Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

22 |


CULTURE


DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020

0123


Stefano Sollima suit les lignes de la cocaïne


Avec « ZeroZeroZero », le cinéaste adapte l’enquête de Roberto Saviano sur la globalisation du trafic de drogue


RENCONTRE


L


e plan de travail, c’est la
dernière étape avant le
tournage. Celui de Zero­
ZeroZero « était une folie »,
avoue Stefano Sollima, l’initiateur
de la série inspirée par l’ouvrage
de Roberto Saviano paru en
France sous le titre Extra pure
(Gallimard, 2013) – les deux titres
évoquent une cocaïne vierge de
tout coupage. Il s’agissait de faire
réaliser par trois cinéastes diffé­
rents huit épisodes, dans cinq
pays répartis sur trois continents,
en une demi­douzaine de langues
et dialectes, de l’espagnol mexi­
cain au calabrais, en passant par le
wolof et l’arabe marocain.
Outre l’Italien Sollima, les deux
autres réalisateurs embarqués
dans cette folle entreprise, pour
laquelle Studio Canal, Sky et Ama­
zon ont fait caisse commune,
étaient danois – Janus Metz,
auteur, notamment, de l’un des
plus impressionnants documen­
taires de guerre jamais réalisés,

Armadillo (2010) – et argentin –
Pablo Trapero, habitué du Festival
de Cannes (Leonera en 2008) ou
de celui de Venise (El Clan en 2015).

Un casse-tête
Les règles du jeu, telles que les
avait fixées Stefano Sollima, ajou­
taient encore au casse­tête : cha­
que épisode devait être réalisé
par le même cinéaste, même si le
scénario allait des collines de
Calabre aux quartiers précaires
de Monterrey (Nuevo Leon, Mexi­
que), en passant par Dakar ou le
milieu de l’Atlantique. « Les réali­
sateurs ont beaucoup voyagé »,
reconnaît Stefano Sollima, même
si l’équipe a essayé de faire en
sorte que les compétences et les
affinités de chacun soient utili­
sées au mieux : Janus Metz, qui
avait tourné des documentaires
en mer, s’est vu confier la majo­
rité des scènes à bord du porte­
conteneurs qui achemine la dro­
gue à travers l’Atlantique, alors
que Pablo Trapero a passé beau­
coup de temps au Mexique.

Tout ça pour suivre, de Monter­
rey au port calabrais de Gioia
Tauro, quelques tonnes de poudre
blanche. ZeroZeroZero est ponctué
d’accès de violence – combats à
l’arme automatique, séances de
torture, poursuites –, mais le créa­
teur de la série se défend d’avoir
ajouté à sa filmographie – qui
compte déjà les longs­métrages
Suburra (2015) et Sicario. La Guerre
des cartels (2018) ainsi que la série
Gomorra (2014­2015) – une nou­
velle histoire de gangsters.
De passage à Paris en compagnie
de Roberto Saviano, Stefano Sol­
lima présente la série comme « un
récit sur la globalisation qui utilise
la cocaïne comme marchandise de
référence ». Celle­ci n’est d’ailleurs
jamais nommée : « J’aimais cette
idée, explique le réalisateur : la dro­
gue n’est évaluée qu’en termes de
gain financier et de pouvoir. »
On reconnaît là l’une des thèses
centrales de Roberto Saviano.
L’Italien, qui s’est exilé aux Etats­
Unis pour s’éloigner des menaces
que le crime organisé faisait peser

sur lui et sur les siens, a écrit Extra
pure en 2011, mais il est convaincu
que son travail d’enquête et d’ana­
lyse est d’actualité. Il fait d’ailleurs
remarquer que son livre « a été
trouvé dans l’une des planques d’El
Chapo, lors de son arrestation
[en 2014]. Ça m’a fait réfléchir, dit
Saviano, ce sont des gens qui veu­
lent se tenir à jour ». Pour lui, « la
cocaïne est la drogue qui permet
d’étudier les règles du capitalisme,
à commencer par celle qui veut
qu’il faille combattre celui qui veut
la même chose que toi ».

Les recherches de l’écrivain se
sont muées en fiction grâce au
travail d’une équipe de scénaris­
tes qui réunissait, outre Stefano
Sollima, l’Italien Leonardo Fasoli,
qui avait déjà collaboré à la série
Gomorra, le Mexicain Mauricio
Katz (auteur, entre autres, du scé­
nario d’un des meilleurs films
sur le narcotrafic, Miss Bala, de
Gerardo Naranjo) et l’Américain
Max Hurwitz. « Chaque auteur
écrivait dans sa langue, raconte
Sollima. On a traduit chaque fois
dans celle des personnages et, sur
le tournage, on ajustait encore. »

Fresque planétaire
Le sort de la cargaison dépend de
trois groupes de personnages :
une famille d’armateurs améri­
cains incarnés par Gabriel Byrne,
Andrea Riseborough et Dane De­
Haan ; un cartel mexicain, en
butte aux assauts d’un nouveau
groupe formé d’anciens des forces
spéciales de la lutte contre le nar­
cotrafic, emmené par un jeune
sous­officier au regard reptilien

« ZeroZeroZero » mêle les flux de la drogue et de l’argent


La série de Canal+, qui suit un chargement de cocaïne, fait du narcotrafic le reflet du capitalisme contemporain


SÉRIE


S


i, comme l’affirment le
réalisateur, scénariste et
showrunner Stefano Sol­
lima et Roberto Saviano, auteur
du livre dont est tirée cette série,
le trafic de cocaïne est l’exact
reflet du capitalisme contempo­
rain, la diffusion de ZeroZeroZero
devrait décourager d’emprunter
la filière des écoles de commerce.
Il n’est pas besoin d’avancer très
loin dans le premier épisode pour
comprendre que, si l’objectif d’un
dirigeant de cartel mexicain est
le même que celui d’un dirigeant
de hedge fund – maximiser les
profits –, son espérance de vie en
bonne santé n’est guère enviable

