MondeLe - 2020-03-29-30

(Grace) #1

DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020 géopolitique| 21


OLAVO DE CARVALHO,


EX-ASTROLOGUE


QUI SOUPÇONNE LA


TERRE D’ÊTRE PLATE,


EST LE MAÎTRE


À PENSER DE L’AILE


IDÉOLOGIQUE


DU GOUVERNEMENT


à l’université Helmut-Schmidt, à Hambourg.
De fait, cinq des onze commandants de la
turma (« classe ») d’Haïti occupent – ou ont
occupé – une fonction au sein du pouvoir
bolsonariste.
Pourquoi ces orgueilleux généraux ont-ils
rejoint le « petit » capitaine Bolsonaro? En ef-
fet, ce dernier a longtemps été méprisé par ses
supérieurs. Affecté à divers postes d’artillerie,
puis chez les parachutistes de Rio, il a connu
une carrière médiocre. Le cadet 531 devenu ca-
pitaine, surnommé Cavalao (« gros cheval »)
par ses pairs, s’est plus illustré par ses perfor-
mances au pentathlon ou à la plongée (3’42’’
en apnée) que par son génie militaire.

« INCARNATION DU MAUVAIS EXEMPLE »
En septembre 1986, il devient même « l’incar-
nation du mauvais exemple » , se souvient un
officier. Frustré par la démocratisation et la
perte des privilèges militaires, le capitaine
sort du rang pour publier une tribune dans le
magazine Veja. Sous le titre « Les salaires sont
bas » et une photo où il pose, béret rouge et
regard sévère, il proteste contre la maigreur
des soldes, déclenchant la furie des généraux.
Le « mutin » est puni d’une sanction discipli-
naire de quinze jours de prison.
La rupture est consommée un an plus tard.
Veja , toujours, affirme, en octobre 1987, que
Bolsonaro serait le coauteur d’un plan bap-
tisé « Beco sem saida » , « impasse », qui pro-
jette de faire exploser des bombes dans plu-
sieurs casernes et académies. L’intéressé dé-
ment, mais il est déclaré coupable par un tri-
bunal militaire. Acquitté un an plus tard, il
quitte l’active pour la réserve, évitant ainsi le
déshonneur de l’exclusion.
« Ton chemin, c’est la politique » , lui con-
seille alors un colonel, qui fait mouche. Elu
conseiller municipal dès 1988, puis député fé-
déral de Rio de Janeiro en 1990, le « capitaine
à la bombe » s’impose comme porte-voix du
« bas clergé » militaire : troupiers, sergents et
caporaux. Il gagne en popularité dans les ba-
raques, mais essuie vexations et humilia-
tions de la part des officiers. Pendant des an-
nées, il est banni des académies, des casernes
et même des plages réservées aux officiers.

« Les généraux n’ont jamais aimé mon père » ,
répète régulièrement l’un de ses fils, Carlos.
Sa réconciliation avec l’état-major doit at-
tendre 2011 et la création, sous la présidence
de Dilma Rousseff (Parti des travailleurs, PT,
gauche), de la Commission nationale de la
vérité chargée d’enquêter sur les crimes de la
dictature. « Pour nous, ça a été une rupture, un
coup grave et symbolique. Cette commission
était comme une chasse aux sorcières, une
“bolivarisation” des armées. Ça a détruit notre
relation avec le PT » , se souvient le général
Sergio Westphalen Etchegoyen, 68 ans, so-
lide gaucho du Sud et ancien chef de l’état-
major de l’armée de terre. « Alors oui, quand
on touche à l’essence de notre profession, on
réagit » , poursuit-il.
Bolsonaro, sentant monter la colère des
quatre-étoiles, s’érige en champion du camp
anti-Commission. Multipliant par dizaines
ses interventions sur le sujet, il évoque les
« vingt années de gloire » de la dictature, sous
laquelle le peuple « jouissait de la pleine
liberté et des droits de l’homme » , et n’hésite
pas à rendre hommage au « héros national »
de l’époque, le colonel Carlos Alberto
Brilhante Ustra, l’un des principaux tortion-
naires du régime.
Dans son ascension politique, le capitaine
reçoit l’appui discret de hauts gradés de l’état-
major, mais aussi du Club militaire de Rio –
une très conservatrice association d’officiers.
Le général Eduardo Villas Boas, commandant
en chef de l’armée, s’oppose ainsi, sur Twitter,
en avril 2018, à une éventuelle libération de
l’ex-chef de l’Etat Lula, alors incarcéré et prin-
cipal adversaire de Bolsonaro pour l’élection
présidentielle à venir : une incursion inédite
en politique pour un si haut gradé, réputé
pour sa modération.

