Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

8 |planète VENDREDI 13 MARS 2020


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Une relance économique en ordre dispersé


Les plans de soutien se multiplient à travers le monde, mais varient fortement dans leur intensité


londres, rome, berlin ­
correspondants

L


ors de la crise financière
de 2008, la panique avait
finalement été enrayée
quand les leaders du G20,
les principales économies de la
planète, avaient réussi à se coor­
donner. Leur front commun s’était
avéré décisif. Pour l’instant, les
réactions en ordre dispersé face à
la pandémie de Covid­19 accen­
tuent la panique et rendent inau­
dibles les plans de secours, parfois
très importants, mis en place par
certains pays.
Mercredi 11 mars, le discours de
Donald Trump, accusant un « vi­
rus étranger » et pointant du doigt
la responsabilité des Européens, a
fait une nouvelle fois plonger les
Bourses. Les importants plans de
soutien de l’économie annoncés
par l’Italie et le Royaume­Uni, qui
injectent chacun 1,5 % de PIB, et
les mesures plus limitées de
l’Union européenne, de la France
ou de l’Allemagne, menacent de
ne pas avoir la portée attendue.
« L’administration américaine
avait l’occasion de montrer un vrai
leadership face à l’épidémie liée au
coronavirus, mais le discours du
président a échoué sur ce plan »,
regrette Gregory Daco, écono­
miste à Oxford Economics. Cette
intervention, qui se voulait solen­
nelle depuis le bureau « oval », est
« symptomatique du manque de
coordination des politiques » lors
de cette pandémie, ajoute­t­il.
M. Trump s’est exprimé après la
clôture de Wall Street, qui avait
encore connu une journée noire,
le Dow Jones ayant perdu 5,8 %.
Les marchés en Asie ont réagi né­
gativement, le Nikkei au Japon
perdant 4,5 % et le Hang Seng à
Hongkong 3,5 %. En Europe, à
l’ouverture, les indices chutaient
de 5 % ou plus chacun.
Ces lourdes pertes sur les mar­
chés aggravent le problème im­
médiat des entreprises qui pour­
raient faire face à un problème de
trésorerie. Les investisseurs se ré­
fugient en effet vers les place­
ments jugés sûrs – les obligations
d’Etat – et délaissent ceux trop ris­
qués, en particulier les obliga­
tions des entreprises. Aux Etats­
Unis, dans le secteur de l’énergie,
l’écart entre le rendement des
obligations d’Etat et celui des en­
treprises a fait un bond de deux
points depuis le 21 février, un
choc majeur ; pour les entreprises
de grande consommation, la

hausse est d’environ un point.
Le président américain a mis le
feu aux poudres en annonçant la
fin des liaisons aériennes entre
les Etats­Unis et l’Europe, hors
Royaume­Uni, à partir de ven­
dredi soir et pour trente jours.
L’absence totale de coordination
avec les partenaires européens,
risque de faire passer au second
plan les annonces de soutien à
l’économie ailleurs dans le
monde.
En Italie, où les rues sont désor­
mais quasiment désertes et où
12 462 cas de coronavirus sont con­
firmés, le président du conseil
Giuseppe Conte, a tenté mercredi
à la mi­journée de provoquer un
électrochoc. Face à l’urgence sani­
taire mais aussi à l’arrêt presque
total de l’activité productive, il a
annoncé que l’Etat ferait tout, et
même l’impossible, pour sauver
l’économie italienne.

Des marchés circonspects
Un chiffre, celui de 25 milliards
d’euros, correspondant soit un
peu moins d’1,5 point de PIB, a été
cité. Une somme considérable,
« à ne pas utiliser tout de suite
mais à pouvoir utiliser pour af­
fronter toutes les difficultés que
nous vivons ». Mais désormais, les
ordres de grandeur comptent
moins que la direction indiquée :
eu égard à la crise exceptionnelle
que traverse le pays, l’Italie a dé­
cidé de s’affranchir du carcan
budgétaire dans lequel elle se dé­
bat depuis des années.
Le ministre de l’économie, Ro­
berto Gualtieri, est resté plutôt va­
gue quant à l’effet de cette déci­
sion sur les finances publiques ita­
liennes, déjà grevées par une dette
colossale (135 % du produit inté­
rieur brut). « Ces mesures ne met­
tent pas en danger les finances pu­
bliques italiennes et l’économie na­
tionale reste solide », a assuré le
ministre. Sans doute cela aura­t­il
pour conséquences de porter le
déficit italien très au­delà des 3 %,
le gouvernement ne peut pas,
pour l’heure, se payer le luxe de
penser à moyen terme.
A Bruxelles, nul n’imagine de
contester à l’Italie la possibilité de
s’affranchir des règles ordinaires.
Les marchés, eux, semblent plus
circonspects : le « spread » (diffé­
rence entre le taux des bons du tré­
sor italiens et allemands), indice
habituel de leur nervosité, est re­
monté de 100 points depuis le dé­
but de la crise, atteignant les 220
points avant de redescendre.

