Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
0123
VENDREDI 13 MARS 2020 international| 3

Aung San


Suu Kyi défie


l’armée avant


les élections


Le parti de la dirigeante birmane


tente de restreindre les pouvoirs


politiques garantis aux militaires


bangkok ­ correspondant
en Asie du Sud­Est

A


près avoir longtemps
donné le sentiment
qu’elle était solidaire
de l’armée birmane,
même quand cette dernière fut
accusée de « génocide » par les Na­
tions unies, Aung San Suu Kyi est
passée à l’offensive contre les mi­
litaires : son parti, la Ligue natio­
nale pour la démocratie (NLD), est
engagé depuis des mois dans une
joute parlementaire dont l’enjeu
est la réduction des pouvoirs de
l’armée, la redoutable Tatmadaw.
L’offensive a cependant tourné
court, mardi 10 mars, quand des
propositions de réforme constitu­
tionnelle initiées par la NLD ont
été rejetées à l’issue de débats mar­
qués par une rare violence verbale
entre parlementaires : 404 dépu­
tés sur les 633 que compte la
Chambre basse ont voté en faveur
des réformes, un chiffre cepen­

dant inférieur à la majorité des
trois quarts requise pour tout
amendement à la Constitution.
Le résultat du vote était at­
tendu : la NLD a beau disposer de
la majorité des sièges depuis sa
triomphale victoire aux élections
législatives de 2015, elle est im­
puissante à se hisser à un seuil de
voix aussi élevé, l’armée conser­
vant un pouvoir de veto dans un
Parlement où un quart des sièges
lui est automatiquement réservé.
Combat perdu d’avance, ce défi
lancé à l’armée avait en réalité
pour but de montrer que la NLD
se met en ordre de bataille à l’ap­
proche des prochaines élections
du mois de novembre : Aung San
Suu Kyi est entrée en campagne
électorale.
Les amendements visaient à
supprimer des articles qui sanc­
tuarisent les pouvoirs de l’armée :
ils proposaient précisément de
réduire le quota de 25 % de sièges
attribués aux militaires dans les

deux chambres du Parlement, et
d’établir un nouveau mode de dé­
signation du commandant en
chef des forces armées.
Les députés militaires, appuyés
par la formation pro­armée, le
Parti de la solidarité et du déve­
loppement de l’Union (PSDU), ont
rejeté les amendements au motif
que de tels changements auraient
« des conséquences indésirables »
qui affaibliraient la fragile « tran­
sition » vers la démocratie du
pays, qui a été gouverné par une
junte militaire entre 1962 et 2011.
L’actuelle Constitution avait
été élaborée en 2008 par des gé­
néraux qui, même s’ils avaient
affiché depuis quelque temps
déjà leur intention de lancer le
Myanmar (nom officiel de la Bir­
manie) sur « la route de la démo­
cratie », entendaient garantir
leur futur contrôle des affaires
publiques. Et empêcher celle qui
était à l’époque leur ennemie ju­
rée, Aung San Suu Kyi, d’accéder
au poste de chef de l’Etat.

Complicité sans illusions
Pour ce faire, ils avaient inclus
dans la Constitution un article
empêchant toute personne ma­
riée ou ayant des enfants avec un
étranger de devenir président de
la République de l’Union du
Myanmar. C’est le cas de la
« Dame », qui a été mariée avec un
Britannique avec lequel elle a eu
deux enfants.
Mme Suu Kyi, qui fut à trois re­
prises et durant une quinzaine
d’années, entre 1989 et 2010, as­
signée à résidence par les militai­
res au pouvoir, va cependant
réussir à grimper au sommet :
après le scrutin de 2015, elle de­
vient de facto chef du gouverne­
ment, en créant le titre de « con­
seillère d’Etat », le poste de pre­
mier ministre n’existant pas et
celui de chef de l’Etat lui étant in­

terdit. Ce dernier est alors confié
à un proche, tandis qu’elle s’ar­
roge aussi le poste de ministre
des affaires étrangères.
Depuis, sa relation avec l’armée
a été placée sous le double signe
de la complicité sans illusions et
de l’hostilité à fleurets mouche­
tés. Quand la minorité musul­
mane des Rohingya subit, en 2016
et 2017, une offensive d’une bruta­
lité inouïe par l’armée, Aung San
Suu Kyi prend le parti de minimi­
ser la violence. Elle fustige les mé­
dias et ses anciens soutiens, qui
ne comprennent pas, selon elle, la
« complexité » de la réalité ethno­
religieuse birmane.
Prix Nobel de la paix 1991, l’an­
cienne icône de la lutte pour les
libertés chute violemment de
son piédestal en Europe où mai­
ries et universités lui retirent, les
unes après les autres, titres et ré­
compenses qu’elles lui avaient
octroyés du temps où elle était
reçue en Europe avec tous les
honneurs.
Le rejet de l’Occident la fait tant
se raidir qu’elle donne, de plus en
plus, le sentiment d’absoudre
l’armée de ses crimes. Alors que
les Nations unies accusent,
en 2018, les militaires d’« actes gé­
nocidaires » à l’encontre des
Rohingya, elle ose laisser enten­
dre que ses rapports avec l’armée
« ne sont pas si mauvais ».