RABIBOCHAGE AVEC LES HAUTS GRADÉS
« Les grands généraux d’Haïti ont vu en [Bol-
sonaro] une opportunité d’éjecter le PT du
pouvoir et de sauvegarder leurs intérêts » , ré-
sume un officier dans l’active, fin connais-
seur des élites militaires. Dans ce grand rabi-
bochage, un homme joue un rôle essentiel :
le général Augusto Heleno, aujourd’hui bras
droit de Bolsonaro et influent chef de cabi-
net de la sécurité institutionnelle, notam-
ment chargé de coordonner les activités du
renseignement.
A 72 ans, cet homme aux cheveux blancs
parfaitement peignés est une légende de l’ar-
mée brésilienne. Sportif émérite, major de sa
promotion dans trois écoles-phares de l’ar-
mée, ce général fut aussi le premier com-
mandant de la mission de l’ONU en Haïti.
Plus âgé et plus radical que ses collègues au
gouvernement, ce partisan de la ligne dure
répressive sous la dictature n’a jamais caché
ses convictions d’extrême droite. Sa rencon-
tre avec Bolsonaro remonte aux années 1970,
aux Aiguilles noires, où il était instructeur.
Tous deux grandes gueules, sportifs et anti-
communistes primaires s’entendent à mer-
veille et conservent un lien fort.

Le général Heleno est l’un des premiers aux-
quels Bolsonaro confie ses rêves d’accession
au pouvoir, lors d’un déjeuner en 2016. « Vous
pensez que je suis fou? » , demande-t-il au géné-
ral, devant un plat de crevettes. Tout l’inverse :
le quatre-étoiles devient son principal sou-
tien. Et monte un « commando » de trois géné-
raux pour l’épauler dans sa campagne. « L’idée,
c’était d’être avec des gens de confiance » , ra-
conte le général Alessio Ribeiro Souto, 71 ans,
militant d’une école « antisocialiste » et mem-
bre du « commando » qui, chaque mercredi, à
partir de janvier 2018, se réunit au dernier
étage d’un triplex du nord de Brasilia. « C’était
très informel. On parlait jusqu’à midi, on faisait
des exposés au candidat sur les sujets d’infras-
tructures, d’éducation, de développement, par-
fois d’économie » , se rappelle-t-il.
En octobre 2018, quand Bolsonaro sort vic-
torieux du scrutin, les généraux se taillent la
part du lion, placent leurs hommes, impo-
sent leur cadence. Nationalistes sourcilleux
et soucieux de l’image du pays, les militaires
s’emploient aussi à modérer leur président,
sommé par exemple de renoncer à intervenir
militairement au Venezuela, ou à accueillir
une base américaine sur le sol brésilien.
Ils vont cependant rencontrer un adver-
saire de poids en la personne d’Olavo de Car-
valho. Cet ex-astrologue de 72 ans résidant
aux Etats-Unis, qui soupçonne la Terre d’être
plate et juge la cigarette bonne pour la santé,
est le maître à penser de l’aile idéologique du
gouvernement Bolsonaro, représentée, entre
autres, par les fils du président et le ministre
des affaires étrangères, Ernesto Araujo. Et il
vomit les militaires.
Entre les « Olive » et les « olavistes », la
guerre est déclarée. En 2019, sur Twitter, le
gourou moque le général vice-président
Mourao aux « cheveux teints et à la voix
hypocrite » , à la « mentalité putschiste » et à la
« vanité monstrueuse ». Les officiers ne se
privent pas de rétorquer contre ce « Trotski
de droite ». « Les olavistes sont un groupe
fanatisé qui ne pense qu’à créer du tumulte :
tout l’inverse du pragmatisme militaire.
Ils sont inutiles, des marionnettes » , peste
Paulo Chagas, général de 70 ans à l’élégante
moustache, francophile et fou de cavalerie
(il est passé par l’école de Saumur), qui
soutient le président.