Bien que beaucoup moins tou­
ché par l’épidémie – 460 cas con­
firmés – le Royaume­Uni aussi a
tenté l’électrochoc. Prenant les
marchés par surprise, la Banque
d’Angleterre a réduit mercredi
son taux d’intérêt d’un demi­
point, de 0,75 % à 0,25 %, et a an­
noncé des mesures d’aide au fi­
nancement des entreprises. Puis,
en début d’après­midi, le tout
nouveau chancelier de l’Echi­
quier, Rishi Sunak, a dévoilé une
série d’aides budgétaires. En addi­
tionnant les promesses liées au
Brexit (18 milliards de livres, soit
20,4 milliards d’euros), et celles

pour le coronavirus (12 milliards
de livres), le gouvernement va dé­
penser 30 milliards de livres
(34 milliards d’euros) supplémen­
taires d’avril 2020 à mars 2021 (les
dates de l’année fiscale).
Le budget, le premier de l’ère
post­Brexit, devait de longue date
être publié ce mercredi. Mais
M. Sunak a dû largement le réé­
crire au dernier moment pour
prendre en compte l’épidémie. Il
agit à trois niveaux : soutenir les
services de santé, avec cinq mil­
liards de livres supplémentaires ;
aider financièrement les Britanni­
ques qui sont forcés de se mettre
en quarantaine – « Personne n’y
perdra », promet Boris Johnson, le
premier ministre ; accompagner
les entreprises. Les allocations ma­
ladie, normalement du ressort des
entreprises, seront exceptionnel­
lement payées par le gouverne­
ment pendant les quatorze pre­
miers jours de la maladie, certains
impôts, notamment les cotisa­
tions sociales, pourront être re­
poussés, et une taxe foncière sur

les petits commerces sera suppri­
mée cette année.
Même en Allemagne, le tabou
des dépenses budgétaires com­
mence à se fissurer. Avec plus de
1 900 cas de Covid­19, le pays est ac­
tuellement le quatrième pays le
plus touché d’Europe. Et la mala­
die pourrait faire une célèbre vic­
time outre­Rhin : Berlin se dit, en
effet, prêt à sacrifier son dogme
budgétaire du « zéro noir » – sa rè­
gle des comptes publics à l’équili­
bre – pour combattre l’épidémie
due au coronavirus. Angela Merkel
a évoqué sans ambages cette éven­
tualité mercredi au cours d’une
conférence de presse à Berlin.

En attendant la BCE
« Nous allons faire le nécessaire, a
assuré la chancelière. Et nous n’al­
lons pas nous demander chaque
jour ce que cela veut dire pour no­
tre déficit. C’est une situation ex­
ceptionnelle ». Soulignant que le
Bundestag (chambre basse du
Parlement) avait déjà débloqué en
urgence un milliard d’euros pour

renforcer le système de santé alle­
mand, Mme Merkel a ajouté que la
lutte contre l’épidémie « passe
avant » la tradition d’orthodoxie
budgétaire, instaurée par son
gouvernement en 2014.
Avec ce constat, la chancelière
suivait les recommandations
d’un rapport publié quelques
heures auparavant par six émi­
nents économistes. Dans leur
analyse de 15 pages, les experts
ont exhorté Berlin à faire preuve
de souplesse. « Si cela s’avérait né­
cessaire pour remédier aux réper­
cussions de la crise du coronavirus
sur l’économie, il faudra s’écarter
du principe du zéro noir et utiliser
la marge de manœuvre prévue par
le frein à l’endettement », précise le
document, faisant référence à une
loi de 2009, inscrite dans la Cons­
titution allemande, qui limite les
déficits publics à 0,35 % du PIB,
sauf en cas de force majeure.
Lundi 9 mars, la coalition gou­
vernementale d’Angela Merkel
s’était déjà entendue pour venir en
aide aux entreprises en difficulté,
notamment en compensant plus
généreusement les coûts du chô­
mage partiel. Berlin a aussi an­
noncé un plan d’investissements
supplémentaires de 3,1 milliards
d’euros par an de 2021 à 2024.
L’Union européenne a aussi an­
noncé de l’aide « qui atteindra rapi­
dement 25 milliards d’euros ». La
Commission reconnaît l’urgence
et veut permettre que « l’aide
d’Etat puisse atteindre les entrepri­
ses qui en ont besoin ». En France, le
gouvernement n’a pas mis d’enve­
loppe globale sur la table mais a
annoncé une série de mesures, no­
tamment en permettant à la Ban­
que publique d’investissement de
garantir largement des prêts de
trésorerie aux entreprises.
Dans cette cacophonie, face à
l’urgence, l’éternel pompier de ser­
vice qu’est la Banque centrale
européenne est attendu au tour­
nant. Christine Lagarde, sa prési­
dente, doit annoncer des mesures
jeudi dans l’après­midi. Elle sera
surveillée de très près.
éric albert,
jérôme gautheret
et jean­michel hauteville

