Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 6 Avril 2020


THÉRÉMINE


Le meilleur


des ondes


Ancêtre de la musique électronique,


l’instrument inventé il y a cent ans par


un physicien russe continue de fasciner


par sa sonorité hors du commun.


Il est source d’inspiration pour toute


une génération de musiciens et sujet


d’étude d’un festival à Lausanne.


Eyck. Sur scène, elle improvise sur Fantasias
avec l’Ensemble Contrechamps, greffant sa
voix aux vibrations, ajoute des effets à chaque
mouvement à l’aide d’une bague. Celle-ci
contrôle le son surround qui envoie les notes
autour du public comme des nuées d’étour-
neaux, un procédé émouvant et bluffant. Un
peu plus tôt pendant la performance, elle or-
donnait au public du premier rang de ne pas
bouger d’un cil. «Si quelqu’un entre dans le
champ, ça devient un duo.»

«Cordes invisibles»
On a plus d’une raison d’être intimidé de col-
laborer avec celle qui a développé à 16 ans sa
propre technique, qui consiste à mesurer l’air
avec une longueur de main, chacune corres-
pondant à une octave, qu’elle développe dans

un manuel, bientôt republié. Pour que le théré-
mine reste éternellement un instrument du
futur, des passionnés réunis à Lausanne par-
lent eux de «thérémine augmenté», qui peut
être utilisé comme contrôleur Midi, pour
­contrôler des effets électroniques. La coorga-
nisatrice du festival suisse NODE, Coralie
Ehinger, y donne toute son âme : «Il faut ou-
vrir les champs du thérémine car l’utiliser
pour copier le son du violon ou de la voix hu-
maine a ses limites. D’autres pistes s’ouvrent
pour le thérémine avec une synergie des arts
et des techniques, dont l’interaction avec l’or-
dinateur ou d’autres synthétiseurs et médias,
comme la vidéo ou la danse. J’ai commencé le
thérémine il y a plus de dix ans, on me deman-
dait alors si j’avais tiré des cordes invisibles ou
si c’était du ventriloquisme, mais aujourd’hui
les gens ont vu des vidéos. C’est quand la musi-
que est bien exécutée que la magie perdure.»
Jeune maman, Coralie Ehinger avait dû
s’adapter à l’entrée dans le champ d’un ventre
rond pendant sa grossesse, mais ce n’est pas
là le seul caprice de cet instrument : «Si le taux
d’humidité est élevé ou si tu as bu deux litres
d’eau, ton corps devient beaucoup plus con-
ducteur. Il existe quelque chose de fort dans la
fausseté du thérémine, c’est comme un funam-
bule au son hyper vivant et magique. Si le
même morceau est émulé avec un synthétiseur
ça ne te prend pas aux tripes de la même fa-
çon», explique-t-elle.

Héritage familial
Bien que la communauté du thérémine se soit
largement étendue ces dernières années, une
seule entreprise en propose un modèle dans
le commerce : Moog Music Inc, et ce de-
puis 1954. Son fondateur, Bob Moog, décédé
en 2005, avait construit lui-même son pre-
mier instrument d’après un modèle DIY (do-
it-yourself, faites-le vous-même) proposé
dans un magazine. Heureusement, cette tra-
dition a perduré : dans un atelier Open There-
min organisé par le NODE festival, les partici-
pants fabriquent leur propre thérémine en
open source, avec Thierry Frenkel, coorgani-
sateur de cette rencontre et initiateur de l’aca-
démie de thérémine de Colmar. «Depuis que
Moog est mort, plus personne ne met de cœur
et d’émotion dans le thérémine, l’entreprise a
été reprise par des gens qui cherchent à faire
des bénéfices pour des actionnaires», expli-
que-t-il. Depuis dix ans, il développe ainsi
pour compenser des modules pour améliorer
l’instrument : augmenter la tessiture, amélio-
rer la qualité sonore du timbre. Il en aurait
vendu environ 500 ces dix dernières années.
«Quand l’instrument a été inventé il y a
cent ans, Léon Theremin imaginait qu’il allait
s’inscrire un jour dans le canon des instru-
ments classiques d’orchestres symphoniques.
Ça n’est pas arrivé, mais le thérémine a ouvert
plein de pistes. S’il n’avait pas été présenté
en 1924 lors de l’Exposition universelle à Paris,
Maurice Martenot n’aurait jamais été incité
à travailler pour finaliser son développement
des ondes Martenot», explique ce rare profes-
seur européen de thérémine, en se référant
au grand-père français du synthétiseur.
On assiste aussi à ses leçons individuelles, que
les élèves viennent prendre une à deux fois
par an. «On peut jouer de façon très précise,

