Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1
0123
SAMEDI 22 FÉVRIER 2020 france| 13

Comment Pavlenski a piégé Griveaux


L’artiste explique au « Monde » qu’il a volé les vidéos à sa compagne et assure qu’il n’existe plus d’autres images


RÉCIT


R


encontrer Piotr Pa­
vlenski, le performeur à
l’origine de « l’affaire
Griveaux » c’est s’éloi­
gner des rumeurs de complot qui
entourent le retrait du candidat
officiel de La République en mar­
che (LRM) à la Mairie de Paris.
Ecouter l’artiste russe dans les bu­
reaux parisiens de l’avocat Juan
Branco, qui l’a conseillé lors de la
création de son site Pornopoliti­
que, c’est ramener tout à coup le
scandale secouant depuis une se­
maine les élus sur un terrain
moins politique mais plus provo­
cateur et narcissique.
Tee­shirt noir, crâne rasé, le per­
formeur russe revient des studios
de CNN, sur les Champs­Elysées. Il
prend volontiers la pose pour le
photographe et sourit en aperce­
vant sur la table le cliché­choc qui
fait la couverture de Paris­Match :
lui à terre, menotté, visage plaqué
au sol, interpellé le 15 février à
Boulogne­Billancourt (Hauts­de­
Seine) par la police judiciaire de­
vant l’hôtel où il s’était réfugié
avec sa compagne Alexandra
de Taddeo. Branco racontait
avec lyrisme une opération com­
mando d’un nouveau genre, « un
pouvoir fragilisé » et « un prési­
dent déstabilisé ». Pavlenski, silen­
cieux en garde à vue et devant la
juge d’instruction qui l’a mis en
examen, notamment pour « at­
teinte à l’intimité de la vie privée »,
détaille, bavard, une histoire qui
mêle, selon lui, hasard, culot et
improvisation.
Un bleu sur son avant­bras, une
cicatrice au cou et une autre à l’ar­
rière du crâne : hormis un bout du
lobe de l’oreille droite tranché net
lors de l’une de ses « performan­
ces » politiques à Moscou, le per­
formeur russe porte surtout les
stigmates du réveillon du Nou­
vel An mouvementé qu’il a passé
dans le vaste appartement du
boulevard Saint­Germain où son
ami Juan Branco l’avait convié le
31 décembre 2019. Un convive a
brisé une bouteille de champa­
gne sur sa tête. Sa version de la ba­
garre : beaucoup d’alcool et un
« vas­y dégage » lancé par un des
invités, alors qu’il avait un peu
vite coupé une conversation.

« Devant le fait accompli »
Depuis son arrestation et son pla­
cement en garde à vue, c’est sur­
tout Juan Branco qui a alimenté
les médias et commenté cet
« acte politique ». Dans l’ordre, il a
laissé croire que Pavlenski déte­
nait d’autres vidéos contre Benja­
min Griveaux – « il n’y a pas que
ça », lançait­il le 14 février, sur
France 5 –, puis promis des suites :
« S’ils croient qu’ils sont débarras­
sés à peu de frais de nous, je peux
vous assurer que la chose n’est pas
finie. » Le récit fait au Monde par
Pavlenski paraît bien plus prosaï­
que et correspond parfaitement à
celui livré devant les enquêteurs
par son amie Alexandra de Tad­
deo, elle aussi mise en examen.
Des confidences qui décrivent
pour le moment moins une

stratégie de déstabilisation du
pouvoir que la vulnérabilité de
Benjamin Griveaux.
Pavlenski le reconnaît : le candi­
dat LRM à la Mairie de Paris lui
était inconnu avant que sa com­
pagne, rencontrée il y a un peu
plus d’un an, ne lui confie leur
aventure. Tout juste a­t­il repéré la
figure du mathématicien Cédric
Villani, mais la campagne muni­
cipale reste loin de ses préoccupa­
tions. Alexandra de Taddeo lui a
parlé des vidéos échangées un an
plus tôt avec Benjamin Griveaux.
En octobre 2019, il évoque l’idée
de les publier devant la jeune

