Libération - 23.03.2020

(National Geographic (Little) Kids) #1

12 u Libération Lundi^23 Mars 2020


la merde, un truc de ouf», soupire-
t-il. Il est depuis sept mois en déten-
tion provisoire, seul en cellule (une
exception), et regarde déjà avec nos-
talgie sa vie carcérale «d’avant»,
celle où «deux copines et trois potes»
venaient lui rendre visite trois fois
par semaine. «La prison, c’est un
monde. Vous, vous êtes dans un au-
tre monde. Il nous manque tout ici.»
Deux détenus ont été testés au Co-
vid-19, ils étaient négatifs. L’établis-
sement se prépare au pire : au cas où
il faudrait confiner certaines per-
sonnes, l’aile réservée aux plus vul-
nérables a été vidée. «Ils les ont mis
chez nous mais ils vont en prome-
nade avec les arrivants», explique
Karim. Avant chaque sortie, les sur-
veillants préconisent : «Ne vous tou-
chez pas !» «Mais pour le moment, les
gens sont surtout inquiets de ne plus
avoir de parloir...»

Mercredi 18 mars
Et si le vaccin était
connu depuis 2004?
Sur les portables planqués en dé-
tention, on se refile une vidéo qui
circule sur Facebook. On y voit un
type en doudoune noire, cheveux
coupés en brosse, face caméra :
«L’heure est grave, l’heure est très
grave. On nous dit la vérité? Quand
j’allume ma télé, je ne suis pas si
sûr.» «Cat Antonio» est dans sa cui-
sine – si l’on en croit les boîtes
d’œufs en arrière-plan –, il soutient
qu’il n’est pas «complotiste» mais
qu’il va montrer «comment a été créé
le virus», «pourquoi a été créé le vi-
rus». Virus qui, «on va être clair,
n’est là que pour le fric». Depuis sa
cellule, Karim découvre, médusé,
que le Covid-19 aurait été «inventé»,
qu’il existerait un brevet européen,
datant de 2004, pour lutter contre
le «coranovirus» (sic) et répertorié
sous un numéro qui s’affiche sur
son écran. «Ils nous prennent pour
des cons, les politiques», s’énerve-
t-il. Il en avise immédiatement son
avocate. «C’est des conneries», ré-
pond-elle. «Oui, bon, peut-être»,
marmonne-t-il, pas franchement
convaincu qu’il s’agit d’une fake
news (qui sera rapidement réfutée
par de nombreux médias). Com-
ment savoir ce qui se passe vrai-
ment quand on est entre qua-
tre murs? Pourquoi croire le type de
la télé plutôt que celui de la cuisine?

Jeudi 19 mars
«Les gamins font les cons»
A Grasse, Perpignan, Argentan ou
Maubeuge, les incidents se multi-
plient, les détenus refusent de réin-
tégrer leur cellule après la prome-
nade. Le projet d’un soulèvement
bruisse aussi dans la maison d’arrêt
d’Ali. «Ça commence, le bordel, les
gamins font les cons», dit-il, tandis
qu’on entend la clameur qui gronde
et le tapage aux fenêtres. Les sur-
veillants ont décidé d’arrêter les
fouilles en cellule pour calmer les
esprits. De son côté, la garde des
Sceaux vient d’annoncer que les
comptes téléphoniques seraient cré-
dités de 40 euros, et la télévision
gratuite. «C’est déjà bien, mais ça ne
va pas suffire, car on nous enlève
trois parloirs par semaine de cin-
quante minutes chacun», note Ali. Il
s’inquiète pour sa compagne et leur

bébé : «S’ils sont malades, je ne peux
rien faire depuis la prison, je suis
complètement impuissant.»
En centre de détention, la situation
semble plus calme. Pierre, 75 ans,
est seul en cellule dans son établis-
sement de Nouvelle-Aquitaine où le
régime «portes ouvertes» (la circula-
tion est possible à l’intérieur de son
unité à certaines heures) est tou-
jours en vigueur. «Imagine ta
femme, elle vient au parloir, elle est

