Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1

16 |économie & entreprise SAMEDI 22 FÉVRIER 2020


0123


RÉCIT


G

illes Guellier, éleveur laitier
dans le Loir­et­Cher, 64 ans,
vient de céder les clés de la
ferme de la Guilbardière à
un groupement de quatre
jeunes agriculteurs, dont
deux ex­salariés de l’exploitation. Il est en
cours d’emménagement avec sa femme
dans sa nouvelle maison à une douzaine de
kilomètres de là. Ce moment charnière du
passage de témoin a été longuement pré­
paré. « Il était important de réussir la trans­
mission de ce que l’on avait développé avec
obstination », affirme M. Guellier.
Lorsqu’il s’est lui­même installé en 1986, il
a eu l’opportunité de reprendre la ferme
dans laquelle ses parents travaillaient
comme métayers. Il n’aura de cesse, fort de
ses études environnementales et non agri­
coles, de revoir de fond en comble le modèle
de l’exploitation. Il choisit de se convertir au
bio et à une agriculture paysanne autonome
avec une vente locale, rejoint dans son projet
par sa femme une dizaine d’années plus
tard. Un modèle qui n’était alors guère dans
l’ère du temps, mais qui a prouvé sa solidité
financière. « Les banques sont prêtes à finan­
cer la reprise », souligne l’éleveur. Avec ses
33 vaches et ses 72 hectares, la Guilbardière
produit fromage frais, lait bio et blé dur
transformé en pâtes.
Cet exemple de transmission n’est pas un
cas isolé. Loin s’en faut. La question se fait de
plus en plus pressante quand près d’un tiers
des agriculteurs français ont plus de 55 ans.
Une pyramide des âges qui risque bien d’ac­
célérer une recomposition du paysage agri­
cole hexagonal. Or, depuis des années, les
rangs ne cessent de se dépeupler. En 2018, se­

lon les derniers chiffres publiés, la Mutualité
sociale agricole (MSA) a comptabilisé
448 500 chefs d’exploitation. Ils étaient
513 600 dix ans plus tôt. Et 1,1 million en 1988.
Même si la baisse a été plus limitée en 2018,
avec un repli de 1 %, contre un recul de 1,9 %
l’année précédente, la tendance reste in­
changée. Les défections les plus marquées
ont touché l’élevage laitier, avec un recul dé­
mographique estimé à – 4,8 % par la MSA. Si­
gne encourageant, tout de même : le nombre
de nouveaux entrants était en hausse. Mais
ne compense pas le nombre de partants.

DES TERRES QUI COÛTENT PLUS CHER
L’exercice de transmission n’est, il est vrai,
pas des plus aisés. L’un des obstacles ma­
jeurs est sans conteste le prix de cession.
D’abord parce que le foncier s’est apprécié.
Même inférieur à la réalité d’autres pays
européens, le prix des terres a progressé de
plus de 50 % en vingt ans.
La tension est devenue paroxystique en
Champagne, où l’hectare se négocie à plus
d’un million d’euros. Et pourtant, Marianne
Fricot s’est installée en 2014 sur 2,56 hectares
à Arconville, dans l’Aube. Elle avait alors 22 ans
et un BTS de viticulture en poche. « Un couple
partait à la retraite et leur fils qui devait repren­
dre n’a plus voulu, explique Mme Fricot. Des in­
dustriels français souhaitaient investir dans
des vignes sur les conseils de leur gestionnaire
de patrimoine. Ils ont acheté la propriété fon­
cière pour 2,6 millions d’euros et nous avons
créé une SCEV [société civile d’exploitation vi­
ticole] dont je détiens 51 % des parts. » Elle
ajoute : « Au début, ce montage n’était pas très
bien vu car, en Champagne, on souhaite que la
terre reste aux vignerons. Mais en fait, ce sont
les grandes maisons de champagne comme
Moët­Hennessy qui achètent aujourd’hui les
vignes. Si c’était à refaire, je le referais. »

