Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

4 |coronavirus SAMEDI 28 MARS 2020


0123


A Gaza, les premières fissures apparaissent


La densité de l’enclave palestinienne fait craindre une rapide propagation, alors que des cas ont été détectés


jérusalem ­ correspondant

U

ne fissure dans
la digue et l’eau
s’infiltre, sans
bruit. On pour­
rait imaginer
ainsi la catastro­
phe sanitaire sans commune me­
sure qui se prépare à Gaza, et qui
demeure pour l’heure presque in­
visible. Seuls neuf cas de contami­
nation par le SARS CoV­2 avaient
été détectés au 26 mars, au point
d’entrée de Rafah, à la frontière
qui sépare l’enclave palestinienne
de l’Egypte. Tous ont été preste­
ment confinés dans un centre de
soins voisin. On ne dénombre
aucun mort pour le moment.
Mais les professionnels de santé
craignent que des malades, non
identifiés faute de tests, ne circu­
lent déjà à l’intérieur du territoire.
« La question n’est pas de savoir
si l’épidémie se répandra à Gaza,
mais quand? », affirme Majdi Do­
hair, qui coordonne les mesures
d’urgence au sein du « ministère
de la santé » local, sous contrôle
du Hamas. Joint par téléphone, il
fait ce constat amer : « Nous ne
sommes pas coupés du monde. »
Certains espéraient en effet que
le blocus partiel imposé par Israël
à l’enclave, depuis la prise du pou­
voir du Hamas en 2007, ferait bar­
rage au coronavirus. « Mais plus
personne ne croit encore que Gaza
pourra y échapper », résume Mat­
thias Schmale, directeur local de
l’Agence des nations unies pour
les réfugiés (UNRWA). M. Schmale
redoute l’apparition des premiers
cas de contamination « indigène »
parmi les 2 millions de Palesti­
niens qui s’entassent dans cette
bande de terre de 40 kilomètres :
l’une des plus folles densités ur­
baines au monde. « Alors, l’épidé­
mie se répandra comme un incen­
die : Gaza sera un enfer sur terre. »
Les deux premiers cas intercep­
tés à la frontière, le 19 mars – deux
prédicateurs musulmans âgés, de
retour du Pakistan – ont fait l’effet
d’une bombe. Depuis lors, la circu­
lation s’est réduite, en application
de mesures décrétées encore plus
tôt par le Hamas. Les écoles ont été
fermées dès le 6 mars et les passa­

ges aux frontières réduits le
12 mars : seuls les biens commer­
ciaux passent encore. Le 22 mars,
les autorités ont ordonné un cou­
vre­feu partiel et la fermeture des
salles de mariage, des marchés et
des restaurants, puis celle des
mosquées, jeudi 26 mars. Pour
une économie déjà asphyxiée, où
plus de 60 % de la jeunesse est au
chômage, c’est un arrêt de mort.
Le mouvement islamiste a amé­
nagé à la hâte 21 centres de qua­
rantaine dans des écoles ou des
hôtels. Il construit aussi deux ins­
tallations de 500 places chacune
aux frontières avec l’Egypte et d’Is­
raël. Mais les capacités manquent :
le 26 mars, les autorités ont re­
connu que les deux prédicateurs
infectés avaient contaminé sept
de leurs gardes. Depuis lors, elles
font tester tous ceux qui ont pu
entrer en contact avec eux, dans le
périmètre de leur centre de soins :
160 personnes, selon M. Dohair.
Le 24 mars, 1 400 personnes s’en­
tassaient dans les centres de qua­
rantaine, dans des conditions pré­