Les forces armées de son pays
sont pourtant accusées d’avoir
provoqué la f uite de
800 000 Rohingya au Bangla­
desh, d’avoir violé un nombre
considérable de femmes, incen­
dié des centaines de villages au
nord de la province de l’Arakan, et
tué sans doute une dizaine de
milliers de musulmans.
En décembre 2019, Aung San
Suu Kyi prend le parti d’aller
témoigner à La Haye devant la
Cour internationale de justice
(CIJ), où la Birmanie doit répondre
des accusations de génocide. Lors
du discours qu’elle prononce, elle
commence en affirmant que
« l’intention génocidaire ne peut
être retenue comme l’unique hypo­
thèse » expliquant la tragédie –
prenant le risque de donner l’im­
pression d’exonérer les militaires.

Promesses non tenues
Elle ne tarde cependant pas à en­
voyer une pique directe vers l’ar­
mée, en ajoutant ne pas exclure
« que la force disproportionnée ait
été utilisée par des membres des
forces de défense, dans certains cas
au mépris du droit international
humanitaire ». Elle déclare ensuite
que les militaires ne faisaient
« pas une distinction suffisamment
claire entre les combattants de
l’ARSA [la guérilla rohingya qui
avait attaqué policiers et gardes
frontières] et les civils ».
Désormais, il lui faut démon­
trer à ses futurs électeurs, restés
souvent hostiles aux militaires,
que ses promesses, non tenues,
de la campagne 2015 le seront
bientôt : à savoir, entre autres,
des changements constitution­
nels susceptibles de brider la
puissance de l’armée. Et de lui
permettre d’accéder aux fonc­
tions de chef de l’Etat. Pour l’ins­
tant, c’est raté.
bruno philip

La NLD se met en
ordre de bataille
à l’approche
des élections
de novembre :
Aung San Suu Kyi
est entrée
en campagne

En Irak, deux Américains et


un Britannique tués par des roquettes


Les soupçons s’orientent vers les factions armées irakiennes
liées à l’Iran, faisant craindre une nouvelle phase de tensions

D


eux mois après une esca­
lade meurtrière entre les
Etats­Unis et l’Iran sur le
sol irakien, le spectre d’une con­
frontation entre les deux pays
plane à nouveau. Trois membres
de la coalition internationale de
lutte contre l’organisation Etat is­
lamique (EI), deux Américains et
un Britannique, ont été tués, mer­
credi 11 mars au soir, dans des tirs
de roquettes sur la base irakienne
de Taji, au nord de Bagdad, où ils
étaient stationnés. Douze autres
personnes ont été blessées, dont
au moins cinq grièvement, selon le
ministère de la défense américain.
Une enquête a été ouverte pour
identifier les responsables, a pré­
cisé le Pentagone.
Lors d’un entretien au télé­
phone, le chef de la diplomatie
américaine, Mike Pompeo, et son
homologue britannique, Dominic
Raab, ont exigé que les auteurs des
attaques « rendent des comptes »,
selon le département d’Etat amé­
ricain. Les responsables irakiens
ont dénoncé cette attaque, quali­
fiée de « défi sécuritaire très dange­
reux ». Les soupçons s’orientent
vers les factions armées irakien­
nes liées à l’Iran, à qui sont impu­
tées une série d’attaques contre
les intérêts américains en Irak de­
puis le retrait unilatéral américain
de l’accord sur le nucléaire iranien
et le rétablissement des sanctions,
en mai 2018.
Les attaques contre des représen­
tations diplomatiques et des bases
où sont des soldats américains se
sont intensifiées depuis octo­
bre 2019 et le début d’un mouve­
ment de contestation à Bagdad et
dans le sud du pays, qui déstabilise
les partis religieux et les milices
chiites au pouvoir, ainsi que leur
parrain iranien. L’attaque de mer­

credi contre le camp Taji est la plus
meurtrière. Dix­huit roquettes se
sont abattues sur la base vers
19 heures, heure locale, selon la
coalition internationale. Un ca­
mion muni d’un lanceur de ro­
quettes a été retrouvé non loin. Un
peu plus tard, des raids aériens ont
visé des positions de supplétifs de
l’Iran à la frontière entre l’Irak et la
Syrie, tuant 26 paramilitaires ira­
kiens, a indiqué le directeur de
l’Observatoire syrien des droits
humains, Rami Abdel Rahmane.
« Dix explosions » ont secoué une
zone au sud de la ville d’Al­Bouka­
mal (Syrie), frontalière de l’Irak, a­
t­il précisé. L’origine de ces raids
reste à établir. Des responsables
américains ont indiqué, sous cou­
vert de l’anonymat, que les Etats­
Unis n’avaient pas, à ce stade,
mené de raids de représailles.

