Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

4 |international DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020


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A Londres, Assange veut empêcher son extradition


Le créateur de WikiLeaks espère échapper à son transfert vers les Etats­Unis, qui le poursuivent pour espionnage


J


ulian Assange est presque
un habitué des tribu­
naux britanniques. Entre fé­
vrier 2011 et mai 2012, il y a
contesté par trois fois et jus­
qu’à la Cour suprême son extradi­
tion vers la Suède dans une affaire
de viol et d’agression sexuelle,
désormais classée. Faute d’obte­
nir gain de cause, le fondateur et
tête pensante de WikiLeaks avait
trouvé refuge dans l’ambassade
d’Equateur, à Londres. Il y de­
meura, sous bonne garde et sous
étroite surveillance pendant près
de sept ans, jusqu’à une descente
de police, en avril 2019.
Depuis 2010 et les premières ac­
cusations en Suède, Julian Assange
martèle sa crainte première : être
extradé vers les Etats­Unis. Cette
dernière s’est matérialisée quel­
ques heures après son arrestation
en avril 2019. Les Etats­Unis l’ont
inculpé, d’abord de piratage infor­
matique, puis d’espionnage, et ont
demandé au Royaume­Uni son
extradition. Affaibli, l’Australien
emprisonné à la prison london­
nienne de Belmarsh, va tenter, de­
vant un tribunal londonien, dès
lundi 24 février, d’y faire échec.
Dix­huit chefs d’accusation ont été
retenus par la justice américaine :
en cas d’extradition, M. Assange
risque 175 ans de prison.
Les accusations qui valent au­
jourd’hui à Julian Assange la me­
nace d’une extradition visent ce
que les Etats­Unis considèrent
comme le péché originel de l’orga­
nisation, à savoir la publication,
en 2010, de centaines de milliers
de documents confidentiels de
l’Etat américain. En s’associant à
l’époque avec certains des jour­
naux les plus réputés – le New York
Times, le Guardian, Der Spiegel ou
Le Monde –, l’Australien précipite
les rédactions dans l’ère des don­
nées de masse et des fuites de
grande ampleur. Son profil de hac­
keur militant pour la transparence
déroute, mais sa qualité de journa­
liste ne souffre alors aucune dis­
cussion. Même au sein du gouver­
nement américain : si ce dernier
dénonce par tous les moyens pos­
sibles la publication de ses secrets
et entreprend de mettre l’orga­
nisation sous haute surveillance, il
ne se risque pas à poursuivre
WikiLeaks et son fondateur.
Les juristes du ministère de la
justice ne voient pas comment
contourner le premier amen­
dement de la Constitution amé­
ricaine, très protecteur pour la li­

berté d’expression et les journalis­
tes. L’administration Trump ne
partage pas leurs préventions et
décide, le 23 mai 2019, de mobili­
ser 18 chefs d’inculpation contre
M. Assange, dont 17 tombent sous
le coup de l’Espionage Act. Ce
texte, très dur, avait été dépous­
siéré par l’administration Obama
pour viser les sources des fuites,
mais jamais ceux qui les publient.

Informations très sensibles
La justice reproche à Julian As­
sange de ne pas avoir reçu passive­
ment les documents de sa source,
Chelsea Manning, alors analyste
de l’armée américaine stationnée
en Irak. Le document d’inculpa­
tion fait notamment mention de
plusieurs échanges entre Chelsea
Manning et Julian Assange dans
lesquels ce dernier semble la gui­
der pour qu’elle extraie un maxi­
mum d’informations des réseaux
sécurisés américains.
Selon l’acte d’accusation, Julian
Assange et sa source savaient per­
tinemment que les informations
récupérées étaient très sensibles
et protégées par le secret. Le procu­
reur américain reproche même à

M. Assange la publication de ces
documents, en particulier d’en
avoir dévoilé une partie – les
échanges diplomatiques du dé­
partement d’Etat américain – sans
filtre sur Internet. Jusqu’alors, ces
documents étaient publiés au
goutte­à­goutte après le retrait des
informations sensibles, notam­
ment l’identité d’informateurs.
Dès lors, WikiLeaks « a fait courir
de graves dangers à des inno­
cents », selon l’accusation, qui
avaient fait parvenir des informa­
tions aux Etats­Unis dans des con­
textes hostiles. A l’appui de sa dé­
monstration, le procureur cite le
fait que les documents de Wiki­
Leaks ont été retrouvés dans la
cache d’Oussama Ben Laden
après sa mort. Enfin, outre l’es­
pionnage, la justice américaine a
inculpé Julian Assange de piratage
pour avoir aidé, sans succès, Chel­
sea Manning à obtenir un mot de
passe qui aurait dû permettre à
cette dernière d’arpenter sous
une fausse identité les réseaux in­
formatiques de l’armée.
Avant une éventuelle extra­
dition, le procès s’annonce déjà
hors­norme au Royaume­Uni :