Dans d’autres secteurs, à l’exemple de la cul­
ture céréalière, la taille des domaines – qui
n’ont pas cessé de grandir – pose aussi pro­
blème au moment de les céder. D’où le déve­
loppement de formes sociétaires avec l’arri­
vée d’investisseurs comme propriétaires.
Dans tous les cas, même s’il privilégie la
continuité de son projet plutôt que le seul
appât du gain, l’agriculteur compte sur le
prix de cession pour conforter sa maigre re­
traite. « Je vais toucher 750 euros par mois et
ma femme 50 euros de plus car elle a été sala­
riée. Même si nous sommes partisans d’une
certaine frugalité, il nous faut un pécule pour
tenir », estime M. Guellier, qui a rejeté une of­
fre faite par un membre de la famille Mulliez
(fondatrice du groupe Auchan), désireux
d’acheter des fermes pour alimenter un ré­
seau de points de vente en ville, et a privilé­
gié le projet de reprise élaboré par des sala­
riés ayant travaillé sur l’exploitation pour un
montant de 350 000 euros.
Cette question des petites pensions expli­
que le soutien de la Fédération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) à la
réforme des retraites voulue par le président
de la République. Après l’obtention d’une re­
valorisation à 85 % du smic pour les futurs
retraités, la FNSEA – mais aussi la Confédéra­
tion paysanne et la Coordination rurale –
soutient un amendement étendant la
mesure à ceux qui ont déjà cessé leur acti­
vité. « Mon mari va toucher 740 euros par
mois de retraite et moi 940 euros », témoigne,
pour sa part, Véronique Léon. Elle vient de
céder l’élevage de chèvres et l’atelier de fabri­
cation de fromages qu’elle avait créé avec
son mari, à Coux, en Ardèche, à une an­
cienne stagiaire associée à une autre jeune
femme. « Elles ont fait un prêt auprès du Cré­
dit agricole pour la moitié de la somme, et el­
les nous verseront le reste par mensualités sur
douze ans, précise Mme Léon. Nous avons
vendu moins cher, mais nous avions envie de
transmettre alors qu’aucun de nos quatre en­
fants n’a choisi de reprendre »

« UN VÉRITABLE PLAN SOCIAL »
Pour faciliter la transmission, certains adap­
tent l’exploitation. Mme Léon a ainsi cons­
truit une fromagerie neuve près de l’enclos
aux chèvres, distincte de la maison qu’elle
souhaitait garder. D’autres passent au bio,
comme Olivier Lasternas, éleveur de bœuf li­
mousin à Saint­Cyr­les­Champagnes, en
Dordogne, dont deux filles sont prêtes à
prendre la suite.
Aujourd’hui, l’élevage bovin est un des sec­
teurs agricoles les plus difficiles financière­
ment. En 2018, il était en queue du classe­
ment des revenus des agriculteurs établi par
le ministère de l’agriculture, avec une
moyenne annuelle estimée à 16 200 euros.
« Chaque année, en net, 1 200 éleveurs bovins
quittent le métier. C’est un véritable plan so­
cial », s’alarme Bruno Dufayet, président de la
Fédération nationale bovine (FNB). Un cons­
tat de crise que fait aussi la Confédération
paysanne. « Les trésoreries s’assèchent, les dé­
parts à la retraite ne sont pas remplacés faute
d’une rentabilité suffisante, les cessations
d’activité se multiplient, et la décapitalisation
s’accélère dans un silence assourdissant », af­
firme le syndicat. Ce dernier dénonce la
mainmise du groupe Bigard sur le marché de
la viande bovine au détriment des agricul­
teurs victimes de prix non rémunérateurs.
Thierry Roquefeuil, président de la Fédéra­
tion nationale des producteurs de lait
(FNPL), ne dit pas autre chose, même s’il
reconnaît que la situation s’est améliorée,

en 2019, pour son secteur : « Il faut que
l’élevage laitier dégage des résultats
financiers pour attirer des jeunes et assurer le
renouvellement des générations. C’est un
enjeu majeur. »
Pour faire face à la baisse des cours, les ex­
ploitants agricoles ont également eu ten­
dance à accroître leur surface, au risque
d’être étranglés par l’endettement.
Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux s’interro­
gent sur la nécessité d’accroître la valeur
ajoutée sur leur ferme pour être moins dé­
pendants des prix pratiqués par les indus­
triels ou la distribution.
Quentin Le Guillous, 29 ans, qui exploite
170 hectares de terres louées en cultures cé­
réalières (blé tendre, blé dur, maïs, colza et
orge) à Saint­Lubin­de­la­Haye, en Eure­et­
Loir, a décidé d’installer, avec sa femme, un
atelier de production de pâtes à base de blé
dur. « Mon père trouve l’idée innovante, mais il
est triste que l’on soit contraint de se diversifier
pour vivre », raconte­t­il. Il a choisi de s’instal­
ler à côté de la ferme familiale, profitant d’un
départ en retraite. D’autres sont devenus
point­relais colis ou ont développé une offre
de gîtes. Certains encore optent pour des dé­
marches collectives avec la floraison de maga­
sins de producteurs en région ou bien des
projets de reprise ou de création d’outils
d’abattage et de conditionnement de viande.
Comme celui auquel participe Gwenaël Le
Berre, éleveur bio de race Angus, à Pont­Croix,
dans le Finistère. Le fils de Rémi Haquin, qui
vient de reprendre les parts de son père dans
la production céréalière de 350 hectares cogé­
rée avec son oncle, à Brégy dans l’Oise – deve­
nant ainsi la septième génération à reprendre
le flambeau – a décidé, lui, d’investir dans un
méthaniseur avec deux voisins.
Dans ce contexte de renouvellement mas­
sif de génération, la question du modèle
agricole souhaité en France est cruciale. C’est
un des enjeux de la future politique agricole
commune (PAC) en cours de négociation à
Bruxelles. Continuer à favoriser l’agrandisse­
ment des exploitations – avec l’attrition du
nombre d’agriculteurs et l’arrivée d’investis­
seurs – ou sauvegarder un modèle d’agricul­
ture familiale en lien avec le territoire : le
gouvernement a les cartes de l’avenir de la
ferme France en main.
laurence girard