Escalade meurtrière
Une attaque similaire à celle du
camp Taji avait été à l’origine, fin
décembre 2019, d’une escalade
meurtrière entre Washington et
Téhéran sur le sol irakien. Un sous­
traitant américain avait été tué
dans les tirs de 30 roquettes sur la
base militaire K1 à Kirkouk, dans le
nord de l’Irak. En représailles, l’ar­
mée américaine avait frappé cinq
bases, en Irak et en Syrie, des briga­
des du Hezbollah (Kataeb Hezbol­
lah), à qui a été imputée l’attaque

contre la base K1. Elle avait fait
25 morts dans les rangs de la mi­
lice pro­iranienne.
Les tensions s’étaient ensuite ac­
centuées entre Washington et Té­
héran, menant à l’assassinat le
3 janvier, dans une frappe de drone
américaine à Bagdad, du général
iranien Ghassem Soleimani, le
chef de la Force Al­Qods des gar­
diens de la révolution, et de son
lieutenant en Irak, Abou Mahdi Al­
Mohandes. Ce dernier dirigeait les
unités de la Mobilisation popu­
laire, notamment composées des
milices pro­Iran et intégrées aux
forces armées irakiennes. Téhéran
a mené en représailles des tirs de
missiles contre la base d’Aïn Al­
Asad, où sont stationnées des
troupes américaines dans l’ouest
de l’Irak, occasionnant d’impor­
tants dommages matériels et des
lésions cérébrales chez une cen­
taine de soldats.
Mike Pompeo avait alors assuré
que l’assassinat du général Solei­
mani, architecte de l’expansion
iranienne au Moyen­Orient, res­
taurait la dissuasion américaine
face à l’Iran et à ses supplétifs ira­
kiens. Les partis chiites au pouvoir
à Bagdad sont toutefois détermi­
nés à bouter les troupes américai­
nes hors du pays. Le 5 janvier, la
majorité chiite au Parlement a fait
voter une résolution non contrai­
gnante pour obliger le gouverne­
ment à expulser les forces étrangè­
res. Le sort des 6 000 soldats de la
coalition – dont 5 200 Américains


  • est suspendu à la formation d’un
    gouvernement. Début mars, le
    candidat désigné au poste de pre­
    mier ministre, Mohamed Taoufik
    Allaoui, a jeté l’éponge après avoir
    échoué à obtenir la confiance pour
    son cabinet.
    hélène sallon


Les partis chiites au
pouvoir à Bagdad
sont déterminés à
bouter les troupes
américaines
hors du pays

S LO V A Q U I E
Vague inédite
d’arrestations
dans la magistrature
Treize juges, dont l’actuelle
présidente par intérim de
la Cour suprême slovaque
et une ancienne secrétaire
d’Etat à la justice, ont été
arrêtés mercredi 11 mars et ac­
cusés de « corruption, interfé­
rence avec l’indépendance des
tribunaux et obstruction de
la justice ». L’opération « Tem­
pête » est du jamais­vu dans
l’histoire de la Slovaquie dé­
mocratique. A des degrés di­
vers, tous ces magistrats ont
été mis en cause ces derniers
mois dans les médias locaux
pour leurs liens avec le ma­
fieux Marian Kocner, qui a
notamment commandité
l’assassinat d’un journaliste
d’investigation, Jan Kuciak,
en février 2018, et qui a été
arrêté en octobre 2018.

É TATS - U N I S
Coup de filet contre
le cartel mexicain Jalisco
Plus de 600 personnes liées
à l’un des plus puissants car­
tels de la drogue mexicains,
Jalisco Nouvelle Génération,
ont été arrêtées au cours
des six derniers mois aux
Etats­Unis, dont 250 lors
d’un coup de filet mercredi
11 mars, ont annoncé
les autorités. Son chef,
Nemesio Oseguera – alias
« El Mencho » –, en cavale
depuis des années, fait
l’objet de poursuites aux
Etats­Unis depuis 2014. En
octobre 2018, les autorités
américaines avaient estimé
que le cartel importait
au moins cinq tonnes de co­
caïne et cinq tonnes de mé­
thamphétamines aux Etats­
Unis chaque mois. – (AFP.)

En partenariatavec

:

«Il, elle, question de genre»


Un thème proposé par le magazine mensuel desrédactions francophones

Ce jeudi à 21h surTV5MONDE


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se décline dorénavant aussi enversion hebdomadaire :

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© Christophe Lartige /TV5MONDE *heure deParis

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DOMINIQUELARESCHE
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