femme. Refus catégorique. Au
cours de l’automne, en l’absence
de sa compagne, assure­t­il, il ex­
plore discrètement l’ordinateur
que le couple se partage et y
trouve les vidéos. « J’ai tout re­
gardé, j’ai trouvé ça intéressant. Je
les ai donc volés avec une clé USB. »
Pavlenski affirme avoir publié sur
son site tout ce qu’il avait trouvé,
soit deux enregistrements. « Je
n’en ai pas vu d’autres », dit­il.
Alexandra de Taddeo a expliqué
avoir effacé les autres images.
« Elle était très en colère quand
elle a découvert les sextos en ligne,
assure­t­il en riant. Mais c’était
trop tard, elle était devant le fait
accompli. » La justification de son
geste? « Griveaux représentait un
grand danger pour Paris, affirme­
t­il très sérieusement. Comment
lancer une campagne avec une
telle hypocrisie? », ajoute­t­il en
évoquant les articles où le candi­
dat posait avec son épouse. Con­
viction sincère ou justification a
posteriori d’une exécution en li­
gne, au nom de la transparence?
« La vocation d’un artiste, c’est de
déranger le monde et de faire sau­
ter les codes normatifs, dit­il. Il
doit être un os dans la gorge du

pouvoir. Je fais de l’art politique,
pas des gestes politiques. Ce qui
compte c’est l’image. Je rends
visible, je révèle. »

« Même moi, j’étais gênée »
Piotr Pavlenski est arrivé en
France en janvier 2017, avec sa
compagne et leurs deux enfants,
après avoir été accusé de viol
sur une actrice et d’agression
contre le mari de cette dernière.
Lui parle d’une « relation sexuelle
à trois consentie ». Comme après
ses performances provocatrices


  • en 2013, il s’était cloué le scro­
    tum sur les pavés de la place
    Rouge, en 2015, il avait incendié
    les portes de la Loubianka, siège
    de l’ancien KGB et des services
    russes actuels (FSB) –, il bénéficie
    à nouveau d’une rare mansué­
    tude de la justice russe, qui châtie
    pourtant la moindre opposition.
    Selon lui, il gagne avec sa famille
    vers la Biélorussie, puis avec l’aide
    d’un ami, franchit la frontière
    ukrainienne. Il patiente quelques
    semaines à Kiev, avant d’embar­
    quer vers la France. Un pays qu’il
    choisit « parce que c’est la patrie
    du marquis de Sade, le plus grand
    Français de l’humanité ».


Quatre mois plus tôt, il avait
passé une poignée de jours à Paris
pour présenter son livre d’entre­
tiens intitulé Le Cas Pavlenski, la
politique comme art (Louison,
2016), à l’invitation de son édi­
trice Natalia Turine, propriétaire
de la librairie russe Globe. A peine
arrivé à Paris, en janvier 2017, il
est invité à une conférence au
théâtre du Rond­Point par le site
Mediapart. L’homme qui « met en
scène son corps pour nous mon­
trer la violence du régime russe »
est fêté comme un dissident.
« Même moi, j’étais gênée », dit
son éditrice qui, depuis, s’est
brouillée avec lui, mais continue
d’admirer « son entêtement et sa
fidélité à lui­même ». « Il n’est pas
prosélyte, confie­t­elle. Il ne veut
pas créer de mouvement. Il fait de
sa solitude le but ultime. »
En à peine quatre mois, Piotr
Pavlenski obtient le statut de ré­
fugié politique en France, une se­
maine avant l’élection présiden­
tielle. Un record. « J’ai déposé mon
dossier comme n’importe qui »,
explique­t­il en haussant les
épaules. Lors de son entretien à
l’Office français de protection des
réfugiés et apatrides, il tient à in­

