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MARDI 3 MARS 2020 planète| 15
Des touristes japonais, le 26 février.
GABRIELE MICALIZZI/CESURA POUR « LE MONDE »
De Milan à Venise, des visiteurs de plus en plus rares
Selon les autorités de la Sérénissime, les pertes pourraient se chiffrer à 2 milliards d’euros
REPORTAGE
milan, venise, vérone
envoyé spécial
D
e la Piazza del Duomo, à
Milan, à la place Saint
Marc, à Venise, en pas
sant par les rues étroites de Vé
rone, autant de hauts lieux du tou
risme du Nord de l’Italie quasi
ment vides en cette dernière
semaine de février. Une chance
pour les touristes qui peuvent
photographier sereinement des
vues imprenables sur ces chefs
d’œuvre architecturaux, mais une
calamité pour les professionnels.
L’épidémie de Covid19 frappe
fort en Italie avec, selon les comp
tes du ministère de la santé au di
manche 1er mars à 18 heures, 1 577
personnes contaminées et 34 dé
cédées. Depuis l’apparition du vi
rus, le 31 janvier, le Nord a payé le
plus lourd tribut avec 984 cas en
Lombardie, 285 en EmilieRoma
gne ou encore 263 en Vénétie.
Dans sa petite échoppe de souve
nirs vénitiens, sur le campo San
Barnaba, RaselKahn s’inquiète.
« Où sont les gens? Je ne vends plus
rien... », déplore le commerçant,
originaire du Bangladesh. La perte
est importante, selon lui, et vien
dra s’ajouter aux quelque
7 000 euros que lui ont déjà coûtés
les inondations de l’acqua alta
d’octobre et novembre 2019.
Alors qu’il s’apprête à fermer,
mercredi 26 février, un couple de
Français, arrivé de Tours le matin
même, examine les teeshirts à
l’effigie de Venise, les mini gondo
les, les reproductions du palais des
Doges, du Rialto ou encore de la
basilique San Marco, sans oublier
les bijoux et la verroterie de Mu
rano. Surtout, ne pas les laisser re
partir sans rien.
Des gondoles à l’arrêt
Le long des canaux qui sillonnent
et enserrent la capitale de la Véné
tie, les groupes de touristes se font
plus que rares, à l’exception des
Asiatiques, Chinois, Japonais... qui
défilent en rangs serrés, tous por
teurs de masque.
Sur la place SaintMarc, entre la
basilique surmontée de ses célè
bres quatre chevaux, le palais des
Doges ou encore la tour de l’hor
loge, l’impression était saisissante.
Désertée, sauf par les pigeons et
les vendeurs de souvenirs. « Il y a
90 % de fréquentation en moins.
Pourquoi le gouvernement atil
décidé de fermer le carnaval? Les
gens ont peur, mais on parle de dix
morts. Ils ne sont pas morts du co
ronavirus, ils sont morts et ils
avaient le coronavirus, ce n’est pas
la même chose », tempête Katia
Kutynka, présente depuis dixhuit
ans sur la place. « Si je vendais des
masques de protection plutôt que
ceux du carnaval, je ferais fortune »,
maugréetelle.
Roberto Nardin, 59 ans, attend
aussi le client. Sur le quai qui
donne sur le large canal de Saint
Marc, les gondoles sont à l’arrêt et
personne ne s’arrête devant l’écri
teau annonçant 80 euros la balade
sur les canaux. « La situation est
grave. Les gens ne sont pas restés,
dès l’interruption du carnaval. Et
les gros bateaux de croisière qui
amènent les touristes n’arriveront
qu’à partir d’avril. Moi, je n’ai fait
qu’un seul tour aujourd’hui, au lieu
de trois minimum, et sur les soixan
tedix gondoliers, quarante ne sont
pas sortis », avancetil.
A la gare, l’office du tourisme est
à l’image de la ville. Vide. « Beau
coup de personnes ont demandé à
changer leurs billets mais cela dé
pend de leur agence. Cela concerne
surtout les familles, car les groupes,
eux, ne restent généralement que
deux ou trois jours. Avec l’acqua
alta, on avait déjà moins 30 % de
clientèle. Avec le virus, on va tom
ber à moins 50 % », témoigne Luca,
employé de l’office.
Difficile, dès lors, de goûter à la
vie vénitienne. Les musées, les
écoles, les théâtres... sont fermés.
« La région, la municipalité ont
suivi les consignes gouvernemen
tales : fermeture des espaces pu
blics et annulation de toutes les
manifestations jusqu’au 1er mars,
au moins, confirme Simone Ven
turini, responsable de la politique
culturelle et sanitaire de la ville.
On devrait perdre jusqu’à 2 mil
liards d’euros, c’est considérable.
Nous allons discuter avec Rome des
compensations. Le problème éco
nomique prend le pas sur le pro
blème biologique. »
Alors, pour faire face à la crise, les
prix tombent. De grands hôtels
ont consenti des remises de plus
de 50 % pour attirer une clientèle.
