Monde-Mag - 2019-08-10

(lu) #1

20 | SAMEDI 10 AOÛT 2019


« L’idée, là, c’est de se faire trop plaisir.
Parce qu’au travail ça rigole pas. C’est
juste pas possible. Alors, bonne journée,
bonne dégustation et, pas de souci, je
reviens vers vous dès que possible! »

Chaque décennie ou même chaque
lustre a ses petites manies lexicales, des
expressions et des mots « jeunes », des
tics de langage.
Certains de ces tics sont tout bête-
ment des anglicismes. Ainsi de « c’est
juste » (pas possible). D’autres surgis-
sent sans raison apparente (par exemple
« pas de problème » est remplacé par
« pas de souci », qui va jusqu’au plaisant
« no souçaï » ou « no souçaille ») ou sont
des exagérations caractéristiques de
l’oral (« c’est trop » ; lire « Histoire d’une
notion », de Clara Cini, dans Le Monde
du jeudi 13 juin).
Mais, parmi ces expressions, beau-
coup reflètent les difficultés sociales,
en tout cas les enjeux du moment, l’in-
fluence d’autres cultures et, de façon
générale, l’esprit du présent immédiat.
Certaines sont lancées par des publici-
tés, des films (l’indémodable « c’est c’la »
de Thierry Lhermitte dans Le Père Noël
est une ordure
, de Jean-Marie Poiré).
D’autres disparaissent avec le temps.
Qui connaît encore le « pschutt »
d’Odette dans Du côté de chez Swann , de
Proust ( « Mais ça m’étonne que toi, un
homme si pschutt, tu n’y étais pas »
)? Et,
plus près de nous, que sont devenus les
« sensass », les « formid » et même les
« vachement »?


Cette espèce d’argot français
Le verlan est un très bon exemple de la
diffusion d’une façon de parler d’un
groupe social à l’ensemble de la société.
Inversion de syllabes ou parfois de
mots, avec chute fréquente de la voyelle
finale, cette espèce d’argot français est
née, sous sa forme actuelle, dans les
années 1970, souvent dans les ban-
lieues, puis a été reprise dans de nom-
breux domaines.
Certains de ces mots inversés parais-
sent déjà vieillots : relou, (laisse) béton,
meuf, keuf... D’autres servent notre
manière édulcorée, presque officielle,
de nous exprimer. Ainsi, plutôt que de
parler des Arabes, des Noirs, des juifs,
les expressions rebeu, renoi, ou feuj
s’utilisent dans la vie quotidienne.
C’est d’ailleurs une tendance générale
que la « bisounoursisation » de la lan-
gue, qui s’adapte aux exigences d’une
époque soucieuse, en dépit de sa bruta-
lité, de ne faire de peine à quiconque. Il
faut tout rendre « humain » et person-
naliser les échanges (dans les courriels
commerciaux, on vous tutoie presque
tendrement). D’où un surcroît d’amabi-
lité et le rejet des formules toutes faites,
rituelles, des codes de politesse classi-
ques, neutres : adieu l’au revoir tout
court, le bonsoir tout sec, le merci tout
cru. On revient vers vous, on vous sou-
haite une bonne dégustation, une
bonne fin de demi-journée, on vous es-
père en belle forme, on ajuste sa for-
mule à chaque moment du jour, de la
vie, à chaque personne. C’est « à vous »
que l’on dira merci, formule devenue
absurde de ne plus être la réponse à un
premier « merci ». Et puis, ouf, on ne
« meurt » plus, on « décède » à la rigueur,
mais, surtout, on « part »...
Bon, pour finir, je ne dis pas que ça va
être impossible de trouver une chute,
mais ça va être « compliqué ».p
marion hérold


