Le Monde - 01.08.2019

(Nandana) #1

10 |planète JEUDI 1ER AOÛT 2019


0123


Dans les Pyrénées


ariégeoises,


la « haine » de l’ours


Face à la levée de boucliers des éleveurs,


l’Etat a, pour la première fois, mis en place


des mesures d’effarouchement de l’animal


toulouse - correspondance

C


omme tous les étés, le
monde du pastoralisme
entre en ébullition à cha-
que attaque d’ours. Dans
la nuit du 23 au 24 juillet, c’est la
mort de soixante et une brebis sur
l’estive du mont Rouch, en Ariège,
attribuée au plantigrade, qui a fait
monter la colère d’un cran.
Dans un mouvement dit de « dé-
rochement », elles se sont jetées
du haut d’une falaise pour échap-
per à une attaque. Un mois plus
tôt, un autre troupeau de 250 ani-
maux avait péri de la même façon,
dans le massif de l’Aston, dans le
même département.
Le 6 juin, pour la première fois
depuis vingt ans, les représen-
tants des éleveurs – Fédération dé-
partementale des syndicats d’ex-
ploitants agricoles (FDSEA) et Jeu-
nes agriculteurs – et les chambres

d’agricultures des départements
concernés avaient boycotté la réu-
nion de présentation du nouveau
« plan ours et pastoralisme » ,
organisée à Toulouse par l’Etat.
Les associations environnemen-
tales favorables à la réintroduc-
tion et à la présence de l’animal,
réunies au sein de la Coordination
associative pyrénéenne pour
l’ours (CAP ours) avaient fait de
même, laissant le préfet parler de-
vant des chaises vides.
« Non, la poudre de perlimpinpin
de l’Etat ne fera pas reculer les
ours! », s’indignaient les éle-
veurs, dénonçant des mesures de
protection inefficaces, des pré-
dations en hausse constante et
une suradministration des
procédures. Quant aux associa-
tions, elles s’offusquaient déjà de
la possible mise en place d’opéra-
tions d’effarouchement pour
éloigner certains individus con-
sidérés comme dangereux.

Menaces et voiture incendiée
Aux premières loges du conflit, le
délégué régional de l’Office natio-
nal de la chasse et de la faune sau-
vage (ONCFS), Nicolas Alban, es-
time qu’ « un palier a été franchi. On
travaille bien avec 95 % des éle-
veurs, mais une minorité attise le
feu et crée un climat plus que détes-
table ». Les agents de l’office – à la
tête du Réseau ours brun, qui gère
le suivi scientifique, le comptage
et estime les dégâts causés – refu-
sent depuis le 23 juillet de réaliser
les constats dans la région du Cou-
serans, en Ariège, là où l’on dé-
nombre la plus importante pré-
sence d’ours. Une semaine plus
tôt, une de leurs voitures a été in-
cendiée dans un petit village.
« Une plainte est en cours, mais nul
ne doute que l’acte a été commis
par des éleveurs. Cela s’ajoute aux
lettres d’insultes que l’on reçoit, aux
menaces continuelles sur les ré-
seaux sociaux ou devant nos

locaux », déplore Nicolas Alban.
Après le dérochement des
soixante et une brebis mercredi
soir, la préfète du département de
l’Ariège, Chantal Mauchet, a auto-
risé pour la première fois l’appli-
cation de mesures pour effarou-
cher l’animal. Un arrêté permet
jusqu’au 1er novembre l’effarou-
chement simple, à l’aide de
moyens sonores, olfactifs et lumi-
neux, et l’effarouchement ren-
forcé, à l’aide de tirs non létaux.
Afin de renforcer la surveillance
des troupeaux et d’améliorer les
conditions de travail des bergers,
des abris d’urgence ont été propo-
sés par la préfecture aux estives
les plus prédatées du massif. Sept
abris sont ainsi en cours de dé-
ploiement et sont mis à disposi-

tion des groupements pastoraux
qui en ont fait la demande.
La nuit du 25 au 26 juillet, les
agents de l’ONCFS mobilisés pour
la première opération d’effarou-
chement n’ont pas rencontré l’ani-
mal suspecté dans la mort des bre-
bis. « C’est au cœur de la zone cen-
trale historique de présence, pré-
cise Nicolas Alban. Pour mes gars,
il faut cinq heures pour monter au
sommet, alors que les animaux
bougent beaucoup. Il n’y a donc
pas eu d’observation, mais pas de
nouvelles attaques non plus. »
Le gouvernement a par ailleurs
annoncé la mise en place d’un
nouveau dispositif unifié pour in-
demniser les éleveurs des pertes
liées aux attaques de loups, d’ours
et de lynx. Il comporte un barème
unique pour tous les dégâts ; pour
une brebis laitière, le montant
peut aller jusqu’à 600 euros. Les
éleveurs concernés doivent ce-
pendant prendre des mesures de
protection des troupeaux (clôtu-
res, chiens de garde...) pour en bé-
néficier. « L’anéantissement de
l’élevage de montagne aurait des
conséquences désastreuses, in-
soupçonnées pour nos territoires,
mais totalement occultées par
l’Etat », s’alarmait le président de
l’Association des chambres d’agri-
culture des Pyrénées (ACAP),
Philippe Lacube, courant juillet.

