Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

26 |


IDÉES


SAMEDI 7 MARS 2020

0123


L’essor du national-populisme


intellectuel et médiatique


Dans la presse comme dans les médias audiovisuels,


les polémistes de la mouvance souverainiste


et identitaire s’imposent contre une prétendue dictature


de la « bien­pensance ». Rééquilibrage idéologique


ou nouvelle hégémonie culturelle?


B

ien plus qu’une petite musique,
c’est une véritable offensive idéo­
logique. La France semble saisie
par l’essor du national­populisme
médiatique. Il ne se passe pas un
trimestre sans qu’une maison
d’édition publie un ouvrage contre la « dic­
tature » de la « bien­pensance » progres­
siste. Pas un mois sans qu’un polémiste fus­
tige le « droit­de­l’hommisme » des élites.
Pas une semaine sans qu’un hebdomadaire
raille la « tyrannie de la repentance » ou les
« idiots utiles » du communautarisme et de
« l’islamo­gauchisme ». Pas une émission
de débat sans que soit dénoncée l’emprise
du « politiquement correct » ou les dérives
du « féminisme victimaire ». Pas un jour
sans que des « chaînes infos » imposent des
problématiques à sens unique.
Le national­populisme a ses partisans,
son credo, ses héros, ses réseaux, ses re­
vues, ses auteurs et ses aficionados. Mais,
intellectuellement, ce courant est sorti du
ghetto. Et, médiatiquement, il se sent porté
par le vent et se répand à l’envi sur les ondes
et les écrans, pas uniquement sur des sta­
tions d’extrême droite, mais aussi dans cer­
taines émissions de BFM­TV, CNews ou LCI.
Cette pensée qui revendique son « incor­
rection » n’est pas confinée à la revue Elé­
ments, magazine des idées de la « nouvelle
droite », à L’Incorrect, mensuel proche de
Marion Maréchal Le Pen, ou à Causeur, mé­
dia à la tonalité national­souverainiste.
Mais, avec des variantes notables, cette ga­
laxie « se déploie aussi à Valeurs actuelles,
journal libéral qui s’est considérablement
droitisé, et dans certaines pages du Point et
du Figaro. Son influence gagne également
d’autres journaux, historiquement ancrés au
centre ou à gauche, comme Marianne et
bien d’autres, où certains éditorialistes invi­
tent à “lever les tabous” – de l’immigration le

IL NE S’AGIT PAS 


UNIQUEMENT 


D’UNE TENDANCE, 


D’UN COURANT, 


D’UNE MOUVANCE, 


MAIS D’UN 


« FAIT CULTUREL »


plus souvent – et à s’affranchir du “gau­
chisme culturel” », remarque l’historien de
la presse Alexis Lévrier, qui publia, en 2016,
Le Contact et la distance. Le journalisme po­
litique au risque de la connivence (Les Petits
Matins, 2016).

« CATÉCHISME NÉORÉACTIONNAIRE »
Il ne s’agit pas uniquement d’une tendance,
d’un courant, d’une mouvance, mais d’un
« fait culturel », analyse Pierre Rosanvallon,
professeur au Collège de France. « Ce popu­
lisme intellectuel et médiatique n’a pas d’or­
gane officiel et n’est pas directement associé à
un projet politique, mais se diffuse largement
dans tout l’espace public », poursuit l’histo­
rien qui publie Le Siècle du populisme (Seuil,
288 pages, 22 euros). « C’est bien au cœur du
champ politique et médiatique que le caté­
chisme néoréactionnaire prospère », s’alar­
mait déjà l’historien des idées Daniel Lin­
denberg, auteur du Rappel à l’ordre (Seuil,
2002) dans Le Monde du 16 janvier 2016.
« Ce n’est pas notre camp, mais le réel qui est
devenu réactionnaire », rétorque Elisabeth
Lévy, directrice de la rédaction du magazine
Causeur. Après « des années de déni de la
gauche intellectuelle sur l’islamisation des ci­
tés ou la question identitaire, il est devenu
presque impossible de ne pas voir ce que l’on
voit, d’où le rééquilibrage des rapports de
force idéologiques auxquels nous assistons,
poursuit la journaliste – qui se définit
comme « libérale­nationale ». Ainsi, insiste­
t­elle, « l’effondrement de la gauche ne vient
pas de la victoire des réacs, mais du fait
qu’elle n’a rien à dire sur ce qui nous arrive ».
Mais comment nommer cette mouvance
où des éditorialistes de droite et des essayis­
tes classés à gauche communient dans le re­
jet de « l’immigrationnisme » et parfois dans
la confusion entre islam et islamisme, voile
et terrorisme? Forgée par le philosophe

