lemonde090819

(Joyce) #1

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CULTURE


VENDREDI 9 AOÛT 2019

REPORTAGE
dakar ­ envoyé spécial

I


l faut beaucoup de ferveur
pour dégeler un mausolée
stalinien comme le Grand
Théâtre de Dakar. Dans le
grand hall de marbre, avant la pre­
mière projection publique au Sé­
négal d’Atlantique, le premier
long­métrage de Mati Diop, la
foule tourbillonnait, habillée par
les meilleurs stylistes de la ville
(représentants de l’Etat, artistes,
intellectuels, journalistes, fami­
liers). La haute silhouette de Wa­
sis Diop, père de la réalisatrice et
figure majeure de la musique sé­
négalaise, se détachait. Une ca­
méra légère à la main, il filmait
l’heure de gloire de sa fille. Le
public vibrait déjà de curiosité,
peut­être d’appréhension.
Tout ce qui avait précédé cette
avant­première du 2 août – le
grand prix reçu à Cannes, la récep­
tion, à son arrivée à Dakar, de Mati
Diop et de l’équipe du film par le
président Macky Sall, qui a décoré
la cinéaste et ses collaborateurs de
l’Ordre du Lion, le brouhaha sur
les réseaux sociaux –, tout contri­
buait à exacerber les attentes, à
multiplier les risques de décep­
tion. Atlantique arrivait auréolé
de gloire mais aussi avec son
étiquette de « film sur l’immigra­
tion clandestine ». La réalisatrice a
grandi en France, elle ne parle pas
la langue des personnages du
film, le wolof.

Des vagues de rire
Le désir – d’images, d’histoires, de
cinéma – l’a emporté et de très
loin, sur les réticences. Le grand
théâtre de conception chinoise
s’est transformé en vraie salle de
cinéma, soulevée par des vagues
de rire et de stupeur au fil de la dé­
couverte du destin d’Ada, la jeune
fille qui voit celui qu’elle aime
partir en mer, que ses parents
veulent marier contre son gré, et
qui, en cherchant sa voie, pénètre
sur le territoire des revenants.
Après la projection, c’était à peine
si l’on distinguait un peu d’éton­
nement dans l’élan d’affection qui
montait vers le film. Comment
avait­elle fait pour saisir aussi jus­
tement le langage, la vie quoti­
dienne d’un quartier de Dakar?
Avant la projection, Mati Diop
était montée sur scène entourée
de toute son équipe. Les acteurs,
dans leur majorité des débutants
recrutés lors d’un long casting
sauvage dans les quartiers popu­
laires de Dakar, les deux produc­
trices françaises, Judith Lou Lévy
et Eve Robin, le producteur séné­

galais Oumar Sall, l’équipe techni­
que. Au milieu de cette petite
foule, la réalisatrice a affirmé que
la raison d’être d’Atlantique était
là, dans cette rencontre entre le
film et le public sénégalais.
L’avant­première au Grand
Théâtre en a été la plus spectacu­
laire manifestation. Elle n’en était
que l’une des étapes. Avec Oumar
Sall, Mati Diop a voulu multiplier
les rendez­vous, avec les médias,
avec le public. Projection et confé­
rence de presse ont précédé la
soirée du 2 août. Le lendemain, le
film sortait au Canal Olympia,
salle ouverte début 2017 par le
groupe Bolloré, le jour suivant au
Complexe Ousmane Sembène,
multiplexe d’un an plus jeune,
construit par un entrepreneur sé­
négalais. A chaque fois, la réalisa­
trice a présenté elle­même son
film. Le 5 août, elle organisait une
projection à la faculté des lettres
de l’Université Cheikh Anta Diop,
suivie d’une discussion à laquelle

participaient l’écrivain et univer­
sitaire Felwine Sarr, auteur d’Afro­
topia (Philippe Rey, 2016) et le
philosophe Bado Ndoye.
Ce dernier débat réunissait des
intellectuels et des artistes, plus
que les étudiants qui avaient dé­
serté le campus à l’approche de la
fête de la Tabaski qui peuple les
trottoirs de Dakar de moutons at­
tendant le sacrifice. Cette discus­
sion a cristallisé les émotions et
les interrogations qu’a suscitées le
film, qu’elles concernent la lan­
gue, la place que le Sénégal fait à sa
jeunesse, les scènes d’amour,
dont la réalisatrice se demandait
si elles heurteraient le conserva­
tisme d’une bonne partie de la so­
ciété. Et même si elles mettraient
en péril Mama Sané, la jeune fille
qui incarne Ada. « La première fois
que j’ai raconté le film à ma mère,
j’ai sauté les scènes d’amour », a
raconté l’acteur Amadou Mbow
aux auditeurs massés dans l’am­
phithéâtre. Tabara Gorka, qui tra­

