Les Echos - 09.03.2020

(Steven Felgate) #1

Les Echos Lundi 9 mars 2020 IDEES & DEBATS// 11


opinions


mêmes causes – faciliter la réélection du
président américain (Nixon hier, Trump
aujourd’hui) – et produisant les mêmes
résultats : l’effondrement des régimes
en place de Saïgon à Kaboul? On peut
s’en inquiéter, d’autant plus que les tali-
bans n’ont rien perdu de leur rigidité
religieuse e t culturelle, e t que l’Afghanis-
tan contrairement au Vietnam ne sera
pas poussé vers le haut, économique-
ment, par le contexte régional asiatique,
mais tiré vers l e bas p ar les r isques régio-
naux d’extension du domaine du chaos.
Dans un chapitre sur « Game of Thro-
nes » de « La Géopolitique des Séries »,
un essai écrit en 2016, j’établissais une
comparaison entre le Moyen Age de fic-
tion recréé par la série et le Moyen-
Orient contemporain. Une autre inter-
prétation, nettement plus troublante,
me vient à l’esprit aujourd’hui. Et si le
Moyen- Orient, loin d’être une évocation
de notre passé, était en passe de devenir
une préfiguration de notre futur, sur les
plans géopolitiques tout autant et, c’est
nouveau, que climatique?
Le désordre qui s’étend dans cette
« région sans maître » ne risque-t-il pas


  • toutes proportions gardées – de gagner
    « notre » rive de la Méditerranée? Hier,
    nous rêvions d’étendre notre modèle de
    paix et de prospérité au monde euromé-
    diterranéen. L’ancien président israélien
    Shimon Peres bâtissait déjà en imagina-
    tion des ponts qui, comme dans les cités
    italiennes de la Renaissance, allaient
    relier par le commerce, la technologie et
    la culture des civilisations très différen-
    tes, unies par la modernité, l’espoir et le
    seul idéal du progrès. Aujourd’hui à
    l’inverse, il existe comme l’ombre d’un
    doute, que l’on pourrait formuler ainsi :
    les désordres du Moyen-Orient risquent-
    ils, comme par capillarité, de s’étendre,
    faisant fi des frontières terrestres ou
    maritimes, au gré des calculs des uns et
    des peurs des autres? Une vision trop
    radicalement noire, mais qui devrait
    pousser les Européens, si proches géo-
    graphiquement, à se poser des questions
    fondamentales. Ils ne peuvent, face aux
    bouleversements du Moyen-Orient,
    avoir pour seule ambition de protéger la
    frontière grecque. On ne peut traiter les
    symptômes sans confronter les causes.


Dominique Moïsi est professeur
au King’s College et conseiller spécial
à l’Institut Montaigne.

encore que celui de l’Europe, comme
l’illustre la démission récente de son
envoyé spécial en Libye. La Turquie et
l’Iran, héritières des Empires ottoman
et perse, sont confrontés, la première
plus encore que le second, aux contra-
dictions et échecs de leurs ambitions
néo-impériales. Ankara et Moscou
jouent à se faire peur en Syrie, même si
le risque d e guerre directe entre les deux
pays demeure faible. La Chine peut être
attendue comme le Messie par certains,
comme la peste par d’autres, e lle est loin
encore d’avoir l’envie et les moyens de
jouer un rôle géopolitique de premier
plan dans la région. Seule la Russie tire
son épingle du jeu, mais sans aucune
considération du coût pour les civils de
ses interventions militaires, aussi cyni-
ques que brutales. Surtout, Moscou n’a
pas les moyens économiques et finan-
ciers de ses ambitions.

Dans ce contexte de désordre et
d’impuissance généralisée, le Moyen-
Orient est, de plus en plus, seul face à
lui-même et à ses responsabilités. Il lui
sera plus difficile de continuer à blâmer
les autres pour ses échecs et ses contra-
dictions. Le Moyen-Orient est sans
doute la seule partie du monde qui con-
naisse, tout à la fois, un processus d’élar-
gissement géographique, de régression
politique – à l’exception de « confettis
d’espoir » comme le Qatar – et, plus
encore, de fragmentation territoriale.
Stricto sensu, l’Afghanistan n’est géo-
graphiquement pas au Moyen-Orient,
mais son histoire récente en fait une
pièce rapportée. L’accord de paix signé à
Doha il y a quelques j ours e ntre les E tats-
Unis et les Talibans est-il un pas dans la
bonne direction? Ou bien restera-t-il
aux yeux de l’Histoire comme une sim-
ple trêve, analogue à celle obtenue au
Vietnam avec les accords de Paris de
1973? Une trêve recherchée pour les

C’est sans doute la seule
partie du monde
qui connaisse tout à la
fois un élargissement
géographique, une
régression politique
et une fragmentation
territoriale.