Pierre­André Taguieff, la notion de Nouveau
National­Populisme (CNRS Editions, 2012),
qui désigne « la forme prise par la démagogie
dans les sociétés contemporaines » lorsque
« la dimension nationaliste » s’avère « cen­
trale », pourrait s’appliquer.
C’est « une dénomination possible » du phé­
nomène, assure Clément Viktorovitch, qui
enseigne la rhétorique à Science Po et tient
une chronique télévisuelle dans l’émission
Clique sur Canal+. A ceci près qu’il s’agit d’un
« populisme identitaire » d’en haut, celui
d’une partie des élites médiatiques. « Ne
les laissons pas récupérer la “nation” ni le
“peuple” en les qualifiant de “nationaux­po­
pulistes”, tempête Jean­François Kahn, au­
teur de Droit dans le mur! (Plon, 188 pages,
20 euros). Non, cette galaxie hétéroclite est
composée de chevénementistes droitisés, de
réactionnaires, de maurrassiens, mais aussi,
disons­le, d’authentiques néofascistes qui ar­
ticulent autoritarisme de droite, xénophobie
et antilibéralisme de gauche ».
La bataille pour l’hégémonie culturelle de
l’extrême droite est d’ailleurs aujourd’hui
clairement affichée. Rédacteur en chef de la
revue Eléments, directeur de La Nouvelle Li­
brairie et essayiste qui glorifie le « fascisme
en haut débit » du mouvement néofasciste
italien CasaPound, François Bousquet l’as­
sure : « C’est l’espace public qu’il nous faut
squatter » (Courage! Manuel de guérilla cul­
turelle, La Nouvelle Librairie, 2019). Dans le
sillage du « gramscisme de droite » théorisé
en 1981 par Alain de Benoist, il s’agit, à la ma­
nière du philosophe communiste italien
Antonio Gramsci (1891­1937), de conquérir
« l’hégémonie culturelle », à savoir « la fa­
culté de transformer l’idéologie d’un groupe
social en sens commun, en croyances sponta­
nément acceptées », indique Bousquet.
Il n’y a plus de Palais d’hiver et les Bourses
ressemblent à des déserts. Ainsi le pouvoir
se prend­il aujourd’hui par la société civile,
les réseaux sociaux, la rhétorique, les mé­
dias et la culture populaire. L’ambition est
d’imiter le militantisme des minorités


  • postcoloniales ou LGBT (lesbien, gay, bi,
    trans...) –, nourri par la French Theory – du
    nom de cette pensée française, qui, de Fou­
    cault à Derrida, s’est notamment imposée
    sur les campus américains –, afin de servir la
    cause identitaire. Sans oublier la référence
    appuyée à « l’armée des trolls de Trump ».


Car, sur le modèle de la « révolution con­
servatrice » américaine qui permit à Ronald
Reagan de prendre le pouvoir dans les an­
nées 1980 et celui de la nouvelle droite
états­unienne qui, à coups de « propagande
réactionnaire » radiophonique et télévi­
suelle – notamment sur la chaîne Fox
News –, a préparé, dans les années 1990­
2000, la victoire de Trump, « le nouvel extré­
misme droitier cherche par cette guérilla cul­
turelle et médiatique incessante à favoriser
l’arrivée au pouvoir en France de Marine Le
Pen ou de Marion Maréchal », indique l’his­
torien Antoine Lilti, auteur de L’Héritage des
Lumières. Ambivalences de la modernité
(Seuil, EHESS, Gallimard, 2019).