caires, manquant d’eau et d’instal­
lations sanitaires de base, selon le
bureau de la coordination des af­
faires humanitaires de l’ONU
(OCHA). S’il y a effectivement des
malades parmi elles, ces centres
risquent de se transformer à leur
tour en foyers d’infection.
Mais il y a plus grave : près de
2 000 personnes revenues de
l’étranger avant l’ouverture de ces
centres demeurent à l’isolement
chez elles. S’ils sortent, ils risquent
un an de prison et une amende de
1 200 euros, une fortune. Les auto­
rités reconnaissent que cette in­
jonction à demeurer chez soi sem­
ble impossible à Gaza, où l’idée
même de confinement est inenvi­
sageable. La majorité des familles
s’entasse dans des logements
étroits, les allers et venues sont in­
cessantes, les réserves de nourri­
ture limitées. L’électricité fonc­
tionne huit heures par jour, l’eau
non polluée manque et l’eau pota­
ble s’achète en magasin.

Pour l’heure, aucun malade pré­
sentant des symptômes ne s’est
encore rendu dans les hôpitaux.
« On ne peut pas le mesurer, mais il
est presque certain que des cas exis­
tent. A un moment, plusieurs cas
compliqués, dans un état déjà dé­
gradé, arriveront d’un coup »,
craint pour sa part Ely Sok, chef de
mission de Médecins sans frontiè­
res, à Gaza. L’organisation s’ap­
prête à installer une unité de soins
dans un des hôpitaux de l’enclave,
aucun n’ayant une réelle capacité
à faire face. Ils sont affaiblis par le
blocus israélien et ne se sont pas
remis des bombardements de
trois guerres récentes.
Les personnels savent traiter un
afflux de blessés par balle, mais à
peine une vingtaine de docteurs
sont formés pour affronter une
telle épidémie, selon M. Dohair.
Quant au matériel, tout manque.
Gaza est un cul­de­sac où les
respirateurs et les ventilateurs,
après lesquels court le monde en­

tier, risquent d’arriver bien tard.
L’Organisation mondiale de la
santé (OMS) a fourni quelques
centaines d’équipements de pro­
tection individuelle, une petite
tonne de désinfectant, mais pas
encore de médicaments – Gaza
n’a quasiment pas d’antiviraux.
« Au total, nous pouvons peut­être
traiter quelques dizaines de cas à
la fois. Mais si les malades sont
plus nombreux, nous nous écrou­
lerons » , affirme M. Dohair.

Aide minimale d’Israël
La saturation risque d’être aggra­
vée par la fermeture du terminal
d’Erez, où 1 700 malades graves,
sans lien avec le coronavirus, se
sont vu refuser le passage par les
autorités israéliennes pour être
soignés à Jérusalem­Est. Seuls pas­
sent encore des malades du can­
cer et des cas particulièrement ur­
gents. Selon l’ONU, environ 4 000
opérations prévues au dehors ont
également été repoussées. L’Etat

Au Venezuela, un système de santé dévasté par la crise économique


Dans un pays où 5 millions de personnes ont pris la route de l’exil, et où les hôpitaux sont vétustes et mal équipés, la pandémie inquiète


bogota ­ correspondante régionale

A


vant même l’épidémie
due au coronavirus, l’am­
pleur de la crise sanitaire
faisait craindre le pire aux Véné­
zuéliens, au moindre problème
de santé. « Il est interdit de tomber
malade », résumait un retraité
qui, en 2017 à Caracas, se plaignait
de la dégradation du système de
santé et des hôpitaux. Feliciano
Reyna, spécialiste des questions
de santé publique et directeur de
l’association Action solidaire,
considère que « le Venezuela, qui
vit depuis plusieurs années une ur­
gence humanitaire complexe, est
en très mauvaise posture pour af­
fronter la pandémie ».
Avec 107 cas officiellement con­
firmés, et un premier mort an­
noncé jeudi 26 mars, le Covid­
arrive dans un pays qui a vu son
PIB chuter de 65 % depuis 2013. Les
sanctions économiques décrétées
par Washington contre le gouver­
nement socialiste de Nicolas Ma­
duro et le récent effondrement des
prix du pétrole compliquent en­
core la donne. Le Venezuela ven­
dait son brut à moins de 20 dollars
(18,10 euros, vendredi 20 mars.
Le 12 mars, avant même qu’un
premier cas ne soit officiellement