Bolsonaro bat sa coulpe, se refusant à arbi-
trer, mais finit par s’agacer de la tutelle des gé-
néraux. Jusqu’à l’épreuve de force, au prin-
temps 2019 : le général Carlos Alberto dos San-
tos Cruz, alors puissant secrétaire général du
gouvernement, s’est attiré les foudres d’Olavo
de Carvalho, qui le traite de « merde » et de
« bouse gominée ». Sous les feux d’une intense
campagne de diffamation en ligne, lancée par
les fils du président, et lâché par Jair Bolso-
naro, le général quitte le gouvernement.
L’événement passe mal chez les « Olive »,
car Santos Cruz n’est pas n’importe qui. Il a
commandé la Minustah d’Haïti, mais aussi
la Mission de l’ONU au Congo (Monusco),
forte de 23 000 casques bleus, où il a failli
laisser la vie. Dans la foulée de son départ,
six autres militaires démissionnent du gou-
vernement, ou sont remerciés, tels les géné-
raux Franklimberg de Freitas, président de
la Fondation nationale de l’Indien (Funai), et
Maynard Marques de Santa Rosa, secrétaire
aux dossiers stratégiques.

NÉGATION DE LA GRAVITÉ DU CORONAVIRUS
La peur a changé de camp, et la hiérarchie
s’est inversée. Bolsonaro, président et chef
des armées, « n’acceptait plus d’être un capi-
taine au milieu de généraux » , explique la
journaliste Thais Oyama dans son livre Tor-
menta (« Tempête », Companhia das Letras,
2020, non traduit), récit de l’année 2019 du
pouvoir brésilien. Contre leur avis, il a par
exemple approuvé l’assassinat, par l’armée
américaine, du général iranien Ghassem So-
leimani et soutenu le plan de paix pour le
conflit israélo-palestinien de Donald Trump,
et continue de nier la gravité du coronavirus.
« Ces officiers espéraient maîtriser Bolsonaro
et ils ont échoué. Il leur échappe. Il leur a mon-
tré qu’il n’était pas leur subalterne, et que
même le plus brillant des généraux brésiliens
pouvait être démis » , ajoute Joao Roberto
Martins Filho, expert de l’armée.
Certes, les militaires ont depuis obtenu de
nouveaux postes au gouvernement, comme
la Casa Civil, en février, et Bolsonaro demeure
très populaire parmi la base de l’institution.
Mais, dans l’élite, quelque chose s’est cassé.
« Entre amis généraux, on trouve qu’il devrait
se contrôler, se mordre la langue avant de par-
ler » , dit le général Paulo Chagas. « Bolsonaro
n’est plus un militaire, depuis longtemps déjà.
Il a fait les deux tiers de sa vie en politique. Ce
qu’il cherche, c’est le pouvoir » , lâche son « ca-
marade » quatre-étoiles, Sergio Etchegoyen.
L’armée pourrait-elle lâcher Bolsonaro? Y
a-t-il, pour elle, une « ligne rouge »? « Les mili-
taires ont commencé à revenir au pouvoir
avant Bolsonaro. Ils n’ont pas fait tout ça pour
en sortir aussi vite. Si Bolsonaro va trop loin,
c’est lui qui devra partir , croit un officier, an-
cien de l’état-major, hostile à la politisation
de l’armée. Il risque d’impacter notre relation
avec la population. On va perdre notre crédibi-
lité, notre impartialité, on sera tenus pour res-
ponsables du désastre de ce gouvernement. La
politique, ce n’est pas notre terrain. » p

Le président
Jair Bolsonaro
pose au milieu
des cadets,
dans une école
militaire
de Brasilia,
le 17 avril 2019.
ADRIANO MACHADO/
REUTERS