« J’ai baissé les tarifs quelques jours
avant le carnaval, mais cela n’a pas
suffi, les trois appartements dont je
m’occupe sont vides, témoigne
Laura Tagliaferro, une jeune
femme de 31 ans qui travaille pour
des particuliers. Après l’acqua alta,
on avait vu des hôtels et des restau
rants fermer, chose rarissime en
cette saison. Certains ont dû faire
de lourds travaux et les voilà à nou
veau en grande difficulté. »
Nombreux parmi les Vénitiens
sont ceux qui pensent que les
autorités, en voulant rassurer les
habitants, les font paniquer à force
de consignes. « Les gens fuient
parce que l’arrêt du carnaval est un
signal fort, venant des autorités,
sur la gravité de l’épidémie. Ce n’est
pas une discussion de bar ni une ru
meur », juge Laura Tagliaferro.
Anxiété à Vérone
A une centaine de kilomètres à
l’ouest de Venise, en Vénétie tou
jours, Vérone est une étape incon
tournable du périple touristique.
Ici aussi, le nombre de visiteurs
semble en berne. Dans les magni
fiques rues du centre de la cité mé
diévale, sur les rives de l’Adige, les
piétons circulent facilement. Et
sur la plus ancienne place de la
ville, la Piazza delle Erbe, les com
merçants font grise mine. « Nous
n’avons pas de cas ici, je ne connais
personne qui ait dû faire le test,
mais les touristes sont partis », se
lamente Barbara, qui vend des
souvenirs et des textiles sérigra
phiés aux motifs de la ville.
Devant son stand, un groupe de
jeunes Chinoises, portant des
masques de protection, profite de
la ville en partie désertée. « On
n’est pas inquiètes, mais on a sur
tout le sentiment que les gens ont
peur de nous », raconte Nathalie
Wong, 21 ans, qui vient de Cardiff
au Pays de Galles où elle étudie,
avec ses copines, l’interprétariat.
Pas inquiets non plus Aline et Xa
vier Rameau, venus de Nice passer
trois jours « en amoureux » sur le
lac de Garde et à Vérone. « On
craint plus de ne pas pouvoir ren
trer en France, pour récupérer nos
enfants, que d’attraper le virus », té
moigne cette institutrice, qui se
demande aussi si elle pourra re
prendre les cours. Dans tous les ca
fés et restaurants, les radios et les
télévisions relayent en perma
nence les moindres informations
sur l’épidémie. Le mot « coronavi
rus » résonne à tout va. De quoi
ajouter encore à l’anxiété.
Assise sur une marche, au pied
du fameux balcon, théâtre sup
posé des amours malheureuses de
Roméo et Juliette, Helen Milevska
est, elle, paniquée. « Je suis terrori
sée, je veux partir absolument tout
de suite. J’étais hier à Milan, où je
voudrais faire des études, mais j’ai
fui en prenant, ce matin, le premier
train pour Vérone. Mais ce n’est pas
assez loin de la Lombardie », confie
cette jeune étudiante polonaise de
21 ans. Enveloppée dans sa dou
doune rouge, serrant son sac à dos
sur les genoux, le regard angoissé,
Helen espère rejoindre Munich ce
mardi. « On ne sait rien de ce virus
réellement et je pense qu’il n’y a pas
assez de contrôle, alors l’Italie, c’est
fini pour moi. » Italia no grazie !
rémi barroux
Déserté par les voyageurs en provenance
de Chine, Angkor déprime
Au Cambodge, où un tiers des visiteurs étrangers viennent de Chine, l’épidémie a pris
une ampleur de désastre national. Dans ce pays, le tourisme représente 12,1 % de l’économie
REPORTAGE
siem reap et site d’angkor
envoyé spécial
L
a boule rouge du soleil qui
s’élève, ce matin du samedi
29 février, audessus des
tours d’Angkor Vat éclaire des
grappes clairsemées de touristes :
rien à voir avec l’affluence d’un
mois de février, l’un des plus fré
quentés de la haute saison touris
tique au Cambodge. Rien à
voir avec cette époque « normale »
de l’année, quand des milliers de
voyageurs, surtout chinois, regar
dent ébahis, téléphones portables
brandis et bâtons de selfie haut
dressés, le lever de soleil sur le mo
numental joyau construit dans la
première moitié du XIIe siècle par
le roi Suryavarman II.
Mais c’est aujourd’hui sous
le règne du neocoronavirus Co
vid19 que semble vivre le parc ar
chéologique d’Angkor. « Il n’y a
presque plus de Chinois, ils ont an
nulé en cascade », regrette Sok
Pan, un jeune guide qui erre en
quête d’un client. D’habitude, il y
a ici des milliers de visiteurs. Ils
ne sont ce matinlà guère plus de
quelques centaines.
Angkor Vat n’est pas déserté :
les touristes européens et japo
nais sont encore là. Parmi eux,
beaucoup de Français. Mais l’épi
démie a pris une ampleur de dé
sastre national. Sur les quelque
six millions six cent dix mille
étrangers entrés dans le royaume
l’année dernière, selon les chif
fres du ministère du tourisme,
plus de deux millions trois cent
mille étaient venus de la Républi
que populaire de Chine. Soit le
plus grand nombre de visiteurs
avant les voisins vietnamiens et
laotiens, euxmêmes précédant
les SudCoréens et les Japonais,
qui laissaient assez loin derrière
les Européens et les Américains.
