10 |planète SAMEDI 7 MARS 2020
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É P I D É M I E D E C O V I D 1 9
Le secteur aérien redoute des pertes colossales
La crise provoquée par le coronavirus est susceptible d’accélérer le mouvement de consolidation
D
éjà fragilisé par la crise
du 737 MAX de
Boeing, immobilisé
depuis près d’un an, le
secteur du transport aérien
encaisse avec effroi le choc du Co
vid19. Les prévisions sont chaque
jour plus catastrophiques. Jeudi
5 mars, l’Association internatio
nale du transport aérien (IATA) a
une nouvelle fois revu à la hausse
le coût de l’épidémie pour les
compagnies. Son estimation at
teint 113 milliards de dollars (envi
ron 101 milliards d’euros).
C’est « la baisse des revenus an
nuels des compagnies aériennes
générée par le coronavirus », indi
que au Monde Alexandre de Ju
niac, directeur général de IATA. Il y
a quelques jours, l’association éva
luait à une trentaine de milliards
de dollars la perte de revenus des
compagnies aériennes asiatiques.
Mais c’était « avant que l’épidémie
sorte d’Asie » pour se propager au
monde entier, précise l’exPDG
d’Air FranceKLM. A présent que la
pandémie menace, l’association a
sorti sa calculatrice. Et l’addition
s’annonce lourde. Sans surprise,
c’est dans la zone AsiePacifique,
d’où le Covid19 est issu, que les
compagnies aériennes devraient
payer le plus lourd tribut, avec une
perte de chiffre d’affaires estimée
à près de 50 milliards de dollars.
L’Europe se divise sous l’effet de
l’épidémie, entre les pays particu
lièrement touchés par le Covid
et ceux qui sont encore relative
ment épargnés. Dans le premier
groupe, qui réunit l’Autriche, la
France, l’Italie, l’Allemagne, les
PaysBas, la Norvège, l’Espagne, la
Suisse, la Suède et le Royaume
Uni, la perte de revenus des com
pagnies pourrait s’élever à
37,3 milliards de dollars, selon les
chiffres de IATA. Pour le reste du
Vieux Continent, la facture redou
tée est bien moindre, avec une
baisse de chiffre d’affaires de
« seulement » 6,6 milliards de dol
lars. Enfin, le Canada et les Etats
Unis verront aussi leurs revenus
fondre de 21,1 milliards de dollars.
Depuis quelques jours, la pani
que gagne les compagnies. « Les
avions sont vides », constate M. de
Juniac. Air France a reconnu un
manque à gagner de 150 millions à
200 millions d’euros au début de
l’épidémie, mais ne souhaite plus
communiquer, pour l’instant, de
nouvelles données. Un silence qui
favorise la circulation des chiffres
les plus alarmistes.
Les réservations seraient ainsi
en chute libre (– 70 %), Transavia,
filiale à bas coûts d’Air France,
étant la plus touchée. Sur certains
de ses vols, le nombre de passagers
afficherait une baisse de « 30 %,
40 %, et même 50 % », croit savoir
un syndicaliste. Surtout, la compa
gnie serait confrontée à une recru
descence de no shows, ces clients
qui, à la dernière minute, ne se pré
sentent pas à l’embarquement.
Une pratique qui montre que les
réactions visàvis du Covid19 ont
pris un tour irrationnel, car Tran
savia ne dessert pas de destina
tions longcourriers – notamment
en Asie –, pas plus que l’Italie. L’épi
démie aurait déjà entraîné un re
cul de 7 % de l’activité d’Air France.
« Chasse aux coûts »
Jeudi 5 mars, la direction a rencon
tré les dirigeants du Syndicat na
tional des pilotes de lignes (SNPL).
Une réunion destinée « à les rassu
rer, à court et moyen terme, sur la
trésorerie de l’entreprise », relève
l’un de ses porteparole. La veille,
dans la soirée, Air France s’était
entretenue avec des membres du
gouvernement. L’entreprise a fait
savoir qu’elle ne souhaitait pas
l’activation du « cas de force ma
jeure ». Cette disposition, qui per
mettrait aux passagers de se faire
rembourser leurs billets, pourrait
être fatale à sa trésorerie. Au SNPL,
la direction a fait savoir que la
compagnie « [avait] de quoi tenir
pendant plusieurs mois ».