Prochain article Je veux un win-win
à la sortie


LA LANGUE PREND L’AIR


DANS L’AIR DU TEMPS


Le trop flamboyant fauteuil


de Jack Lang


LE MOBILIER DU POUVOIR 5 | 6 En 1991, le ministre de la culture


commande à l’artiste Sylvain Dubuisson un siège, qu’il


finit par refuser. Un cas rare dans la politique volontariste


de commandes publiques menée sous Mitterrand


D


epuis vingt-huit ans,
aucun ministre ni haut
fonctionnaire n’a formulé
de demande pour le faire
installer dans son bureau. Le fauteuil
est pieusement remisé sous une pro-
tection de plastique dans une réserve,
au deuxième étage du Mobilier natio-
nal, mais il est loin d’être tombé dans
l’oubli. Car, s’il est ignoré des servi-
teurs de l’Etat, l’objet est, en revanche,
très demandé par les organisateurs
d’expositions consacrées au design ou
à l’art contemporain.
Exposé jusqu’au 30 septembre à la
Cité de l’architecture et du patrimoine
(« Le Mobilier d’architectes, 1960-
2020 »), à Paris, ce fauteuil imaginé par
Sylvain Dubuisson en 1991 est consi-
déré comme un classique. Il a été
réalisé par l’atelier de recherche du
Mobilier national en louro faia, un
bois exotique avec une assise recou-
verte d’un cuir pleine fleur, couleur
amande pâle. Son piétement attire le
regard. Quatre spirales en acier laqué
couleur bronze enferment respective-
ment une Vénus de Milo renversée, un
serpent bleu turquoise, trois dés et
enfin un artichaut.
L’intrigant meuble au style flam-
boyant est destiné au bureau de Jack
Lang, rue de Valois. Un « fauteuil
volant » réservé pour les réunions in-
formelles tenues entre le ministre de
la culture du gouvernement Rocard et
ses collaborateurs. Cet élément s’intè-
gre dans une commande plus large.
Quelques mois auparavant, Jack Lang
a demandé à Sylvain Dubuisson de lui
livrer son nouveau bureau sur le
modèle du Projet 89 présenté par l’ar-
chitecte-designer lors d’une exposi-
tion du VIA, l’organisme de promotion
du mobilier « à la française », au Musée
des arts décoratifs, à Paris. Un meuble
en bois blond, à la fois massif et élé-
gant, avec sa jupe cintrée cylindrique
inclinée, que le ministre commande
au Mobilier national, en même temps
qu’un tapis, une console, une table
d’appoint, une lampe et, donc, un
« fauteuil volant ».
En 1991, le prototype de ce dernier,
avec ses quatre pieds et leurs figures
en résine de synthèse, est présenté au
ministre, dans son bureau. « Au bout
d’un moment, raconte Dubuisson, Jack
Lang me fait savoir qu’il a quelque
chose à me dire mais que cela l’embar-
rasse. J’insiste pour qu’il s’exprime et, là,
il explose : “C’est une symbolique de
bazar !” Il y a eu un léger vent de pani-
que dans la pièce. Je n’ai pas insisté et
finalement il a été décidé de refaire des
fauteuils avec un piétement classique. »

Un mobilier « de gauche »
Sylvain Dubuisson est interloqué.
Ainsi donc, le ministre qui encourage
la création artistique jusqu’au plus
haut niveau de l’Etat, l’homme de la
promotion des arts plastiques dans la
commande publique s’offusque de
l’audace transgressive de son travail.
« C’était un projet très narratif, j’avais
besoin d’en dire mais je n’explique rien,
je ne donne pas de réponse aux élé-
ments symboliques, évidents ou un peu
énigmatiques, qui sont présents sur les
pieds du fauteuil. Ce qui est intéressant,
estime-t-il aujourd’hui , c’est l’écart
entre les goûts personnels de Jack Lang,
qui sont classiques, et ce qui dictait son
action politique. J’aurais dû savoir qu’il
ne se serait jamais assis dans pareil fau-
teuil. Tout cela pose la question de
savoir jusqu’où un homme politique
peut porter une création. »
Jack Lang n’a visiblement pas gardé
un souvenir très précis de cet épisode.
Ce fameux fauteuil ne lui rappelle plus
grand-chose. « Vous savez, finit-il par
assurer, je n’aime pas trop les bureaux.
Ils sont faits pour accueillir les gens.
Moi, je préfère travailler sur un coin de
table ou dans un bistrot. » Aujourd’hui,
il glisse avoir mis un point d’honneur
à préciser qu’il a laissé en l’état – « pour
une question d’économies » – le bureau
de son prédécesseur à la présidence de
l’Institut du monde arabe (IMA) lors-
qu’il a pris cette fonction, en 2013.
De cette rebuffade, Dubuisson n’a
conservé aucune animosité. « C’était
une de mes premières commandes
publiques ; j’ai fait ce fauteuil par
rapport à un contexte, à une époque.
Jack Lang m’a toujours témoigné une