Moyen-Orient, la dangereuse


dérive d’une région sans maître


Dans un contexte de désordre et d’impuissance généralisés, le Moyen-Orient


est de plus en plus seul face à lui-même et à ses responsabilités. Les nations


s’y affrontent, mais aucune n’est capable de prendre le leadership pour


sortir du chaos. Et si cette région était la préfiguration de notre futur?


DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • Il est de bon ton, en Occident, de se
    plaindre des lacunes de la démocratie.
    En revanche, les Africains sont de plus
    en plus convaincus de ses vertus, large-
    ment parce qu’ils souhaitent faire table
    rase d’un passé de p ays dominés par des
    régimes militaires, des partis uniques
    ou des dirigeants autoritaires. « D’où le
    courage de centaines de milliers de Sou-
    danais qui se sont soulevés contre la dic-
    tature d’Omar el-Béchir », constate
    « The Economist ». En Afrique subsa-
    harienne, de plus en plus de personnes
    veulent pouvoir c hoisir leur propre diri-
    geant, même si « un petit groupe de puis-
    sants – les autocrates et leurs partisans –
    sont déterminés à les en empêcher ».
    Mais aujourd’hui, la vague de démo-
    cratisation semble s’essouffler. D’après
    l’ONG Freedom House, le nombre d’Afri-
    cains affirmant vivre dans un pays l ibre a
    chuté de 79 % en 2008 à 70 % en 2018.
    Plusieurs facteurs extérieurs favorisent
    ce repli, comme la Chine peu inquiète de
    la gouvernance ou encore Donald
    Trump qui ne voit pas l’intérêt de pro-
    mouvoir la démocratie dans le monde.
    Il reste que ce mouvement peut
    reprendre, alors que l’Afrique s’urbanise
    et rajeunit. La population exprime sa
    volonté de construire de nouvelles insti-
    tutions. Pour le média, c’est vraisembla-
    blement dans ce domaine que les « pays
    extérieurs » peuvent aider, même s’il ne
    fait aucun doute que « la bataille pour la
    démocratie sera gagnée ou perdue par les
    Africains eux-mêmes ». Les « pays exté-
    rieurs » peuvent également contribuer à
    des avancées en critiquant publique-
    ment les manipulations électorales ou
    encore en soutenant les ONG locales. En
    tout cas, si la démocratie ne peut pas
    garantir la prospérité et la paix, son
    absence est un chemin vers la pauvreté
    et le désordre. En d’autres termes, la voie
    chinoise n’est pas la bonne... — J. H.-R.


Afrique : la nécessaire
démocratisation

LE MEILLEUR DU
CERCLE DES ÉCHOS

Non au nationalisme
numérique

La souveraineté numérique est devenue
le nouveau cheval de bataille de l’Union
européenne. Cette stratégie s’apparente
à une forme déguisée de nationalisme,
écrit l’économiste Bruno Alomar.

PAQUET LÉGISLATIF « Le Parti populaire
européen (PPE), a récemment publié un
manifeste centré sur le concept de
souveraineté numérique. La Commission
travaille à un paquet législatif dans le
domaine numérique, destiné à être présenté
à la fin de l’année 202 0. Elle multiplie, par
ailleurs, les consultations et communications
sur l’intelligence artificielle ou la gestion des
data [...]. Comme en matière de religion, les
récents convertis sont souvent excessifs. »

SUCCÈS AMÉRICAIN « Nul ne conteste que
l’UE accuse un important retard dans
le domaine numérique [...]. Pour autant,
prétendre refondre son action à l’aune
de la recherche de souveraineté, c’est faire
pour partie fausse route. [...] Il n’est ni bon,
ni juste, ni avisé de réduire la politique
européenne à la stigmatisation des grandes
entreprises numériques américaines. [...] En
rejetant le bébé avec l’eau du bain, l’Europe
se condamne à ne pas comprendre les
raisons de leur succès : esprit d’initiative,
fiscalité avantageuse, liaison intelligente
entre l’université et l’entreprise, etc. »