détecté (deux le seront le lende­
main), le président suspendait les
vols en provenance d’Europe, dé­
crétait le système sanitaire en
« état d’urgence permanent » et
annonçait l’aménagement de 46
hôpitaux « sentinelles ». Quatre
jours plus tard, Nicolas Maduro
mettait l’ensemble du territoire
en quarantaine.
« Le gouvernement a pris les bon­
nes mesures », souligne le chirur­
gien Jaime Lorenzo, président de
l’association Médecins unis pour
le Venezuela, qui réunit plus de
4 000 membres de la profession,
au Venezuela et à l’étranger.
« Mais nous avons des raisons
d’être très inquiets », poursuit­il.

Pénurie de médicaments
Dans un pays où les médias tradi­
tionnels sont étroitement con­
trôlés, le pouvoir est soupçonné
d’avoir ignoré ou dissimulé le
nombre réel de malades et de
continuer à le faire. « Nous ne
sommes pas en mesure de connaî­
tre avec exactitude l’état de la si­
tuation, précise le spécialiste. Seul
l’Institut national d’hygiène est
autorisé à effectuer des tests. Parce
que l’essence manque, certains hô­
pitaux ne peuvent tout simple­
ment pas en demander. » Les pro­

blèmes de transports compli­
quent au quotidien la mobilisa­
tion du personnel soignant.
Fleuron de la révolution boliva­
rienne à l’époque de la manne pé­
trolière, le programme de méde­
cine de proximité mis en place par
Hugo Chavez (1999­2013) avec
l’aide des médecins cubains a
sombré lorsque, fin 2013, les prix
du baril se sont effondrés. Parallè­
lement, le système de santé publi­
que accusait le contrecoup d’an­
nées de négligence. Faute d’inves­
tissements, les hôpitaux sont
aujourd’hui vétustes et mal équi­
pés ; faute de budget, ils manquent
de médicaments et de matériel.
Mieux loties, les cliniques pri­
vées doivent gérer l’hyperinfla­
tion et travailler, elles aussi, avec
des équipes réduites. La dégrada­
tion des conditions de vie et de
travail a massivement poussé
médecins et personnel soignant à
faire le choix de l’exil, comme
cinq millions de leurs compatrio­
tes. « A tout cela s’ajoutent les pan­
nes récurrentes d’électricité et
d’eau, qui affectent dramatique­
ment les centres hospitaliers, no­
tamment dans l’intérieur du
pays », rappelle M. Reyna. La spé­
cialiste de la malnutrition Susana
Raffalli souligne que « la quaran­

taine a été décrétée dans un pays
où 9,2 millions de personnes sont
en état d’insécurité alimentaire
modérée ou grave ». En clair, qui
ne mangent pas à leur faim. Le
chiffre a été établi par le Pro­
gramme alimentaire mondial.
Depuis 2016, le pays ne publie
plus aucun bulletin épidémiolo­
gique. Or, comme le rappellent les
médecins, « la transparence et la
qualité de l’information sont des
outils indispensables pour lutter
contre la maladie ». L’évolution de
la pandémie est localement sui­
vie, gérée et communiquée par le
pouvoir politique. Ce sont M. Ma­
duro, sa vice­présidente Delcy Ro­
driguez, le ministre de la commu­
nication Jorge Rodriguez, frère de
la précédente, ou encore celui de
la défense, qui donnent les chif­