très grande fidélité », souligne-t-il. De
ces années, il conserve en mémoire le
souvenir « d’un bouillonnement
magnifique, mais avec beaucoup de
déchets, et qui me terrifiait un peu ».
En revanche, le bureau qu’il a réalisé
pour Jack Lang est devenu un must
parmi les élites de la fonction publi-
que. Les ministres de la culture
successifs, Jacques Toubon, Philippe
Douste-Blazy, Catherine Trautmann et
Jean-Jacques Aillagon s’y sont instal-
lés. Depuis 2010, il est utilisé par Didier
Migaud, premier président de la Cour
des comptes, qui a également accueilli
au siège de l’institution rue Cambon
d’autres éléments initialement
conçus par Sylvain Dubuisson pour la
culture. Dont le grand tapis en trom-
pe-l’œil intitulé L’Enigme, sa tête de
sphinge et ses traces de pas qui s’éva-
nouissent sur le sable.
L’incompréhension entre l’artiste et
le ministre restera comme un avatar
du projet politique que recouvre l’essor
spectaculaire de la commande publi-
que impulsée à partir du premier sep-
tennat de François Mitterrand. Pour le
gouvernement issu des élections de
1981, il existe un mobilier « de gauche »,
conçu par des créateurs émergents, le
plus souvent jeunes. A l’Elysée, la re-
fonte des appartements du président
mobilise Philippe Starck, Jean-Michel
Wilmotte, Annie Tribel, Marc Held. Les
cadeaux présidentiels font l’impasse
sur la vaisselle de Sèvres du XVIIIe siè-
cle pour faire la part belle à des artistes
contemporains. « Il faut en finir avec le
style Napoléon qui règne dans les minis-
tères! », proclame Jack Lang.
Des concours sont lancés afin de dé-
signer des lauréats qui reçoivent les
commandes publiques, en particulier
pour meubler le nouveau ministère

des finances, qui va s’installer à Bercy.
Claude Mollard, délégué aux arts plas-
tiques, prend en charge cette croisade.
« Dans l’ancienne France régnait le mo-
bilier Empire ; dans la nouvelle France
que nous incarnions, la création allait
s’imposer », se souvient-il. En 1985, il
organise une exposition intitulée, en
guise de clin d’œil, « L’Empire du
bureau, 1900-2000 ». Le mobilier sera
progressiste ou ne sera pas.

Un soutien actif à la création
Avant d’opter pour le bureau Dubuis-
son lors de son retour au ministère de
la culture en 1988, après la réélection
de François Mitterrand, Jack Lang en a
choisi un autre, en 1981, dessiné par
Andrée Putman, qui sera repris par
Lionel Jospin à l’éducation nationale
puis à Matignon avant d’être, des
années plus tard, écarté par Manuel
Valls qui lui préférera celui de Léon
Blum. Un choix qui, aujourd’hui en-
core, fait lever les yeux au ciel de Jack
Lang. Pendant les deux septennats
mitterrandiens, les esthètes de la
« nouvelle France » se gaussent des
choix jugés « kitsch » de la première
ministre Edith Cresson ou de la

volonté du ministre du budget, Michel
Charasse, de faire suivre dans l’écrin de
Bercy le mobilier en pur style
Napoléon qui était le sien au Louvre,
dans les anciens locaux ministériels.
Cette politique, articulée autour du
renforcement du budget du ministère
de la culture et d’un soutien actif à la
jeune création, ne sera pas étrangère à
l’appui que recevra François
Mitterrand de la part du plus clair de la
communauté artistique lors de la
cohabitation (1986-1988). Une période
notamment marquée par la tentative
du gouvernement Chirac de faire annu-
ler le projet des colonnes de Daniel
Buren, au Palais-Royal, devenues un
terrain d’affrontement culturel et
politique qui tournera à l’avantage de
l’opposition de gauche. « La libération
[de la création artistique] et la consécra-
tion des arts mineurs, ce n’est pas 1968 ;
c’est 1981 », soutient Sylvain Dubuisson.
« C’est d’ailleurs la seule époque de l’his-
toire au cours de laquelle on ne dessine
pas de chaises parce que l’on questionne
le fait de s’asseoir et que les gens s’instal-
lent par terre », s’amuse-t-il.
« Mes successeurs ont suivi mon exem-
ple et maintenu les commandes à des
designers », fait remarquer Jack Lang,
qui ne peut s’empêcher de juger que
« la réussite a été relative ». « Finale-
ment, affirme l’ancien ministre de la
culture, nous avons un peu contribué à
un changement de l’esthétique collec-
tive, donné le goût au citoyen de se meu-
bler, de s’habiller moderne. Aujourd’hui,
lorsque vous visitez un appartement dit
bourgeois, il y a toujours une part de
modernité qui s’est installée. » p
jean-michel normand

Prochain article A l’Elysée, une salle
pas toujours à la fête

Le fauteuil créé par Sylvain Dubuisson en 1991.
Les pieds, quatre spirales en acier laqué, renferment une
Vénus de Milo renversée, un serpent bleu turquoise,
trois dés et un artichaut. ISABELLE BIDEAU/MOBILIER NATIONAL

« LA LIBÉRATION


[DE LA CRÉATION


ARTISTIQUE]


ET LA CONSÉCRATION


DES ARTS MINEURS, CE N’EST


PAS 1968 ; C’EST 1981 »
SYLVAIN BUISSON
architecte et designer

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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