RISQUE DE DÉRIVE « Tout à sa nouvelle
passion souverainiste, la nouvelle
Commission européenne risque de faire un
usage brutal et donc inadéquat de ses outils.
[...] C’est dire, en définitive, combien l’enfer
étant pavé de bonne intention, l’UE doit
prendre garde, en enfourchant le cheval
de la souveraineté numérique, à opérer une
conversion catastrophique pour elle-même à
ce qui s’apparenterait en réalité à une forme
déguisée de nationalisme. »

a
A lire en intégralité sur Le Cercle :
lesechos.fr/idees-debats/cercle

Dimitris Tosidis/Xinhua

L


e Marteau sans maître » : c’est en
1954 que Pierre Boulez composa
cette œuvre pour voix et six ins-
truments d’après un recueil de poèmes
de René Char. La « région sans maître » :
c’est en ces termes que l’on pourrait
décrire le Moyen-Orient d’aujourd’hui.
Et cette absence de maître(s), au singu-
lier ou au pluriel, explique le désordre,
sinon le chaos, qui s’étend d ans la région.
Les populations civiles en sont les pre-
mières victimes, mais pas nécessaire-
ment l es seules. L’Union européenne fait
face de nouveau à un potentiel afflux de
réfugiés, lié à la dégradation de la situa-
tion dans la province syrienne d’Idlib.
Tout se passe dans ce conflit syrien, qui
dure depuis neuf ans, comme si l’on avait
en quelque sorte « gardé le pire pour la
fin ». En pleine épidémie de coronavirus,
cette « deuxième vague » de réfugiés ris-
que d’entraîner des réactions plus néga-
tives encore qu’en 2015. L’Histoire nous
apprend que les épidémies suscitent
trop souvent des réactions de xénopho-
bie et de rejet de l’autre. L’enchaînement
négatif qui nous menace a un point de
départ simple et tragique, l’évolution
géopolitique de la région.
L’Amérique se retire à grands pas. Les
pays qu’elle a choisis comme relais de
sécurité, l’Arabie saoudite et Israël, sont
structurellement incapables de jouer ce
rôle. Riyad n’est déjà pas en mesure de
se sortir du conflit yéménite. Jérusalem
s’enferme dans une politique d’an-
nexions qui l’isole toujours davantage
au moment où son système politique est
devenu dysfonctionnel. L’Egypte est
hors jeu depuis p lus d’une décennie, son
régime consacrant toutes ses énergies à
survivre. En dépit d’efforts louables



  • comme le processus de Berlin sur la
    Libye –, l’Europe est plus divisée que
    jamais. Elle est plus un spectateur
    engagé, sinon un simple objet de chan-
    tage de la part des Turcs, qu’un acteur à
    part entière. Le statut de l’ONU, décou-
    ragée et humiliée, est moins enviable


LE REGARD
SUR LE MONDE
de Dominique
Moïsi


LE LIVRE
DU JOUR

L’ Inde, côté ville


LE THÈME Plus de la moitié de la
population mondiale vit en ville, un
taux qui montera à 68 % en 2050.
C’est l’Inde qui, devant la Chine et le
Nigeria, contribuera le plus à cette
croissance. La transition urbaine
de l’Inde représente donc un enjeu
majeur pour la planète car même
si le sous-continent est encore
majoritairement rural, le nombre
de citadins passera de 377 millions
en 2011 à près de 800 millions en


  1. Idéalement, tout doit se
    dérouler en douceur. Ce n’est pas
    le cas. Déjà, parce que cette
    urbanisation indienne ne s’arrête
    pas aux métropoles. Environ 30 %
    des citadins vivent dans près de
    500 villes secondaires, dont la
    population est comprise entre
    100.000 et 1 million d’habitants,
    qui maillent le territoire tout en
    soutenant les économies locales.
    Ensuite, ces centres n’ont pas accès
    de façon continue aux services
    urbains – électricité, eau et
    assainissement –, faisant perdurer
    de très fortes inégalités. Enfin, ce
    sont les plus démunis, les migrants
    et les basses castes, qui en paient le
    prix fort. Ces inégalités territoriales
    constituent un véritable défi pour
    la cohésion nationale.


L’AUTEURE Marie-Hélène Zérah
est directrice de recherche
à l’Institut de recherche pour
le développement et membre
du Cessma (Centre d’études en
sciences sociales sur les mondes
africains, asiatiques et américains).

LA CITATION « Les écarts dans
l’accès aux services de base sont
un marqueur de ces dimensions
de la pauvreté et d’une citoyenneté
différenciée. » —Michel De Grandi

« Quand l’Inde s’urbanise.
Services essentiels
et paradoxes
d’un urbanisme bricolé »
de Marie-Hélène Zérah, Editions
de l’Aube, 310 pages, 24 euros.

Des migrants à la frontière
entre la Grèce et la Turquie,
le 2 mars 2020.
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