en plus des cinq journées d’au­
dience initialement prévues, la
juge chargée d’examiner le dossier
a programmé trois semaines
supplémentaires au mois de mai.
« C’est extrêmement long pour une
audience d’extradition », relève
Ben Keith, avocat britannique spé­
cialiste de ces procédures et vice­
président du Defence Extradition
Lawyers Forum.
Le juge ne se prononcera pas sur
le fond de l’affaire mais devra véri­
fier que les accusations américai­
nes sont sérieuses et fondées. Il
devra notamment s’assurer que
les faits reprochés à Julian Assange
sont bien susceptibles d’actions
en justice au Royaume­Uni. « Le

crime de divulgation non autorisée
d’informations existe au Royaume­
Uni, et je pense que cela s’applique à
tous, y compris aux journalistes »,
relève Paul Arnell, professeur de
droit à l’université d’Aberdeen et
spécialiste de l’extradition.

Défense farouche
Le parquet britannique, qui repré­
sente les Etats­Unis lors de
l’audience, se verra opposer une
défense farouche de la part de
l’équipe d’avocats qui entourent
Julian Assange. Ces derniers tente­
ront sans doute de prouver que les
accusations américaines sont de
nature plus politique que juridi­
que, un des critères susceptibles,
selon le droit britannique, d’empê­
cher son extradition. Les conseils
de Julian Assange pourront aussi
arguer que trop de temps s’est
écoulé depuis les infractions qui
lui sont reprochées. « Il est peu pro­
bable que cela fonctionne, car cette
durée est largement due à ses pro­
pres actions », à savoir son séjour à
l’ambassade, tempère Paul Arnell.
Les avocats d’Assange pourront
aussi s’appuyer sur son état de
santé, très précaire. Un juge britan­

nique doit maintenir au Royau­
me­Uni tout individu « dont la
santé mentale ou physique est telle
qu’il serait injuste ou tyrannique de
l’extrader ». Pour Paul Arnell, « c’est
peut­être son meilleur argument ».
S’ils ne parviennent pas à con­
vaincre le juge, les avocats pour­
raient encore s’efforcer de circons­
crire la demande américaine : une
règle de base, reprise par le traité
américano­britannique d’extradi­
tion, stipule qu’un individu ne
peut être jugé que pour les crimes
ou délits qui ont motivé son extra­
dition. « Le tribunal pourrait dire :
nous n’acceptons l’extradition que
pour les accusations de piratage in­
formatique », pour lesquelles l’Aus­
tralien n’encourt « que » cinq ans
de prison, précise Paul Arnell.
Ce procès en première instance
ne sera de toute évidence que la
première étape d’un long proces­
sus qui pourrait prendre plusieurs
années. Julian Assange, en cas
de défaite, fera vraisemblable­
ment appel et l’affaire pourra aller
jusqu’à la Cour suprême, voire la
Cour européenne des droits de
l’homme de Strasbourg.
martin untersinger

En Thaïlande, la justice dissout un des principaux partis d’opposition


La décision de la Cour constitutionnelle s’inscrit dans un contexte de tension entre forces prodémocratiques et conservateurs prosystème


bangkok ­ correspondant
en Asie du Sud­Est

L


a décision prise, vendredi
21 février, par la Cour cons­
titutionnelle de Thaïlande,
démontre qu’en dépit de la for­
mation d’un gouvernement ci­
vil à la suite des élections de
mars 2019, le royaume reste con­
trôlé par les tenants d’une oligar­
chie militaro­conservatrice. Et
que celle­ci est bien décidée à
museler les partisans d’un réel re­
tour à la démocratie : la Cour a
dissous le Parti du nouvel avenir
(« Anakot Maï », en thaï), l’une des
plus importantes voix de l’oppo­
sition, sous le prétexte que son
fondateur et président avait ac­
cordé à son parti un prêt de l’or­
dre de 6 millions d’euros avant
le dernier scrutin.
Cette décision s’appuyant sur le
texte d’une loi sujette à interpré­
tations est assimilée par nombre
d’analystes à un geste surtout
politique. Elle s’inscrit dans le
contexte plus large de la tension

entre forces prodémocratiques et
conservateurs prosystème. Le ju­
riste Somchai Preechasinlapakun
remarquait récemment que « les
décisions de la Cour constitution­
nelle montrent que [depuis une
quinzaine d’années] cette der­
nière a une tendance à rendre des
verdicts hostiles à des partis démo­
cratiquement élus ».
Pour le député Rangsiman
Rome, ancien étudiant militant
très populaire chez les jeunes,
l’affaire est entendue : « Il est clair
que l’intention de la Cour est d’éli­
miner notre parti de la scène politi­
que thaïlandaise. »
L’Anakot Maï incarnait tout ce
que les militaires, restés en em­
buscade après un scrutin qui a vu
l’auteur du coup d’Etat de 2014,
l’ancien général Prayuth Chan­o­
cha, se succéder à lui­même au
poste de premier ministre, abhor­
rent : la volonté de faire de la
Thaïlande une démocratie à l’oc­
cidentale. Ce qui suppose, entre
autres, de baisser les crédits de
l’armée et de réduire le fossé en­