« Ce n’est pas une question éco-
nomique pour nous, et surtout la
facture va être de plus en plus
lourde pour le citoyen » , précise
Olivier Maurin, éleveur en vallée
d’Aspe et coprésident de l’Associa-
tion pour le développement du-
rable de l’identité des Pyrénées
(Addip), farouchement opposée à
la présence de l’ours. « A force
d’accumuler du mépris, de ne ja-
mais être écouté, c’est devenu ex-
plosif. Les éleveurs sont passés de
la colère à la haine », précise-t-il.
Selon les derniers chiffres com-
muniqués, depuis le début de l’an-
née 486 brebis auraient été victi-
mes de l’ours, sans compter des ru-
ches et quelques chevaux, soit le
double par rapport à 2018 à cette
période. La population ursine était
estimée à une quarantaine d’ani-
maux fin 2018, après des réintro-

ductions en 1996 et 2006, et celle
de Claverina, le 4 octobre 2018, et
de Sorita, sa petite sœur.
Face à la montée de colère de
certains éleveurs, l’association de
protection des grands prédateurs
Ferus a lancé un appel à tous les
usagers de la montagne sur les
secteurs susceptibles d’être fré-
quentés par les ours : « A l’occa-
sion de vos sorties sur le terrain,
soyez vigilants, attentifs et à la re-
cherche de tout indice qui puisse
faire penser à une action de bra-
connage d’ours (carcasses, pots de
miel remplis de verres pilés, agita-
tion inquiétante sur un secteur de
présence de l’ours...). »
Alors que la tension est à son
comble, vingt-cinq éleveurs,
chasseurs ou louvetiers ont déjà
suivi la formation obligatoire
pour appliquer l’effarouchement
renforcé, en complément des
employés de l’ONCFS.
Pour Olivier Maurin, « l’Etat con-
tinue de se moquer de nous, la pré-
fète ferait mieux de défendre les éle-
veurs, et surtout de faire partir
l’ours de nos montagnes ». En août,
les troupeaux vont partir vers les
herbages d’altitude et, « comme
d’habitude, les attaques vont re-
partir de plus belle », prédit l’éle-
veur. Pas de quoi apaiser l’am-
biance dans les montagnes.p
philippe gagnebet

Jusqu’à 100 loups pourront être abattus en 2019


Des associations vont déposer un recours contre un arrêté relevant le plafond des prélèvements autorisés


L’


affrontement entre pro
et anti-loups se déplace
des pâturages vers le ter-
rain judiciaire. L’Association
pour la protection des animaux
sauvages (Aspas) et l’association
pour la défense des grands préda-
teurs Ferus ont annoncé, lundi
29 juillet, le dépôt d’une requête
devant le Conseil d’Etat contre un
arrêté du 26 juillet relatif aux
abattages de loups.
Ce texte, signé des ministres de
la transition écologique et de
l’agriculture, officialise les mesu-
res annoncées au mois de mai
par les deux ministères. A savoir
un relèvement du plafond de
« prélèvements » autorisés. Alors
qu’il était en 2018 de 10 % de la po-
pulation de canidés, avec une ma-
joration possible de 2 % si ce
quota était atteint avant la fin de
l’année, le seuil a été porté à 17 %,
avec toujours un complément
possible de 2 %.
Rapporté à un effectif d’environ
530 loups présents sur le terri-
toire national, selon l’évaluation
établie début juin par l’Office na-
tional de la chasse et de la faune
sauvage (ONCFS), le plafond de

17 % correspond donc à l’abattage
de 90 prédateurs. Avec les 2 %
supplémentaires, le total grimpe
même à 100.
Le Cercle 12, un groupement de
quelque 170 éleveurs ovins de
l’Aveyron, salue une « avancée ».
Selon son décompte, 51 loups ont
déjà été tués depuis le début de
l’année – contre 19 à la même pé-
riode en 2018. Si bien, écrit-il, qu’il
« reste 39 loups » à éliminer pour
atteindre le quota annuel, sans
compter le complément possible.

« Début de prise de conscience »
La direction régionale de l’envi-
ronnement, de l’aménagement
et du logement Auvergne-Rhô-
ne-Alpes, chargée du suivi du
loup en France, fait pour sa part
état de 48 loups « détruits » au
24 juillet – presque autant que
les 51 abattus sur l’ensemble de
l’année 2018 –, auxquels s’ajou-
tent 16 carnivores morts de
« cause accidentelle, naturelle ou
indéterminée ».
Le groupement d’éleveurs se
félicite aussi d’autres disposi-
tions prévues par l’arrêté. Ce-
lui-ci facilite en effet les tirs de