pour veiller sur ses 16 800 kilomè-
tres de frontières et équiper ses
360 000 soldats, le « géant » brésilien
ne consacre que 1,5 % de son PIB à sa
défense – contre 2,1 % en moyenne au
niveau mondial. Et pourtant, voilà
plus d’un siècle que l’armée donne le
tempo dans le pays. « L’armée a tou-
jours voulu se mêler de politique et
gouverner. Après la dictature, sa pré-
sence dans la vie publique était juste
plus discrète » , souligne Joao Roberto
Martins Filho, expert du monde mili-
taire et enseignant à l’université fédé-
rale de Sao Carlos.
Le 15 novembre 1889, c’est elle qui
renverse un empire à bout de souffle
et proclame la république, donnant
au pays son premier président, le ma-
réchal Deodoro da Fonseca. Le Brésil a
été dirigé par dix présidents issus de
l’armée, soit trente-sept ans durant –
plus du quart de son histoire mo-
derne. Le capitaine Jair Bolsonaro est
tout sauf une exception.
A la fin du XIXe siècle, l’ Exercito bra-
sileiro est une armée à tendance pro-
gressiste, influencée par la France et
la philosophie positiviste d’Auguste
Comte. Au pouvoir, elle décrète la

séparation entre les Eglises et l’Etat,
crée le premier ministère de l’ins-
truction et proclame la nouvelle de-
vise nationale Ordem e progresso
(« ordre et progrès »).

Colonne « rouge »
Les casernes, très politisées, sont le
théâtre de débats fiévreux et d’inces-
santes révoltes, souvent pour récla-
mer de meilleurs salaires. Et parfois
au nom d’idéaux de gauche, comme,
dans les années 1920, le mouvement
du tenentismo (de tenente , « lieute-
nant ») dirigé par le capitaine Luis Car-
los Prestes, « chevalier de l’espérance »
selon l’écrivain brésilien Jorge Amado.
A la tête d’une colonne « rouge » de
centaines de soldats mutins, il par-
court plus de 25 000 kilomètres lors
d’une « longue marche » à travers le
Brésil, de 1925 à 1927, tentant de soule-
ver la population sur son passage.
Il faudra des décennies pour pro-
fessionnaliser cette turbulente
troupe. A cet égard, la mission mili-
taire française au Brésil, menée par le
général Gamelin, au sortir de la pre-
mière guerre mondiale, fut décisive :
discipline renforcée, centralisation

du commandement, entraînement
de pointe, développement des indus-
tries essentielles d’armement... « La
nouvelle conception de la défense a
englobé tous les aspects pertinents de
la vie nationale » , souligne l’historien
José Murilo de Carvalho dans son
ouvrage de référence Forças armadas
e politica no Brasil (« forces armées et
politique au Brésil », Todavia, 2019,
non traduit). La consécration arrive
au cours de la seconde guerre mon-
diale. Plus de 25 000 pracinhas (« pe-
tits troupiers »), sont envoyés au
front aux côtés des Alliés et rempor-
tent plusieurs victoires notables
dans les Apennins italiens contre
l’Allemagne nazie.

Un épisode fondateur
Idéologiquement, le positivisme et
les idéaux socialistes ont depuis long-
temps été abandonnés. Au contraire,
selon M. Martins Filho, « l’armée est
marquée par un anticommunisme pa-
ranoïaque » dont l’épisode fondateur
est l’ Intentona (« soulèvement ») de


  1. Cette année-là, une poignée de
    militaires, pour la plupart liés au
    mouvement communiste, fomentent


un coup d’Etat. Vite maîtrisé, celui-ci
va cependant constituer un trauma-
tisme inaugurant « l’association du
communisme avec le mal, représenté
comme une maladie » , explique l’his-
torien Celso Castro dans A Invençao
do Exercito brasileiro (« une invention
de l’armée brésilienne », Zahar, 2002,
non traduit). Une cinquième colonne,
tapie dans l’ombre.
C’est cette « paranoïa » qui conduisit
les militaires, échaudés par le précé-
dent castriste de 1959 à Cuba et avec le
soutien de Washington, à mener,
en 1964, un autre coup d’Etat. Le pré-
sident de gauche Joao Goulart, élu dé-
mocratiquement trois ans plus tôt,
fut renversé. Les généraux, qui
n’aiment rien tant que détenir le pou-
voir, conservèrent les rênes de l’Etat
durant vingt et un ans – la plus lon-
gue dictature militaire du sous-conti-
nent. La répression fit officiellement
434 morts, contre une estimation de
30 000 en Argentine et 3 000 au Chili.
Ce qui fit déclarer, en 2016, à Jair Bol-
sonaro que l’erreur de la dictature
brésilienne avait été de seulement
« torturer, et de ne pas tuer » .p
b. me.

L’armée brésilienne, du positivisme à l’anticommunisme paranoïaque
Free download pdf