tre les nantis et les plus défavori­
sés dans un pays devenu l’un des
plus inégalitaires au monde.
Durant la campagne électorale,
le chef du parti, l’industriel
Thanathorn Juangroongruang­
kit, 41 ans, avait sans ambages an­
noncé sa couleur : « J’appartiens
au 1 % [les plus riches], mais je me
bats pour les 99 %. » Devenu dé­
puté après le scrutin – avant d’être
radié du Parlement pour avoir
critiqué l’ancienne junte mili­
taire sur Facebook –, il fut briè­
vement le parlementaire le plus

riche, avec une fortune estimée
à 170 millions d’euros.
« Le [Parti du nouvel avenir]
constitue un réel danger pour les
intérêts de l’élite conservatrice du
royaume, c’est­à­dire les forces ar­
mées, la bureaucratie et le monde
des affaires, toutes ayant été
les soutiens du premier ministre
Prayuth, comme putschiste puis
comme chef d’un gouvernement
élu », détaille l’expert Shawn Cris­
pin dans une analyse publiée sa­
medi par le site Asia Times.
Le succès de l’Anakot Maï, de­
venu la troisième formation du
Parlement, avait fait de lui la cible
privilégiée des conservateurs :
lors du scrutin de 2019, il avait ra­
flé 81 des 500 sièges de l’Assem­
blée nationale. Le verdict de la
Cour interdit désormais au chef
du parti et à seize autres de ses
dirigeants, dont onze députés,
de s’engager en politique pour
une durée de dix ans.
Thanatorn et ses adjoints ont
cependant voulu démontrer
vendredi, lors d’une conférence

de presse improvisée après le
rendu du verdict, qu’ils n’enten­
daient pas baisser les bras. « No­
tre voyage n’est pas fini, c’est un
nouveau départ! Nous avons
échoué cette fois­ci, nous n’aban­
donnerons pas », ont­ils assuré.
Le numéro deux du parti, l’intel­
lectuel francophone Piyabutr
Saengkanokkul, docteur en droit
de l’université de Toulouse, a
promis que les dirigeants du
parti continueraient à se « battre
sans répit pour continuer à mener
campagne dans tout le pays ».
Ce qui laisse ouverte la possi­
bilité de la transformation d’un
parti en mouvement.

Des signes d’impatience
Dans un contexte socio­économi­
que des plus moroses, alors que le
pays est dirigé par un gouverne­
ment souvent perçu comme mé­
diocre, voire incompétent, la dé­
cision de la Cour pourrait­elle
faire à nouveau descendre dans la
rue les Thaïlandais – comme cela
a été le cas à de nombreuses repri­

L’Anakot Maï
incarnait tout ce
que les militaires
abhorrent :
vouloir faire
de la Thaïlande
une démocratie
à l’occidentale

Manifestation de soutien à Julian Assange, le 18 février, devant la prison de Belmarsh, à Londres, où il est détenu. VICTORIA JONES/AP

Pour le professeur
de droit Paul
Arnell, le meilleur
argument des
avocats d’Assange
reste sa santé
précaire

ses dans l’histoire politique trou­
blée du royaume? De telles mani­
festations s’étant souvent soldées
par un bain de sang, rien n’est
moins sûr. Même si une partie de
la jeunesse, lassée de la mainmise
des oligarques et des militaires
sur la société, donne des signes
d’impatience.
Même chose dans les campa­
gnes plus défavorisées, où beau­
coup de paysans restent très hos­
tiles à l’actuel gouvernement. Il y
a une dizaine d’années, nombre
d’entre eux avaient rejoint les
« chemises rouges », un mouve­
ment anti­élite et populiste em­
mené par les partisans de l’ex­pre­
mier ministre Thaksin Shinawa­
tra, déposé par l’armée en 2006.
Pour l’heure, la coalition au pou­
voir sort renforcée de l’épisode. Et
l’affaiblissement consécutif de
l’opposition, qui possédait 241 siè­
ges contre 259 aux soutiens du
gouvernement, va permettre à ce
dernier de disposer d’une marge
de manœuvre plus confortable.
bruno philip

LE  PROFIL


Julian Assange
L’informaticien et journaliste
australien, 48 ans, est le fonda-
teur de WikiLeaks, site spécialisé
dans la publication de docu-
ments secrets. Il est détenu au
Royaume-Uni, où il est menacé
d’extradition vers les Etats-Unis.
Outre-Atlantique, beaucoup
le voient comme un simple pion
manipulé par Moscou lors de
son opération d’ingérence dans
l’élection présidentielle de 2016.
La preuve n’en a pas été appor-
tée, mais l’enquête du procureur
spécial Robert Mueller a tout
de même montré que les e-mails
piratés et publiés alors
par WikiLeaks provenaient
de hackeurs issus du
renseignement russe.
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