« C’EST DEVENU CHIC! »
Eléments – revue sous­titrée « Pour la civili­
sation européenne » – est devenue l’un des
épicentres des nouveaux rapprochements
intellectuels, où politistes et essayistes, de
droite et de gauche, sont interviewés, entre
un article sur le « romantisme fasciste », une
publicité pour un dossier sur la « paléogéné­
tique des Indo­Européens » et une charge
contre « le parti des médias ». « C’est devenu
chic, l’extrême droite! », ironise Jean Jacob,
maître de conférences en science politique à
l’université de Perpignan. Ce politologue a
relevé cette tendance parmi les jeunes géné­
rations (Eugénie Bastié, Alexandre Devec­
chio, Natacha Polony, etc.) comme au sein
des plus anciennes, « apparemment tétani­
sées par d’effroyables réformes sociétales me­
nées par la gauche, mais que le fait de conver­
ser avec la nouvelle droite ne semble guère re­
buter » (Le Monde du 9 mai 2019).
On peut de fait lire dans Eléments le philo­
sophe Marcel Gauchet estimer que « l’im­
migration est un de ces sujets tabous sur le­
quel la réflexion fait défaut » (n° 164) ; l’his­
torien Jacques Julliard assurer que « le
débat sur la place des immigrés dans la so­
ciété actuelle a été complètement esca­
moté » (n° 159) ; le géographe Christophe
Guilluy expliquer que « la diabolisation du
FN est un révélateur de classe sociale »
(n° 165) ; le politologue Jérôme Sainte­Marie
considérer que Jean­Luc Mélenchon
« rend[e] impossible toute stratégie popu­
liste majoritaire », tant que la question mi­
gratoire sera « niée » par les « insoumis », ou
bien encore le politologue Jérôme Fourquet

dans certaines émissions de télévi­
sion où la punchline est de mise, la com­
plexité n’est pas permise. Bien souvent
conçues sur le modèle de l’émission de
radio « On refait le match », sur RTL,
créée par le journaliste sportif Eugène
Saccomano en 2001 et notamment re­
prise par Pascal Praud en 2012, ces émis­
sions cherchent « le buzz, la polémique
et le coup d’éclat par des joutes savam­
ment orchestrées », observe l’historien
de la presse Alexis Lévrier.
Ainsi, « par cynisme, clientélisme ou
idéologie, la mouvance extrême droitière
est souvent majoritaire dans nombre
d’émissions des chaînes d’info », analyse
Samuel Gontier, critique télévisuel pour
Télérama et auteur de Ma vie au poste
(La Découverte, 2016), recueil de chroni­
ques sur les médias audiovisuels qu’il
suit depuis dix ans.
« Sur les plateaux de Laurence Ferrari
ou de Pascal Praud, sur CNews, le rap­
port entre “progressistes” et “réaction­
naires” est de 1 pour 4 », poursuit­il.
« Même si le centre de gravité est à
droite, il n’y a pas d’unité dans l’espace
médiatique, et certaines chaînes ou
émissions respectent davantage le plu­
ralisme », tempère le politologue Clé­
ment Viktorovitch, qui a pu – et su –
contrer à maintes reprises les sophis­
mes des polémistes droitiers, notam­
ment sur le plateau de Pascal Praud.

Cela dit, le rapport de force est souvent
« déséquilibré », reconnaît­il. Lors d’une
émission sur le voile, par exemple, « si
vous invitez un éditorialiste du Figaro à
côté d’un autre de Marianne, d’un troi­
sième de La République en marche qui
estime, comme le ministre de l’éduca­
tion, Jean­Michel Blanquer, que “le voile
en soi n’est pas souhaitable dans notre
société”, et que le quatrième est un
membre de Boulevard Voltaire ou de
L’Incorrect – médias dont les présenta­
teurs omettent de dire qu’ils sont d’ex­
trême droite –, les mêmes idées sont re­
présentées sur le même sujet, le tout
sous le couvert du pluralisme », insiste
Samuel Gontier.

Façonnage des consciences?
« Les représentants du camp du bien ont
été tellement habitués à débattre entre
eux, et à considérer que leur point de vue
était la vérité, qu’ils n’en sont toujours
pas revenus que leurs contradicteurs
aient le droit de s’exprimer !, ironise la
polémiste Elisabeth Lévy. D’où la musi­
que de l’hégémonie qui aurait changé de
camp. Il y a eu un rééquilibrage évident
dans le débat public, mais l’hégémonie
ne se joue pas au temps de parole. Du
reste, je ne suis pas certaine de vouloir as­
sister à ce basculement, prévient­elle.
L’entre­soi, le sentiment d’avoir toujours
raison rendent con, pardon de l’expres­