vaille dans un centre d’art daka­
rois, s’est contentée de dire de ces
séquences : « C’est une réalité. » Ce
qui l’avait saisie, c’était la langue
du film. « C’était comme la pre­
mière fois que j’ai lu un livre en wo­
lof, a dit la jeune femme. Je me suis
sentie représentée à la hauteur de
ma réalité. »

Dimension politique
Si les femmes se reconnaissent
dans les tribulations matrimo­
niales d’Ada, les plus anciens,
comme le professeur Maguèye
Kassé, universitaire spécialiste de
l’Allemagne et historien du ci­
néma, rencontré au lendemain de
l’avant­première, sont plus tou­
chés par la dimension politique
d’Atlantique. Compagnon de
route de Sembène Ousmane, le
père fondateur du cinéma séné­
galais, le professeur voit conver­
ger dans le film de Mati Diop l’en­
gagement dont Sembène nour­
rissait il y a un demi­siècle Le

Mandat ou Guelwaar et l’ironie
désespérée de l’autre figure tuté­
laire, Djibril Diop Mambety, frère
de Wasis, oncle de Mati, auteur de
Touki Bouki et Hyènes. Le succès
de Mati Diop vient après celui
d’un autre cinéaste sénégalais et
français, Alain Gomis (dont
Aujourd’hui et Félicité ont triom­
phé dans les festivals), « deux
auteurs porteurs d’une double cul­
ture dont ils maîtrisent l’hybri­
dité », note Magueye Kassé.

La réalisatrice Mati Diop, avec son père Wasis Diop, le 2 août à Dakar. SYLVAIN CHERKAOUI POUR « LE MONDE »

« La première fois
que j’ai raconté
le film
à ma mère, j’ai
sauté les scènes
d’amour »
AMADOU MBOW
acteur

Saisie entre une interview avec
une journaliste sénégalaise et la
projection au complexe Sem­
bène Ousmane, Mati Diop semble
émerveillée et un peu écrasée par
les tourbillons de l’arrivée d’At­
lantique à Dakar. « Je n’étais prépa­
rée à rien de ce qui est arrivé depuis
que j’ai fini le film, reconnaît­elle.
Tout est plus rapide, plus intense,
les réactions au film se mêlent à
l’émotion de l’événement. » L’évé­
nement, c’est une espèce de résur­
rection : « Quelque chose qui
s’était interrompu qui reprend pe­
tit à petit, d’abord avec les films
d’Alain Gomis, maintenant avec
Atlantique », dit­elle. La renais­
sance du cinéma sénégalais,
étouffé par deux décennies
d’ajustement structurel, la possi­
bilité enfin « d’inscrire nos imagi­
naires dans l’imaginaire du
monde », comme le disait Felwine
Sarr dans l’amphithéâtre de
Cheikh Anta Diop.
thomas sotinel

Au Sénégal, la timide renaissance des salles face aux plates­formes


Les cinémas restent peu nombreux malgré quelques créations, comme la salle de 300 places ouverte par Vivendi à Dakar en 2017


dakar ­ envoyé spécial

D


ans les salles de Dakar qui
ont montré Atlantique, la
projection s’est ouverte
sur le logo de Netflix. Le soir de
l’avant­première au Grand Théâ­
tre, la plate­forme américaine
avait même dépêché un techni­
cien d’Afrique du Sud pour s’en as­
surer. Généralement peu enthou­
siaste à l’idée de voir ses acquisi­
tions à l’affiche des salles, Netflix,
qui a acheté une bonne partie des
droits mondiaux du premier long­
métrage de Mati Diop au moment
du Festival de Cannes, avait tout
intérêt à ce que le film fasse au
moins une apparition dans les
cinémas sénégalais : il faut en effet
qu’un titre ait été exploité au
moins une semaine dans les salles
de son pays d’origine pour pouvoir

