Temps - 2019-08-07

(Barry) #1
LE TEMPS MERCREDI 7 AOÛT 2019

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C



est en 2010 que Céline, Gene-
voise sans histoire, apprend
la nouvelle. Une bagarre a
mal tourné et Jef, son ami et
ancien amant, a été empri-
sonné. Condamné pour ten-
tative d’assassinat, il passera
sept longues années
enfermé, durant lesquelles
ils construiront une histoire
d’amour. Une relation ryth-
mée par des échanges de lettres, des ren-
dez-vous au parloir, et rendue possible
par des gardiens parfois plus humains
que d’autres.

Céline: Jef et moi, nous nous sommes
rencontrés il y a près de vingt ans. Lui
était en couple et moi aussi, nous nous
étions tous liés d’une grande amitié. L’al-
cool, les armes, les mauvaises fréquenta-
tions, Jef avait tout du mauvais garçon.
J’ai commencé à me rapprocher de lui,
et une chose en amenant une autre, il est
devenu mon amant. Nous avons fini par
nous séparer, et à cette époque, j’avais
promis de ne jamais le laisser tomber.
Sentant peut-être les ennuis venir, il
m’avait alors dit: «Quand tu pars en pri-
son, il n’y a plus personne.» J’avais promis
que si cela lui arrivait un jour, il pourrait
compter sur moi. Puis il a été incarcéré.
J’ai commencé, comme promis, à lui
rendre visite. En tant qu’amie.

Jef: Je m’attendais à tout sauf à ce qu’elle
vienne. On avait coupé les ponts pendant
très longtemps. J’avais cherché à la joindre
avant d’être incarcéré mais elle refusait

de répondre à mes appels et quand elle y
répondait, c’était pour m’envoyer balader.
Quand je l’ai vue arriver au parloir, je me
suis dit qu’elle venait pour se moquer
ouvertement de moi, me narguer et me
dire: «Ah tiens, regarde ce que tu es devenu
sans moi, si on était restés ensemble, peut-
être que ça ne serait pas arrivé.» Je m’étais
même dit que c’était de la curiosité mal-
saine. Pour moi, elle était la bourgeoise
qui venait s’encanailler en prison.

C.: Il faut dire que je n’avais jamais connu
de personnes incarcérées avant lui. Pour
moi, la prison était réservée aux petits
jeunes de banlieue. C’est étrange, j’ai
grandi à Puplinge, à deux pas de la prison
de Champ-Dollon. Elle était de l’autre
côté de la route mais, pour moi, elle était
à des années-lumière. Le directeur de
l’établissement pénitentiaire était aussi
le maire de mon village. Mes parents
avaient eu l’occasion, grâce à des asso-
ciations, d’entrer dans la prison un jour
pour la visiter. Mon père était outré en
ressortant, il répétait: «On se tue à la
tâche comme des imbéciles, on galère à
la fin du mois pour nourrir sa famille
pendant qu’eux [les prisonniers], ils ont
une salle de sport et trois menus au
choix.» J’ai donc grandi avec ce fan-
tasme-là. En arrivant, j’ai plongé dans un
monde que je ne connaissais pas, que je
fantasmais à travers des films. Lors du
premier parloir, je me suis dit que je
n’étais clairement pas de ce monde. Tout
était spécial et bizarre, je m’attendais à
le voir dans sa combinaison orange,
comme dans les films américains.

J.: Lors de sa première visite, j’étais
encore avec ma compagne de l’époque.
Elles sont arrivées en même temps, je me
suis donc retrouvé face à ma copine
actuelle et à mon ex, ça a été mon procès
indirectement, les deux me sont tombées
dessus. J’en ai pris plein la gueule... J’ai
fini par me séparer de ma copine, et je ne
pensais plus qu’à voir Céline.  Je me
réjouissais qu’elle m’écrive, d’avoir de ses
nouvelles.

C.: Notre histoire était épistolaire au
départ. A l’époque, j’étais encore avec mon
ex-mari. J’ai dû longuement marchander
avec lui pour qu’il accepte que j’écrive à
Jef. Dans nos lettres, nous parlions de tout
et de rien, de la vie qui passe. Je remplissais
des feuilles blanches de banalités ne
sachant pas exactement comment com-
muniquer avec lui qui ne voyait plus la vie
dehors. Puis j’ai commencé à lui rendre
visite plus régulièrement.  Tant qu’on
n’était pas ensemble, j’essayais d’y aller une
fois par mois. J’ai fini par me séparer de
mon mari.
Dès lors que nous avons officialisé notre
relation, je me rendais au parloir le mer-

credi et le samedi puis tous les week-ends.
Notre histoire, on l’a construite en prison.
J’avais mon rythme: le travail, les parloirs,
tout en continuant à avancer dans ma
vie. J’avais l’impression de vivre prison, de
manger prison, de boire prison, d’appeler
prison et au final trois ans se sont déroulés
ainsi.

J.: Dans certains établissements par les-
quels je suis passé, c’était plus compliqué
d’entretenir cette relation. Certains
détenus arrêtaient de voir leurs proches
car les visites trop régulières engen-
draient quasi systématiquement des
fouilles à nu. J’étais fouillé neuf fois sur
dix. C’était très dur de supporter ça à
chaque fois. Ce qui était très dur aussi,
c’était l’absence quasi totale de relation
sexuelle. C’est de la folie, une frustration
complètement dingue. L’acte sexuel est
interdit, donc on culpabilise. Quand on
retrouve la femme qu’on aime, il est
pourtant normal qu’on ait envie de faire
l’amour avec elle ou au moins de la tou-
cher. Si on se fait choper, c’est la honte.
Comme à l’école. On est totalement
infantilisés.

C.: L’administration pénitentiaire n’a pas
cette humanité de dissocier la situation
des détenus de celle des compagnes.
Notre sort dépend parfois de l’attitude et
de la bienveillance des surveillants. Je me
souviens d’une en particulier qui était
bien plus tolérante que les autres. Elle
savait qu’on laissait passer des cigarettes
et fermait les yeux, mais nous interdisait
catégoriquement d’amener de la viande
pour éviter les avaries et les intoxications
alimentaires des prisonniers. C’est elle
qui m’a fait comprendre implicitement
que lors des parloirs, les relations
sexuelles étaient «possibles».
Elle m’avait interpellée en me disant:
«Mais vous fichez quoi, vous vous mettez
toujours dans les cabines les plus exposées
alors que si vous vous mettiez dans celle-là,
au fond, vous seriez tranquilles au moins
quinze minutes... le temps que les autres
familles soient raccompagnées.» J’étais
peut-être très innocente, mais pour moi,
on se lançait dans une histoire sans rap-
ports sexuels tant qu’il n’y aurait pas de
structure à disposition. Ces gens-là sont
une force. Grâce à eux, on arrive dans un
univers moins froid, on sait qu’on aura au

Céline, 47 ans, et Jef, 58 ans,

nous racontent comment ils ont vécu,

pendant trois années, leur histoire

d’amour de chaque côté des barreaux

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-AMAËLLE TOURÉ t @MarieMaelle

«Notre histoire

d’amour, on

l’a construite

en prison»

L’AMOUR EN SUISSE (3/5)
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