En attendant, pour laisser pas
ser l’orage, elle a demandé à l’exé
cutif « des facilités de caisse, ainsi
que le report du paiement des
charges et de la taxe carbone »,
précise un syndicaliste. « Toute
taxe qui pourrait être limitée ou
temporairement levée » serait un
geste « apprécié par notre indus
trie », s’était exclamé Ben Smith,
directeur général d’Air France
KLM, à l’occasion de la réunion,
mardi 3 mars à Bruxelles, de l’As
sociation européenne des com
pagnies aériennes (A4E).
Au sein de la compagnie, l’heure
est à « la chasse aux coûts ». Dans
une note aux salariés, elle les in
vite à « prendre des congés sans
solde ou à anticiper leurs vacan
ces » et annonce « un gel des em
bauches ». Elle veut être capable de
redémarrer son activité le plus
vite possible après l’épidémie. En
attendant, faute de passagers, elle
réduit de moitié les fréquences sur
certaines destinations asiatiques
(Corée et Singapour). Pour com
penser, elle « a beaucoup redé
ployé sa flotte vers l’Afrique, l’Amé
rique du Sud et les EtatsUnis ».
Partout en Europe, les compa
gnies aériennes se mettent en
configuration de crise et lancent
des plans d’économies. A l’exem
ple de Lufthansa qui a annoncé,
mercredi 4 mars, qu’elle allait im
mobiliser 150 appareils, des gros
porteurs comme des moyen
courriers, soit 20 % de sa flotte.
L’entreprise allemande souhaite
aussi procéder à un gel des em
bauches et inciter ses salariés à
prendre des congés sans solde. Au
Portugal, la TAP a annoncé jeudi
la suppression d’un millier de
vols, notamment en Europe, pour
mars et avril.
Plus au Nord, la compagnie sué
doise SAS, qui a accusé une perte
de 100 millions d’euros de no
vembre 2019 à janvier 2020, a an
noncé, mardi, des mesures de
chômage technique pour certai
nes catégories de salariés. Si l’épi
démie de Covid19 prenait de
l’ampleur, Ben Smith redoute
« une accélération de la consolida
tion » du transport aérien.
En clair, les plus faibles pour
raient ne pas survivre à la crise.
Elle a déjà fait une victime : la
compagnie régionale britanni
que Flybe a annoncé, jeudi, son
placement en redressement judi
ciaire, avec la cessation immé
diate de ses activités. En défini
tive, quelle que soit la durée de
l’épidémie, les compagnies
auront du mal à s’en remettre. A
en croire Alexandre de Juniac, « il
leur faudra trois mois pour revenir
à la normale ».
guy dutheil
LES RÉSERVATIONS
SERAIENT EN CHUTE
LIBRE (– 70 %),
TRANSAVIA, FILIALE À BAS
COÛT D’AIR FRANCE,
ÉTANT LA PLUS TOUCHÉE
Avis de gros temps sur le transport maritime international
Les vraquiers les plus imposants et les porteconteneurs géants restent à quai en raison du ralentissement forcé du commerce avec la Chine
A
u réveil, on ne se jette pas
forcément sur le Baltic
Dry Index (BDI). Il y a plus
urgent... Sauf pour les entreprises
inscrites dans les grands flux du
commerce mondial, qui le scru
tent avec attention. Cet indicateur
géré de Londres reflète, au jour le
jour, les tarifs pratiqués par les ar
mateurs sur les vingtsix routes
maritimes par lesquelles transite
le plus gros des matières « sè
ches » (charbon, fer, céréales...).
Et, partant, le dynamisme des
échanges sur la planète. Or, l’in
dice n’est jamais tombé aussi bas
depuis sa création, en 1985 (à l’ex
ception de marsavril 2016), ce qui
témoigne du fait que les entrepri
ses de transport maritime per
dent de l’argent.
Principale raison : le brutal coup
de frein que l’épidémie de Co
vid19 a provoqué au niveau de
l’activité en Chine. Elle engloutit
une bonne part des matières pre
mières et pèse près de 40 % des
importations mondiales par voie
maritime (et 35 % du vrac).
« L’épidémie est un phénomène
gravissime pour le marché », n’a
pas caché Antoine Person, le se
crétaire général de Louis Dreyfus
Armateurs. La chute du trafic a été
particulièrement sévère pour la
catégorie des « Capesize », ces
gros navires croisant au large du
cap Horn et du cap de BonneEs
pérance, bourrés de charbon ou
de minerai de fer.
Quand l’« usine du monde »
tangue, c’est tout le secteur des ar
mateurs, des transitaires et des
grands ports qui a le mal de mer.