être candidat à l’Oscar du meilleur
film en langue étrangère.
Or, Netflix est pris d’une inextin­
guible soif de statuettes, exacer­
bée par les critiques dithyrambi­
ques qu’Atlantique a collection­
nées dans la presse anglo­saxonne
au moment de Cannes. La plate­
forme a par ailleurs des vues sur le
marché africain qui offre d’im­
menses perspectives de crois­
sance. Au Sénégal, les abonnés, qui
se multiplient, paient à peu près le
même tarif qu’en France et con­
somment souvent les program­
mes sur leur téléphone.
Ces aspirations africaines de
Netflix, Oumar Sall, le producteur
sénégalais du film de Mati Diop,
les a prises comme une aubaine :
« L’exploitation en salle au Sénégal
n’offre pas un retour sur investisse­
ment », explique ce quadragénaire

qui n’est pas pour rien dans les
prémices de la renaissance du
cinéma sénégalais. Producteur
également des deux films d’Alain
Gomis, Aujourd’hui et Félicité, lau­
réats de l’Etalon d’or au festival de
Ouagadougou, il a su monnayer
ces succès auprès de l’Etat sénéga­
lais qui a créé un fonds, le Fopica,
doté aujourd’hui de 1 milliard de
francs CFA (1,5 million d’euros).

Un public jeune et plutôt aisé
Grâce au Fopica, Oumar Sall a pu
participer pour 20 % à la produc­
tion d’Atlantique, aux côtés de Ju­
dith Lou Lévy et Eve Robin, ses
consœurs françaises des Films du
Bal. Avec elles et Juliette Schra­
meck, la directrice générale de
MK2, société chargée des ventes
internationales du film de Mati
Diop, il a tenu la dragée haute à

Netflix. La plate­forme américaine
a ainsi accepté que le film soit dis­
tribué en salle au Sénégal, au Mali,
au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire.
La réalisatrice et les producteurs
ont aussi obtenu de conserver les
droits non commerciaux du film,
ce qui lui permettra de circuler
dans les festivals, plus nombreux
dans la région que les cinémas.
Car la renaissance de l’exploita­
tion commerciale en Afrique de
l’Ouest reste timide. Elle est pour
l’instant menée par le groupe Vi­
vendi, qui a ouvert dans plusieurs
pays des salles sous la marque
CanalOlympia. Celle de Dakar peut
accueillir 300 spectateurs depuis
2017, mais la directrice de la salle,
Khadidia Djigo, convient qu’il a
fallu du temps pour que les
Dakarois reprennent l’habitude
du cinéma avant « un vrai boom

en 2018 ». On peut y ajouter les
trois écrans du Complexe Sem­
bène Ousmane, inauguré un an
plus tard par l’entrepreneur
Youssef Saleh, soit un millier de
fauteuils, pas de quoi rentabiliser
la production locale.
Les deux établissements affi­
chent essentiellement des produc­
tions hollywoodiennes, cherchant
à coller aux goûts du public jeune
et plutôt aisé (la place coûte entre 2
et 7 euros), attiré par les films de
super­héros, par l’horreur et le fan­
tastique. A CanalOlympia, Khadi­
dia Djigo programme ses films à
partir d’un catalogue proposé de­
puis Paris par Vivendi. On y trouve
des blockbusters et des films
d’horreur américains, des films
français (qu’elle ne retient pas
souvent), des productions de
Nollywood, l’industrie nigériane.

Elle y a ajouté, au gré des occasions,
Félicité, d’Alain Gomis, Wallay, le
film burkinabé de Bernie Goldblat,
ou Yao, de Philippe Godeau, qui ra­
contait le retour au pays d’un écri­
vain sénégalais, incarné par Omar
Sy. Tout comme les salles ne sont
pas assez nombreuses pour nour­
rir une industrie, la production
peine à les alimenter.
« Le cinéma sénégalais produit
pour l’instant difficilement deux
films par an, explique Oumar Sall.
Le cercle vertueux n’existe plus, il
n’existera pas sans structuration du
cinéma africain. » Elle passe, selon
lui, par les investissements privés
(compagnies de télécommunica­
tion, plates­formes) et par des quo­
tas de diffusion pour que l’Afrique
cesse « de consommer plus d’ima­
ges qu’elle n’en produit ».
t. s.

Dakar au miroir d’« Atlantique », de Mati Diop


La réalisatrice a conquis le public dakarois auquel elle a présenté son film, lauréat du Grand Prix à Cannes

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