fres et communiquent les mesu­
res. « Le ministre de la santé est
complètement inexistant, soupire
Mme Raffalli. Ce serait pourtant
rassurant de savoir que les déci­
sions sont prises par une équipe
compétente. » Dans un pays poli­
tiquement déchiré, elle aurait
aimé voir se mettre en place un
gouvernement d’union nationale
pour faire face à la crise. Le
« triomphalisme » du gouverne­
ment en place, qui affirme con­
trôler la situation, l’inquiète.
Les défenseurs des droits de
l’homme craignent une gestion
autoritaire de la crise « sur le mo­
dèle chinois ». Le 17 mars, à San
Cristobal, dans l’est du pays, l’in­
firmier Ruben Duarte a été arrêté
et détenu pendant plusieurs heu­
res après avoir posté sur les ré­
seaux sociaux une vidéo pour dé­
noncer les mauvaises conditions
de travail. « Nous n’avons ni eau, ni
masques, ni gants, ni savon,
avait­il déclaré, entouré de ses
collègues. L’hôpital central de San
Cristobal ne dispose pas du maté­
riel médical indispensable pour
travailler. Nous demandons aux
autorités sanitaires de nous en­
voyer l’équipement nécessaire. »
A Caracas, une semaine après
l’apparition du premier cas, le dé­

légué syndical Mauro Zambrano
dénonce une situation similaire.
« Sur les quinze hôpitaux de la capi­
tale, sept n’ont pas d’eau de Javel et
les autres la diluent avec de l’eau,
douze n’ont pas de désinfectant,
onze pas de savon, dit­il. Et seuls
onze hôpitaux ont l’eau courante. »
Le président Nicolas Maduro a an­
noncé le prochain arrivage de
masques, de gants, d’équipement
de protection et de tests, en prove­
nance de Russie et de Chine.
« S’il faut aller en enfer pour de­
mander de l’aide pour le Venezuela,
je le ferai », a déclaré le chef de
l’Etat, mercredi 18 mars, après
avoir sollicité une aide en urgence
de 5 milliards de dollars au Fonds
monétaire international (FMI), vi­
lipendé depuis des années. Le FMI
a considéré qu’il n’était pas « en
mesure d’étudier cette demande »,
en rappelant que la reconnais­
sance du gouvernement de Nico­
las Maduro pose problème entre
ses membres. Washington et la
plupart des pays occidentaux re­
connaissent en effet le chef de
l’opposition, Juan Guaido, comme
autorité légitime. Pour Mme Raf­
falli, « deux gouvernements, c’est
trop pour gérer une crise comme
celle du coronavirus » .
marie delcas

Gaza est un
cul-de-sac où les
respirateurs et
les ventilateurs
après lesquels
le monde entier
court risquent
d’arriver
bien tard

Les défenseurs
des droits
de l’homme
craignent
une gestion
autoritaire de
la crise sanitaire

hébreu facilite le passage de l’aide
internationale, mais il n’a offert
qu’une aide minimale. Il manque
lui­même de moyens pour ses hô­
pitaux. Mais il sait aussi qu’il sera
mis devant ses responsabilités, si
l’épidémie emporte Gaza.
Quant à l’Autorité palesti­
nienne (AP), à Ramallah, elle re­
crée une forme de coopération
avec le Hamas à mesure que la
crise se fait plus concrète, à tra­
vers l’OMS et l’UNRWA. Mais c’est
avec difficulté. Selon Bassem
Naïm, haut responsable du Ha­
mas, l’AP « refuse encore d’établir
un comité de gestion conjoint de la
crise ». Il craint que Ramallah, qui
a coupé dans les salaires des
fonctionnaires dans l’enclave,
dès 2017, ne retienne des fonds
de donateurs internationaux.
Selon OCHA, environ 1,4 million
d’euros ont été provisionnés
pour un premier plan d’aide
d’un coût total de 5,9 millions.
louis imbert

Un jeune Palestinien vend du désinfectant dans le camp de réfugiés Al­Shati, à Gaza, le 26 mars. MOHAMMED ABED/AFP

Mer
Méditerranée

ISRAËL

BANDE
DE GAZA

CISJORDANIE

ÉGYPTE

Rafah

Tel-Aviv

Jérusalem
Gaza

Ramallah

Erez

20 km
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