Par
Charline Lecarpentier
Envoyée spéciale à Lausanne

L


es notes sont cueillies dans l’espace, les
doigts de la musicienne lancés dans
une chorégraphie sur un fil invisible.
«Le son du thérémine est toujours là, ce qui le
rend très différent des autres instruments. Il
t’appartient d’entrer dans le champ, de le
changer, le transformer en ce que tu veux qu’il
soit», vibre la jeune virtuose allemande Caro-
lina Eyck quand on lui demande ce qui lui a
tant plu dans le thérémine. C’est à l’âge de
7 ans qu’elle a commencé à pratiquer l’instru-
ment mythique, reconnaissable à son hulule-
ment fantomatique et son vibrato frémissant
et qui permet depuis un siècle à l’humain de
devenir un corps ­conducteur pour la musi-
que. Son fonctionnement? Dès qu’un corps
entre dans son champ électromagnétique dé-
limité par deux antennes, l’une droite, l’autre
formant une boucle horizontale, il émet des
sons, pas toujours très simples à dompter. «Le
thérémine est l’instrument le plus libre qui
existe», assure Carolina Eyck lors d’une mas-
terclass donnée en février, devant un public
déjà conquis, venu en grande partie de
l’étranger pour suivre cette Académie de thé-
rémine, organisée parallèlement au NODE
Festival à Lausanne.

Nouvelle dimension
Cet ancêtre de la musique électronique est au
cœur de célébrations pour son centenaire,
étalé sur 2019 et 2020, faute d’avoir trouvé un
accord sur la date précise de son invention.
Son créateur, en revanche, personne ne le re-
met en question : le Russe Léon Theremin
(lire ci-contre), sorte d’Edison soviétique qui
a créé cet instrument monophonique (capa-
ble de jouer une seule note à la fois) alors que
la télévision n’existait pas encore. De l’avant-
garde musicale des années 20 à New York à
ses activités d’espionnage au KGB, Lev Ser-
gueïevitch Termen, de son vrai nom, était
aussi insaisissable que son instrument – Ein-
stein lui-même s’était déplacé pour l’essayer
chez son inventeur (il n’était pas très doué,
d’après le Russe).
Cent ans plus tard, les techniques de vibrato
et portamento instituées par Clara Rockmore,
première virtuose de l’instrument grâce à sa
technique acquise au violon et qui fut la muse
de l’ingénieur, ne sont plus les seules à faire
école. Les «good vibrations» au wouhouhou
ondulant de l’instrument, que l’on entend ef-
fectivement dans le tube des Beach Boys du
même nom, ont résonné chez Led Zeppelin,
Pink Floyd, Ennio Morricone. Elles ont été
jouées par un drone, par des chats sur You-
Tube... Elles furent aussi la signature sonore
des fantômes, des extraterrestres,
le thérémine ayant été immensé-
ment sollicité par Hollywood
pour illustrer des films d’épouvante et de
science-fiction (dont l’un des premiers, le
Jour où la terre s’arrêta de Robert Wise,
en 1951). «Pour beaucoup de gens, le thérémine
est cet objet absurde avec lequel joue Sheldon
Cooper dans The Big Bang Theory, ou encore
le son caractéristique des extraterrestres dans

les films de science-fiction des années 50», ex-
plique le Français Grégoire Blanc, considéré
comme l’un des nouveaux champions de
l’instrument. «Curieusement, je n’ai pas fon-
damentalement d’envie particulière pour faire
“évoluer” le thérémine. Je trouve que l’équili-
bre existant est magnifique, et en tant que tel,
l’instrument est un objet fini, qui n’a pas be-
soin de plus», explique-t-il, alors
que d’autres œuvrent à le faire
entrer dans une nouvelle dimen-
sion. «Le thérémine a un son très pur que rien
ne peut égaler. même si on pouvait répliquer
ça avec d’autres technologies. C’est un instru-
ment très théâtral, un mélange entre l’humain
et l’outre-monde. C’est important pour le thé-
rémine d’avoir un bon répertoire, de lui don-
ner une plateforme», estime aussi Caroline

Reportage


CULTURE/


La virtuose
allemande du
thérémine Carolina
Eyck en concert à
Prague en mai 2019.
Photo Ondrej Deml
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