prélèvement dans les commu-
nes où les prédations sont récur-
rentes et importantes, ainsi que
dans les zones considérées
comme difficilement protégea-
bles. Et ces tirs sont autorisés à
partir du 1er juillet, et non plus
du 1er septembre comme par le
passé.
« C’est un début de prise de cons-
cience du danger que représente
le loup, non seulement pour le
pastoralisme mais aussi pour les
autres activités humaines
comme le tourisme , commente
Mélanie Brunet, coprésidente du
Cercle 12 en même temps que de
la Fédération nationale de dé-
fense du pastoralisme. Notre ob-
jectif n’est pas de mettre des loups
à notre tableau de chasse, mais
de protéger nos troupeaux. » A
ses yeux, la baisse sensible du
nombre de bêtes victimes du
prédateur – 3 060, dont 90 %
d’ovins, sur les six premiers
mois de l’année, contre 3 778
en 2018 sur la même période et
3 453 en 2017 – prouve « l’intérêt
de la régulation » du canidé.
La directrice de l’Aspas, Madline
Reynaud, condamne en revanche

un arrêté qui constitue « une
trahison honteuse » des engage-
ments de la France en faveur de la
biodiversité, le loup étant une es-
pèce protégée par la convention
de Berne de 1979 et par la directive
européenne « habitats faune
flore » de 1992. Et ce, accuse-t-elle,
sous la pression « des lobbys agri-
coles qui refusent la cohabitation »
avec le prédateur. Selon elle, ces
mesures « sont dangereuses pour
la survie du loup en France » , où les
tirs de prélèvement sont « de six à
dix fois plus élevés que chez nos
voisins européens ».

Revenu naturellement en
France en 1992 depuis l’Italie


  • sans avoir été réintroduit,
    donc –, Canis lupus a certes vu sa
    population fortement progres-
    ser, puisqu’elle n’était que de
    430 individus au sortir de l’hiver
    2017-2018, et qu’elle a passé cette
    année le cap de 500, présents
    principalement dans l’arc alpin et
    en Provence. Selon l’ONCFS, cet
    effectif lui permet d’atteindre le
    seuil de viabilité démographique,
    c’est-à-dire la capacité à moyen
    terme (cent ans) de « résister au
    risque d’extinction par aléas de
    survie et de fécondité »
    .
    Mais il en va différemment
    pour la viabilité génétique, autre-
    ment dit l’aptitude à « s’adapter à
    des conditions d’environnement
    changeantes à l’échelle des temps
    évolutifs »
    . Selon une expertise
    scientifique internationale me-
    née sur ce sujet en 2017, cette
    viabilité sur le très long terme
    nécessite la présence d’ « environ
    2 500 individus sexuellement
    matures »
    . Le loup est encore très
    loin d’avoir atteint cet effectif
    dans l’Hexagone.p
    pierre le hir


Les tirs de
prélèvement sont
« de six à dix fois
plus élevés que
chez nos voisins
européens »
MADLINE REYNAUD
directrice de l’Association
pour la protection
des animaux sauvages

Réintroduction
d’une ourse
dans
les Pyrénées,
en 2018.
ONCFS/AFP

« A force
d’accumuler
du mépris,
de ne jamais
être écouté, c’est
devenu explosif »
OLIVIER MAURIN
éleveur en vallée d’Aspe
LE CONTEXTE

« DANGER CRITIQUE
D’EXTINCTION »
L’ours brun est l’un des trois
mammifères de France métro-
politaine classés dans la catégo-
rie « en danger critique d’extinc-
tion », dans la liste rouge
nationale des espèces mena-
cées. Dans les Pyrénées, l’Ursus
arctos fait l’objet d’un suivi
transfrontalier entre la France,
l’Espagne et Andorre. Selon
l’Office national de la chasse
et de la faune sauvage (ONCFS),
quarante spécimens ont pu
être observés en France en 2018,
sur une aire géographique
de 7 400 km^2. Deux portées,
de deux et trois oursons, ont
été détectées l’an dernier,
et un cas de mortalité.

D R O I T S D E L’ H O M M E
Plus de 160 militants
écologistes
tués en 2018
Au moins 164 personnes, qui
militaient contre des projets
miniers, forestiers ou
agro-industriels, ont été tuées
en 2018, selon le bilan annuel
de l’ONG Global Witness.
Un nombre en baisse par
rapport à 2017, où 207 morts
avaient été recensées. Trente
meurtres contre des militants
et leaders autochtones ont eu
lieu aux Philippines, a indiqué
l’ONG. La Colombie et l’Inde
ont, elles, compté 24 et
23 morts. Avec 16 meurtres,
le Guatemala est, de son côté,
le pays avec le plus de morts
proportionnellement au
nombre d’habitants. – (AFP.)

E N V I R O N N E M E N T
L’Indonésie renvoie des
conteneurs de déchets
Sept chargements de déchets
ménagers, plastique et de
matériaux dangereux ont
été renvoyés de l’île de
Batam vers la France et
Hongkong, ont fait savoir,
mardi, les autorités indoné-
siennes. Ces derniers mois,
plusieurs pays d’Asie du
Sud-Est, lassés d’être la dé-
charge des pays développés,
ont bloqué les importations
de déchets. – (AFP.)

La mort
de soixante
et une brebis sur
l’estive du mont
Rouch, en Ariège,
attribuée au
plantigrade, a fait
monter la colère
d’un cran
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