MÊME S’IL PRIVILÉGIE 


LA CONTINUITÉ


DE SON PROJET


PLUTÔT QUE LE SEUL 


APPÂT DU GAIN, 


L’EXPLOITANT 


COMPTE SUR LE PRIX 


DE CESSION


DE SA FERME


POUR CONFORTER


SA MAIGRE RETRAITE


La lente hémorragie


du nombre d’agriculteurs


Alors que le Salon de l’agriculture ouvre ses portes


à Paris, samedi 22 février, la question de la transmission


des exploitations se fait de plus en plus pressante,


car près d’un tiers des paysans français ont plus de 55 ans


A G R I C U L T U R E E T A L I M E N T A T I O N


On discute ferme en ce moment
dans les couloirs de Bruxelles, les
chaumières de France et les allées
de la porte de Versailles, à Paris. La
politique agricole commune (PAC)
faisait l’objet de tractations inten­
ses, vendredi 21 février, entre
Européens du Nord, du Sud et
de l’Est. Un budget marqué par
l’absence du Royaume­Uni.
Il y a peu de chances qu’il mette
du baume au cœur d’une popula­
tion qui se sent abandonnée, voire
méprisée par des urbains, qui, pour­
tant, ne parlent que d’environne­
ment à longueur de journée.
L’exode agricole semble sans fin. Il
est à la fois social et économique.
Au sortir de la seconde guerre
mondiale, trois Français sur dix tra­
vaillaient la terre. Ils sont dix fois
moins nombreux aujourd’hui
(2,6 %). Deux cents fermes mettent
la clé sous porte chaque semaine.
Une grande partie des non­salariés
touche largement moins que le
smic (20 % disposent d’un revenu
mensuel moyen de 560 euros).

Dans le même temps, le poids éco­
nomique de l’agriculture est passé
de 18 % du produit intérieur brut
(PIB) en 1950 à 2 %.
Cependant, la campagne est par­
tout, dans les mémoires, dans les
actes et dans les rêves. Ce n’est
qu’en 1930, un siècle après le Royau­
me­Uni, que la population française
est devenue majoritairement ur­
baine. De quoi laisser des traces.
D’autant que, si l’exode agricole se
poursuit, l’exode rural est bien fini.
Les campagnes se repeuplent d’ur­
bains chassés des villes par les prix
élevés de l’immobilier, mais aussi
d’autres, qui choisissent de vivre
au grand air.

Pression sociétale
La ville elle­même se couvre de
plantes, s’étale, s’installe à la campa­
gne, avec sa conception jardinière et
conservatrice de la nature face à des
exploitants agricoles contraints par
des impératifs de compétitivité.
Deuxième pays exportateur mon­
dial au début des années 1980, la

France a glissé à la sixième place,
dépassée notamment par l’Allema­
gne et les Pays­Bas.
Ecartelé entre contrainte économi­
que et pression sociétale, le monde
agricole cherche sa voie et laisse
coexister une agriculture indus­
trielle, productiviste et exportatrice
et une autre de proximité et de qua­
lité. L’enjeu consiste à réconcilier ces
deux visions. Nombre de jeunes ex­
ploitants se lancent dans cette aven­
ture, apportant de nouveaux savoirs
et de nouvelles ambitions.
Optimiste patenté, le sociologue
Jean Viard, qui chronique le monde
paysan depuis plus de quatre décen­
nies, plaide dans son dernier et ma­
gnifique ouvrage Le Sacre de la terre
(Ed. de l’Aube, janvier 2020, 468 pa­
ges) pour un nouveau pacte agri­
cole, établissant un lien entre la mé­
tropole, le sol sanctuarisé et l’im­
mense espace à vivre intermédiaire,
car « chacun a besoin de structures
symboliques et politiques, de mé­
moire, de beauté. » Il n’est pas
interdit de rêver...

PERTES & PROFITS|POLITIQUE AGRICOLE
p a r p h i l i p p e e s c a n d e

Quentin Le Guillous,
le 29 novembre 2019, est agriculteur
céréalier, à Saint­Lubin­de­la­Haye
(Eure­et­Loir). NICOLAS KRIEF POUR « LE MONDE »

Réconcilier la ville et la campagne

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