D’autant que la Chine ellemême
a massivement investi pour ac
compagner son essor économi
que. Elle s’est dotée de la
deuxième flotte commerciale du
monde, d’équipages de plus en
plus nombreux – souvent confi
nés par peur d’une contamina
tion – et de ports géants. De fait,
sept des dix plus grands termi
naux de conteneurs (y compris
Hongkong) sont chinois.
Volatilité des volumes
Le trafic des porteconteneurs
constitue un autre indicateur
pertinent. Or, de ce point de vue,
2020 a mal commencé. Si le fran
çais CMA CGM se refuse à fournir
des chiffres, le danois AP Moller
Maersk, numéro un mondial avec
un conteneur sur six transportés,
prévoyait, fin février, « un début
d’année faible ». « Mais nous anti
cipons un fort rebond en avril, mai
et juin », a avancé son directeur
général, Soren Skou, en retenant
le scénario le plus optimiste.
Ses concurrents, l’italosuisse
MSC, le chinois Cosco ou l’alle
mand HapagLloyd ont aussi
laissé des géants à quai. Les esca
les dans les ports chinois ont
baissé de 30 % en février, selon le
spécialiste Clarksons.
Il est difficile d’isoler l’épidé
mie de Covid19 d’autres fac
teurs, admet le syndicat Arma
teurs de France : ralentissement
traditionnel de l’activité lors du
Nouvel An chinois, impact de la
guerre commerciale sinoaméri
caine, nouvelles normes de l’Or
ganisation maritime internatio
nale imposant une baisse de
3,5 % à 0,5 % du taux de soufre
dans le fioul au 1er janvier 2020. Il
estime néanmoins la perte à plus
de 350 000 conteneurs pour ses
entreprises, ce qui représente
une baisse de chiffre d’affaires
d’environ 350 millions d’euros.
« Deux mois, cela passe, souligne
l’un de ses dirigeants. Mais si
l’épidémie devait durer, elle en
traînerait des dommages très im
portants. »
« Les revenus des ports, notam
ment européens, seront aussi sous
pression si les volumes restent dé
primés en mars et audelà », pré
vient l’agence Fitch, même si des
terminaux très exposés prennent
des assurances contre la volatilité
des volumes qu’ils reçoivent.
Le coup porté par le Covid19 est
d’autant plus rude que les arma
teurs, parfois lourdement endet
tés, demeurent à la merci d’une
reprise de la guerre commerciale
entre les EtatsUnis et la Chine,
les deux premières économies
mondiales.
Ils comptaient sur l’entrée en vi
gueur de la trêve, mifévrier, pour
regagner de l’activité. Las! C’est
peine perdue avec le Covid19. Les
prochains mois seront décisifs. Le
BDI se redresse depuis quinze
jours, tirés par les petits vraquiers
qui compensent un peu l’arrêt
prolongé des plus gros. Bien trop
lentement pour redonner espoir
à un secteur pourtant habitué à
naviguer par gros temps ou dans
le brouillard. Seule consolation :
l’impossibilité de contourner les
voies maritimes, ces artères de la
mondialisation par où transite
une grande partie des matières
premières et 90 % des biens ma
nufacturés.
jeanmichel bezat
LA CHUTE DU TRAFIC
A ÉTÉ SÉVÈRE POUR
LES NAVIRES CROISANT
AU LARGE DU CAP HORN
ET DU CAP DE BONNE
ESPÉRANCE
LES CHIFFRES
113 MILLIARDS
C’est, en dollars (soit environ
101 milliards d’euros), le coût
de l’épidémie de Covid-19 pour
les compagnies, selon l’Associa-
tion internationale du transport
aérien (IATA).
50 MILLIARDS
C’est, en dollars, la perte de chif-
fre d’affaires que devraient es-
suyer les compagnies aériennes
en Asie-Pacifique, d’après IATA.
37,3 MILLIARDS
C’est, en dollars, la chute de re-
venus que pourraient subir les
compagnies opérant dans les
pays d’Europe les plus touchées
par le coronavirus que sont
l’Autriche, la France, l’Italie,
l’Allemagne, les Pays-Bas,
la Norvège, l’Espagne, la Suisse,
la Suède et le Royaume-Uni.
QUESTION SPOLITIQUES
Dimanche8mars à12h
Thierry Breton
Commissaireeuropéen pour le marché intérieur
Ali Baddou,Carine Bécard,FrançoiseFressoz et Nathalie Saint-Cricq
en direct surFrance Inter et sur franceinfo(TV canal 27)
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:Christophe Abramowitz
TV canal 27