sion, et ça vaut aussi pour “les réacs” ».
Mais d’où provient ce grand retourne­
ment? D’abord de l’importance politi­
que prise par le Rassemblement natio­
nal (RN), de nouveau présent au second
tour de l’élection présidentielle en 2017,
et qui fit 23,3 % des voix aux élections
européennes en 2019. « Le problème,
c’est que ces débats répétés ad nauseam
sur l’islam font de l’audience, à l’image
de cet abject esclandre du député RN Ju­
lien Odoul humiliant une accompagna­
trice voilée, et que Zemmour et Praud
dopent les audiences de leur chaîne », re­
marque Alexis Lévrier.
Loi de l’offre et de la demande? Ou fa­
çonnage des consciences et imposi­
tion de problématiques? « Il est indé­
niable que ces émissions fabriquent une
partie de l’opinion publique », estime
Samuel Gontier. Ce grand bascule­
ment relève ensuite de « la responsabi­
lité des médias qui ont joué avec le feu et
avec la flamme du FN », regrette la jour­
naliste Audrey Pulvar. La première dé­
faite? « Le moment où Jean­Marie
Le Pen est invité à “L’Heure de vérité”
sur Antenne 2 », le 13 février 1984, la
grande émission de légitimation poli­
tique du service public. Son parti at­
teindra quatre mois plus tard 10,95 %
des voix lors des élections européen­
nes. « Ce fut pour moi un choc d’enten­
dre ces horreurs xénophobes à la télé.

Mais maintenant, à force de l’avoir ba­
nalisé, il est impossible de l’ignorer. »
Enfin, cette mutation idéologique pro­
vient de la structuration du champ mé­
diatique avec l’arrivée des chaînes d’info
dans les années Sarkozy, qui placent les
questions identitaires au premier plan,
durant lesquelles Patrick Buisson (sur
LCI, au Figaro et sur la chaîne Histoire),
Etienne Mougeotte (sur TF1, au Figaro
puis au groupe Valmonde, qui édite Va­
leurs actuelles) ou Charles Villeneuve
(TF1 et Valeurs actuelles), trois hommes
de médias, « aux idées droitières et aux
valeurs masculinistes, sont à la
manœuvre », analyse Audrey Pulvar.

« Discours de classe »
Il faut remplir et même « meubler » les
grilles de LCI, CNews ou BFM­TV, expli­
que Samuel Gontier, car « ces chaînes di­
tes “d’info” ne produisent en réalité que
six minutes d’information par heure, le
reste étant du commentaire qui coûte
beaucoup moins cher que du reportage
ou de l’investigation ». D’où l’émergence
des polémistes, analyse Clément Vikto­
rovitch, « dont il faut reconnaître qu’ils
sont plus nombreux au sein de la droite
radicale et du centre libéral ».
Mais où sont passés les débatteurs de
gauche à la télé? De Pierre Jacque­
main (rédacteur en chef de la revue Re­
gards) à Alexis Corbière (député La

France insoumise), ils sont régulière­
ment invités, mais leurs troupes sont
clairsemées. « Il faut dire que, pour les
patrons de chaîne et les journalistes qui
les animent, il est plus facile de défendre
la génération identitaire que les zadistes
de Notre­Dame­des­Landes », observe
un chroniqueur.
Ces éditorialistes produisent « un dis­
cours de classe », fait remarquer Alexis
Lévrier, comme la grande peur d’une ré­
volution sociale portée par le mouve­
ment des « gilets jaunes » l’aurait illus­
tré. « Il y a d’évidence un effet de milieu
social. Ces polémistes se confortent idéo­
logiquement et se cooptent dans des
émissions qui sont des tremplins profes­
sionnels », analyse Samuel Gontier.
Alors, faut­il continuer à y aller?
« Oui, car la confrontation publique des
arguments, même dans le conflit, fait
vivre le débat public, assure Clément
Viktorovitch. Mais il y a une règle à re­
tenir, prévient­il : on n’est jamais plus
fort que le dispositif, notamment lors­
que le plateau est idéologiquement dé­
séquilibré. » D’où la réticence de nom­
breux intellectuels « progressistes » à
venir sur ces plateaux où ils seront pris
en étau. « C’est pourquoi le néofascisme
est sans doute plus médiatique qu’intel­
lectuel », résume l’ancien directeur de
Marianne Jean­François Kahn.
nicolas truong

Des polémistes droitiers omniprésents sur les chaînes d’info

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