout à la fois une ap­
pellation d’origine contrôlée, une
marque et une entreprise, expli­
que M. Camus. La capacité de pro­
duction de l’appellation, située
dans la région de Guizhou [sud­
ouest de la Chine], est limitée et il y
a un système d’allocations comme
pour des grands crus. » Pour ac­

croître sa production, Moutai
aurait déplacé la ville de
16 000 habitants installée sur
l’appellation afin de gagner du
terrain. Un sol où sont creusés les
puits dans lesquels le sorgho fer­
mente. Après la distillation, l’eau­
de­vie vieillit au moins cinq ans.
L’entreprise propose aussi sous sa
marque des baijius produits dans
d’autres régions chinoises.
Une nouvelle équipe dirigeante a
été nommée en mai pour mettre
de l’ordre dans les diversifications
et faire de Moutai une marque in­
ternationale.
laurence girard

Dans un supermarché Auchan, à Pékin, en décembre 2017. FRED DUFOUR/AFP

Au premier
trimestre,
les Chinois ont
effectué 18,6 %
de leurs achats
de biens
physiques
en ligne

Sur un marché difficile, le
groupe Sun Art mise beaucoup
sur son partenariat avec Alibaba.
« Ce dernier partage ses flux de
données avec nous », explique
Peter Huang, patron de Sun Art.
Alors que le géant de l’Internet
engrange encore plus de données
et peut utiliser les magasins de
ses partenaires pour livrer rapide­
ment dans toute la Chine, les spé­
cialistes du commerce physique
ont accès à des trésors d’informa­
tions sur leurs clients.
« Par exemple, pour notre maga­
sin de Yangpu [nord de Shanghaï],
nous avons découvert, grâce aux
big data, que les revenus moyens
de la zone d’achat étaient supé­
rieurs à ce que nous pensions. Nous
avons adapté notre offre en consé­
quence, et les ventes ont augmenté
de 10 % depuis le début de l’année »,
poursuit Peter Huang. Mais le
patron tient à rassurer, beau
joueur : « La Chine a encore beau­
coup à apprendre des étrangers!
Nous nous inspirons des Japonais
pour la gestion précise des centres
commerciaux, et des Français pour
la gestion de la chaîne d’approvi­
sionnement et de la traçabilité. »
simon leplâtre
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