Quand on sait que l’industrie
touristique – en hausse constante
- a rapporté près de cinq milliards
de dollars (4,5 milliards d’euros)
en 2019 et représente 12,1 % du PIB
du Cambodge, il est facile de réali
ser que les Khmers et les investis
seurs étrangers ont des raisons de
se faire du souci pour l’année
- « On a un taux de remplis
sage d’à peine 50 % », se désole
Alexis de Suremain, qui a ouvert
depuis une quinzaine d’années
plusieurs hôtels de charme au
Cambodge, dont un à Siem Reap,
le « Templation ». Le Français
n’est pas optimiste pour la suite
des événements : « Le taux de ré
servation pour les prochains mois
est quatre fois inférieur à la nor
male et, en ce moment, le taux
d’annulation est dix fois plus élevé
que d’habitude. »
« Une véritable catastrophe! »
Même constat en ville, dans un
hôtel plus modeste, le « Solitaire
Wat Damnak », où Hiet, le récep
tionniste, avoue : « On n’est même
pas rempli à la moitié. Depuis que
l’hôtel a ouvert, il y a cinq ans, ja
mais il n’y avait eu aussi peu de
clients en cette saison... » Sur la
route des temples, une dizaine de
grands hôtels pour groupes
auraient déjà fermé, peutêtre dé
finitivement.
Dès l’aéroport de Siem Reap,
l’aéroport de la capitale provin
ciale qui dessert le parc archéolo
gique, le ton est donné : sur les ta
bleaux des arrivées et des départs,
les vols en provenance de Canton,
Nankin, Shenyang, affichent tous
« Annulé ». Idem pour ceux en
provenance d’Incheon, l’aéroport
de Séoul. « Bientôt, cela va être le
tour des Singapouriens de nous lâ
cher », grince, sarcastique, un offi
cier d’immigration. Selon les sta
tistiques de l’aéroport de Siem
Reap, géré par le groupe français
Vinci, le mois de février a vu une
baisse de 60 % de passagers. La
prévision est du même ordre
pour le mois de mars.
Il suffit de se promener dans les
temples habituellement ultra
fréquentés pour mesurer l’am
pleur du désastre : au Bayon, l’ex
traordinaire « Vat » (Temple)
bouddhiste dominé par ses tours
sculptées de visages énigmati
ques, quelques dizaines de touris
tes seulement marchent dans les
contreallées aux célèbres basre
liefs. Au spectaculaire Ta Prohm,
que les racines de grands arbres
ont embrassé au fil du temps en
une cruelle étreinte, une dizaine
de touristes, tout au plus, arpen
tent les allées du monument. A
l’ordinaire, il est un favori des visi
teurs du céleste empire...
« C’est une véritable catastro
phe! » : PierreAndré Romano,
président de la section locale de la
Chambre de commerce et d’in
dustrie FranceCambodge, ne
dissimule pas son inquiétude.
« En 2019, le parc archéologique
d’Angkor a accueilli un peu plus
deux millions deux cent mille tou
ristes. Cette année, la moitié, voire
beaucoup plus, risquent de man
quer à l’appel. Pour janvier, les chif
fres accusent déjà une baisse de
près de 18 % par rapport à 2019. »
Implanté au Cambodge depuis
cinq ans, cet ancien voyagiste qui
dirige les ateliers « Artisans d’An
gkor », visités d’habitude quoti
diennement par 2 500 touristes
(600 environ aujourd’hui) con
temple d’un œil inquiet le futur
immédiat : « Les gens n’arrivent
pas à Angkor en l’ayant décidé du
jour au lendemain. Pour l’instant,
le tourisme européen, surtout
Français, se maintient. Mais qu’en
seratil dans les prochaines se
maines? »
Il est vrai qu’au vu de l’inquié
tude qui a gagné la planète au fur
et à mesure que l’épidémie me
nace de se transformer en pandé
mie, les destinations asiatiques
risquent de ne pas être les plus
prisées. Au Cambodge, le virus
n’a pas déclenché la panique. Peu
de gens portent des masques,
contrairement à la Thaïlande et à
Singapour. Et même si des mil
liers de Chinois venus de l’épicen
tre du virus, la province du Hubei,
ont visité le Cambodge en janvier
- dont plusieurs centaines le parc
d’Angkor – aucun cas de personne
infectée n’a été signalé. Comme
l’avait proclamé en début d’épi
démie le premier ministre Hun
Sen, pour désamorcer toute psy
chose : « Au Cambodge, la seule
maladie qui peut nous infecter,
c’est celle de la peur! »
bruno philip
« POUR L’INSTANT,
LE TOURISME EUROPÉEN,
SURTOUT FRANÇAIS,
SE MAINTIENT.
MAIS QU’EN SERATIL
DANS LES PROCHAINES
SEMAINES ? »
PIERRE-ANDRÉ ROMANO
président
de la CCI France-Cambodge