(et, dans les faits, très inférieure à
celle de Warren Buffett).
Fresque planétaire, cette série,
dont la généalogie ressemble à
celle de Gomorra (au départ un li­
vre documentaire signé Saviano,
à l’arrivée une pure fiction conçue
sous la houlette de Sollima), se
rapproche au premier regard d’un
collage d’images déjà vues : ba­
taille rangée dans une rue mexi­
caine, traque d’un parrain terré
dans un refuge souterrain ou


  • plus tard – traversée d’un Sahara
    sous la coupe de djihadistes. Peu
    à peu, cette juxtaposition se met
    à produire non seulement du
    sens, mais des émotions.
    ZeroZeroZero tresse trois fils
    autour de l’expédition d’un char­


gement de cocaïne vers l’Italie : le
destin de la dynastie Lynwood,
armateurs à La Nouvelle­Orléans,
dont le patriarche (Gabriel Byrne)
a maintenu l’affaire à flot en
transportant d’Amérique en Eu­
rope la cocaïne distribuée par un
grand cartel mexicain. Celui­ci a
pris le pas sur ses prédécesseurs
colombiens mais doit, à son tour,
faire face à l’émergence d’une
nouvelle génération issue des
rangs mêmes des forces de l’or­
dre, incarnée par un sous­officier
passé de l’autre côté de la loi mal­
gré sa grande piété (il assiste
régulièrement aux services d’une
secte évangéliste), incarné avec
une opacité troublante par Ha­
rold Torres. Enfin, de l’autre côté

de l’océan, les destinataires du
chargement, un clan calabrais di­
rigé par un vieillard qui mène une
vie d’ermite, attendent la livrai­
son en s’entre­tuant allégrement.

Montée en puissance
Si les détails du récit semblent par­
fois issus d’un manuel à l’usage
des narcoscénaristes, la structure
qui se dégage de ces allers­retours
entre continents dévoile finale­
ment sa grandeur : pendant que
les humains se trahissent, se vo­
lent et s’entre­tuent, pendant que
les familles se désintègrent, que
les institutions succombent à la
corruption, la marchandise pour­
suit son inexorable progression
vers les consommateurs.

Cette montée en puissance est
encore accentuée par l’installa­
tion de Pablo Trapero derrière la
caméra pour les derniers épiso­
des. C’est à lui qu’a échu l’essentiel
du volet mexicain de la série. Sa re­
présentation du camp d’entraîne­
ment du gang paramilitaire – un
immense entrepôt où de très jeu­
nes gens arrachés à leurs bidonvil­
les apprennent à tuer et à blesser


  • est dantesque (ce qui tombe
    bien pour une série née en Italie),
    et Trapero trouve en Harold Tor­
    res l’interprète idéal de la destruc­
    tion de l’humanité par le lucre.
    t. s.


ZeroZeroZero (8 × 52 min).
Le 9 mars sur Canal+ et myCanal.

Les petites mains
de « ZeroZeroZero ».
CATTLEYA SRL/BARTLEBYFILM SRL

Il s’agissait
de faire réaliser
par trois
cinéastes huit
épisodes, dans
cinq pays, en une
demi-douzaine
de langues

(Harold Torres) ; un clan calabrais,
enfin, dirigé par un vieillard
qui vit sous terre (Adriano Chiara­
mida) pour échapper aussi bien
aux forces de l’ordre qu’aux géné­
rations montantes.
Tel celui d’Ulysse au retour de
Troie, le voyage de la cocaïne
prend des tours inattendus, occa­
sion pour les concepteurs de la sé­
rie d’examiner toutes les facettes
de son commerce. Pour les fils
américain, africain et calabrais de
l’histoire, ZeroZeroZero relève de la
pure fiction. En revanche, la nais­
sance du groupe paramilitaire
mexicain s’inspire étroitement de
celle des Zetas, le cartel qui, grâce à
son expérience militaire et à son
mépris pour les dernières règles
qui subsistaient, a pu prendre l’as­
cendant sur ses concurrents. Le
scénario est assez proche de la réa­
lité pour que, au bout de quelques
jours de tournage dans les rues des
hauteurs de Monterrey, l’équipe
ait été obligée de se replier sur une
autre ville des environs et un stu­
dio de la ville de Mexico.
Roberto Saviano reconnaît son
travail dans cette fresque plané­
taire. L’écrivain admet qu’on est
face à une « surproduction » de fic­
tions inspirées par le trafic de stu­
péfiants, et que celle­ci est due à
l’attrait que ces fictions exercent
sur le public : « Je crois qu’il y trouve
une réalité sans filtre, avance
l’auteur de Gomorra. Les gens
voient les criminels comme structu­
rés par des règles, et non par des
lois. Ce sont des traîtres, mais
qui obéissent aux mêmes motiva­
tions que le reste de l’humanité : ils
veulent de l’argent. »
Cette fascination tient sûre­
ment aussi à un aspect du trafic
que la série n’aborde délibéré­
ment pas : l’omniprésence des
psychotropes dans la vie quoti­
dienne. « On consomme autant de
drogue parce que la vie est merdi­
que, martèle Roberto Saviano.
Plus il y a de crises, plus il y a de
drogues. » Justement, le coscéna­
riste italien Leonardo Fasoli, at­
tendu à Paris, était absent, pour
cause d’épidémie. L’avenir des
narcofictions est assuré.
thomas sotinel
Free download pdf