Par
Julie Brafman
Dessin
Sandrine Martin

Événement


Q


ue se passe-t-il entre les
murs des prisons à l’heure
où la pandémie se propage?
Quel impact les mesures sanitaires
ont-elles sur la vie des détenus?
Comment gèrent-ils l’angoisse?
Pour l’heure, deux cas de Covid-
dans les prisons françaises ont été
communiqués : un septuagénaire,
incarcéré à Fresnes (Val-de-Marne),
qui n’a pas survécu, et un homme à
Villeneuve-lès-Maguelone (Hé-
rault), testé positif vendredi. Dans
tous les établissements pénitentiai-
res de France, les activités (sport,
bibliothèque, cours, ateliers...) ont
été suspendues, ainsi que les par-
loirs. Libération a pu entrer en con-
tact avec trois détenus, en maison
d’arrêt et en centre de détention,
dans différentes régions. Journal de
bord d’une première semaine de
confinement chez ceux qui sont,
désormais, doublement enfermés.

Lundi 16 mars
La «guerre» est déclarée
Des millions de Français sont mas-
sés devant leur téléviseur, écoutant
la voix présidentielle annoncer un
confinement qui ne dit pas son

nom. Il est 20 heures, Emmanuel
Macron parle de «guerre», d’«en-
nemi invisible», et brosse le portrait
de la France de «demain, midi».
Plus de déplacement sauf raison
impérieuse, plus de voyage, plus de
sortie. Dans la cellule de 7 m^2 qu’il
partage avec son codétenu, Ali (1)
fixe l’écran, incrédule. «Ça fait peur,
on dirait la fin du monde», lâche-
t-il. Le braqueur d’une quarantaine
d’années a beau considérer que la
prison «c’est [sa] maison», après
avoir séjourné dans à peu près tous
les établissements du Sud, ce soir,
il n’en mène pas large. «Ici, on est
impuissant. Qu’est-ce qu’on peut
faire pour nos familles? On les ap-
pelle et on leur dit de se laver les
mains? C’est ridicule.» Pour le mo-
ment, personne n’a été testé positif
au virus dans la maison d’arrêt de
Provence-Alpes-Côte d’Azur (qui
connaît un très fort taux de surpo-
pulation) mais chacun redoute le
jour où cela arrivera : «Du coup, c’est
la psychose.»
Lors des promenades, les détenus
gardent leurs distances, ils ne se
serrent plus la main mais se font
des «checks» avec le coude. Et ils ne
parlent que de «ça». «Avec les co-
pains, on a un peu peur que ça ren-
tre, parce qu’on ne peut rien faire,
raconte Ali. On n’aura pas de
moyens de voir le docteur. Tout le

monde fait des scénarios, on s’ima-
gine crever dans nos cellules.»

Mardi 17 mars
Fin des parloirs,
début de la colère
Ali se demande à quoi ressemble le
confinement, les rues désertes dans
les grandes villes et l’ambiance pe-
sante. Il aimerait bien voir ça. Pour
une fois, il n’a pas l’impression que
le monde continue de tourner sans
lui : désormais, il s’est arrêté sans lui.
A l’intérieur, les rituels sécuritaires
changent : «On n’a plus de palpation
quand on sort pour la promenade.
Les surveillants ont un appareil pour
détecter les métaux. Ils ne nous tou-
chent plus.» Vers midi, les chefs l’ap-
pellent, avec «tous ceux qui sont res-
pectés», pour leur transmettre en
priorité la nouvelle : tous les parloirs
sont supprimés au moins jus-
qu’au 31 mars, ordre de la Chancelle-
rie. Ali ne reverra plus son bébé
de 20 mois ni sa compagne avant de
longs jours. Il doit l’annoncer aux
plus jeunes. «Les gamins n’ont pas
bien réagi, forcément. C’est chaud
ici. Ils ne vont plus avoir de shit pour
fumer, se détendre... Dans quelques
jours, c’est l’émeute assurée.»
Quasiment au même moment, dans
une maison d’arrêt d’Ile-de-France,
Karim, 29 ans, découvre la fin des
parloirs devant sa télévision. «C’est

Journal de bord


«On s’imagine


crever dans


nos cellules»


Fin des parloirs, rumeurs, multiplication


des incidents... Dans les prisons, l’angoisse liée


à la pandémie de Covid-19 s’est répandue et la colère


gronde. «Libération» raconte la première semaine


de confinement vue de derrière les barreaux.


Société

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