Roberto Gualtieri, ministre italien de l’économie et des finances, le 5 mars, à Rome. FRANCESCO FOTIA/AGF/SIPA

FACE À L’URGENCE, 


LE GOUVERNEMENT 


ITALIEN A ANNONCÉ 


QU’IL ALLAIT 


DÉBLOQUER 


25 MILLIARDS D’EUROS


P A N D É M I E D E C O V I D ­ 1 9


en france aussi, l’exécutif surveille le ralentissement
de l’économie causé par le Covid­19 et pousse ses parte­
naires européens à un plan de relance commun. Mais
pas question pour Bercy d’annoncer une enveloppe fi­
nancière précise. Jeudi 12 mars, Muriel Pénicaud, la mi­
nistre du travail, a indiqué à l’AFP que le gouvernement
ne se fixait « pas de limite budgétaire » pour sauver l’em­
ploi. Selon elle, 3 600 entreprises et 60 000 salariés sont
concernés par des mesures de chômage technique pour
un coût, à ce stade, de 180 millions d’euros pour l’Etat.
« La situation évolue tous les jours. On ne va pas donner de
chiffres qui seraient démentis demain. Mais on n’est pas
démunis. On a des instruments qui ont été testés durant la
crise de 2008 », précise­t­on dans l’entourage de Bruno Le
Maire, le ministre de l’économie et des finances.
Si celui­ci se refuse toujours à parler de récession, évo­
quant « un impact sévère » sur l’économie tricolore, il ne
fait plus de doute que la crise modifiera la trajectoire
budgétaire. « Nous visons toujours le rétablissement de
nos finances publiques, mais il y aura forcément un déca­
lage dans le temps », admet­il. Le déficit public était censé
descendre à 2,2 % du PIB cette année, pour une dette pu­
blique ramenée de 98,8 % fin 2019 à 98,7 % en 2020.
Pourrait­on dépasser les 100 %? « Ça ne veut rien dire.
Dans l’esprit des gens, les 100 % sont déjà dépassés, ré­

pond l’entourage de Bruno Le Maire. Le sujet, c’est que
les entreprises perdurent, qu’il y ait le moins de salariés
au chômage et que l’économie reprenne vite. » « Le seuil
des 100 % est artificiel, ce n’est pas une ligne rouge »,
confirme­t­on au cabinet de Gérald Darmanin, le mi­
nistre de l’action et des comptes publics.

« Une réponse forte »
Alors que les grands argentiers de la zone euro se réunis­
sent, lundi 16 mars, pour faire le point sur la flexibilité
accordée par Bruxelles en matière de déficit public, le
gouvernement a pris de nouvelles mesures. Depuis
lundi, les PME « menacées de disparition, au cas par cas »,
peuvent bénéficier de la réduction ou de l’annulation de
certains impôts directs (impôt sur les sociétés, taxe fon­
cière, taxe sur les CDD d’usage), et le chômage partiel est
mieux indemnisé par l’Etat.
Pas suffisant, selon l’opposition. La députée socialiste
Christine Pirès Beaune demande « une relance budgé­
taire », tandis que Les Républicains ont déposé en ur­
gence, jeudi 12 mars, une proposition de loi appelant à
« une réponse forte aux difficultés des entreprises ».
Christian Jacob, le président du parti, réclame notam­
ment la création d’un fonds de garantie des créances,
qui permettrait de rassurer les banques afin que cel­

les­ci continuent de prêter aux PME. Il souhaite égale­
ment la mise en place d’un fonds d’urgence en faveur
des PME, qui réunirait « Etat, régions, banques, mais
aussi syndicats et tribunaux de commerce », avance
M. Jacob. Le parti aimerait voir émerger un plan straté­
gique d’investissement focalisé sur les secteurs qui
souffrent : hôtellerie, aérien, tourisme... Quitte, là aussi,
à creuser le déficit.
« Il y a une différence entre la dette qui sert à financer le
fonctionnement de l’Etat et celle qui injecte des liquidités
pour sauver l’économie » en cas de crise, analyse
Guillaume Peltier, député du Loir­et­Cher et numéro
deux du parti. Les deux élus souhaiteraient par ailleurs
que le gouvernement engage un plan de « relocalisa­
tion » des entreprises, grâce à des exonérations fiscales.
Président (LR) de la commission des finances de l’As­
semblée nationale, Eric Woerth avait déjà réclamé,
lundi, « un plan d’urgence économique et financier ».
« La sauvegarde de nos entreprises et de l’emploi néces­
site de reclasser nos priorités. Je regrette que la France
n’ait pas utilisé ces dernières années pour assainir nos fi­
nances publiques et se créer de meilleures marges de
manœuvre », déplore celui qui fut ministre du budget
durant la crise de 2008.
sarah belouezzane et audrey tonnelier

Le gouvernement français prêt à franchir les 100 % de dette publique

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