diquer qu’il compte poursuivre
ses activités « artistico­politi­
ques ». « Sinon, je ne serais pas
resté », assure­t­il.
C’est le moment où Alexandra
de Taddeo, à l’issue d’une confé­
rence donnée par l’artiste, entre
en contact avec lui. Par mail, elle
lui propose une interview sur une
radio étudiante. « J’ai répondu :
pas maintenant. J’organisais ma
vie, je cherchais un logement, je
préparais l’incendie de la Banque
de France » place de la Bastille.
Un choix mûrement réfléchi, à
l’en croire : « En 1871, la banque
s’est très mal conduite avec les
Communards ». Une leçon d’his­
toire « lue sur Internet ».
Un an plus tard, il sort de onze
mois de détention et rencontre
enfin Alexandra de Taddeo. Elle l’a
recontacté. « J’aime l’opiniâtreté »,
raconte­t­il. La jeune femme est
venue dans le café avec un traduc­
teur, pour qu’il puisse s’exprimer
en russe : « C’est une belle fille. Elle
m’a plu. » Suivent des échanges de
messages, jusqu’à des vers éroti­
ques de Robert Desnos : « Un mes­
sage très important. En Russie, les
médias m’avaient transformé en
monstre. Les femmes avaient peur
de moi. La sympathie s’est trans­
formée en autre chose. L’amour,
c’est un miracle. »
Alexandra de Taddeo lui a aussi
conseillé de lire Alexis de Tocque­
ville, le théoricien de la démocra­
tie libérale – on est loin de ses
références anarchistes. « Alexan­
dra, c’est mon antithèse! Elle est de
droite, elle l’a toujours été. Une
catastrophe », rit­il. Elle est tout
sauf une militante, lui soutient
« toute révolte, désordre, attaques
contre le pouvoir qui abuse de ses
prérogatives ».
Le site Pornopolitique lancé sur
Internet en novembre 2019?
« C’est moi », tout seul assure­t­il.
Le texte de la home page appelant
à dénoncer « l’hypocrisie » des
fonctionnaires et des hommes
politiques? « Moi. » Pour les tex­
tes, l’artiste écrit en russe, utilise
Google Traduction, puis de­
mande à des connaissances de
traduire ses paragraphes. Il ap­
précie la Cicciolina, cette star in­
ternationale du porno qui a fait
« une grande carrière politique :
les gens l’aiment car elle n’a pas
menti ». A­t­il d’autres références,
un maître à penser français?
« Aucun », répond­il. Même pas
Juan Branco? « C’est mon avocat !,
dit­il en riant avant d’ajouter
dans son français hésitant. Je ne
peux pas lire un livre de lui, pour
moi c’est trop compliqué. »
raphaëlle bacqué,
ariane chemin
et piotr smolar

Piotr
Pavlenski,
artiste russe,
dans les
bureaux de
son avocat,
à Paris, jeudi
20 février.
JULIEN DANIEL/MYOP
POUR « LE MONDE »

« Je fais de l’art
politique, pas des
gestes politiques.
Ce qui compte
c’est l’image »
PIOTR PAVLENSKI
artiste russe

Pavlenski,
silencieux devant
la juge qui l’a
mis en examen,
a détaillé aux
journalistes une
histoire qui mêle
hasard, culot
et improvisation

N° 59MARS 2020

& CIVILISATIONS


MOYENÂGELA DRAMATIQUE
COPERNICQUANDCESSAD’ÊTRELA TERRELE CROISADEDESENFANTS
CENTREDU MONDE

JEFFERSONL’INVENTEUR
DU BIPARTISMEAMÉRICAIN

CHAQUE MOISUNPRÉSIDENT

LA MAFIA
COMMENT
ELLES’EST
IMPOSÉE

& CIVILISATIONS

CHAQUE MOIS CHEZVOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

Un voyage à travers le temps et les grandes


civilisations à l’origine de notre monde


Dans chaque numéro, vous retrouverez


■les signatures d’historiens et d’uncomité scientifiquerenommés
■six dossiers riches en infographie et en iconographie
■un regard surtoutes les civilisations qui ont marqué notre humanité
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