Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

16 |


INTERNATIONAL


SAMEDI 14 MARS 2020

0123


REPORTAGE
Zaatari (Jordanie), Majdal Anjar (Liban) ­
envoyée spéciale

I


l y a huit ans, une ville a
poussé au milieu de nulle
part. Quand la crise syrienne
mettait des familles entières
sur le chemin de l’exil, fuyant vers
les pays voisins. La situation, que
tout le monde croyait provisoire,
est devenue permanente. Dans le
nord­est de la Jordanie, Zaatari ac­
cueille près de 80 000 Syriens


  • dont la moitié d’enfants – dans
    le plus grand camp de réfugiés du
    Moyen­Orient, administré par les
    Nations unies et les autorités jor­
    daniennes. Il y a ici trente­deux
    écoles, deux hôpitaux et, dans un
    camaïeu de gris et de blanc,
    24 000 abris ou préfabriqués, à la
    tôle rouillée par l’humidité et es­
    saimés sur un terrain que l’hiver a
    rendu boueux.
    Les pas s’y enfoncent, salissant
    les bas de pantalon. Une allée prin­
    cipale – la seule goudronnée –, lon­
    gue d’un kilomètre, abrite des bi­
    coques où l’on achète son télé­
    phone comme sa viande, des cou­
    ches comme des robes de mariée.
    Cette rue commerçante était sur­
    nommée « Les Champs­Elysées ».
    Elle est devenue, depuis, « Sham
    Elysée », en référence au nom
    donné en arabe à la Syrie. Le pays
    d’origine est reconstitué ici en mi­
    niature, sous le patronage des
    grands bailleurs internationaux,
    ainsi que le rappelle la présence de
    leurs fanions en divers endroits
    du camp. La Syrie est à vingt kilo­
    mètres à peine, mais le retour
    n’est pas envisageable pour la ma­
    jorité des réfugiés de Zaatari.
    « C’est un camp ouvert », insiste
    une représentante du Haut­Com­
    missariat aux réfugiés des Na­
    tions unies (HCR). Il faut un per­
    mis pour s’aventurer au­dehors,
    et des blindés de la gendarmerie
    sont déployés à la lisière.
    En huit ans, Abou Mohamad
    n’est sorti que deux ou trois fois.
    « Je n’ai rien à faire dehors », dit ce
    père de famille de 51 ans en s’affai­
    rant à cuire des galettes de pain
    dans la boulangerie qu’il a ouverte
    en 2014 à l’intérieur du camp, où
    sa vie se déroule en vase clos. L’es­
    sentiel des besoins des habitants
    peut y être satisfait. Il y a même un
    supermarché dans lequel les réfu­
    giés payent en scannant l’iris de
    leurs yeux. Le HCR peut alors les
    identifier dans sa base de données
    biométrique et ponctionner di­
    rectement l’assistance humani­
    taire dont ils bénéficient.
    Il y aurait 1,4 million de Syriens
    installés dans ce pays de moins de
    10 millions d’habitants. De tous les
    pays frontaliers de la Syrie, la Jor­
    danie et le Liban sont ceux qui ont
    accueilli proportionnellement le


plus grand nombre de Syriens. Le
Liban dit accueillir 1,5 million de
réfugiés syriens pour 5,9 millions
d’habitants. Aucun de ces Etats ne
possède de législation sur le droit
d’asile. Dans un contexte de ralen­
tissement économique régional,
depuis le déclenchement de la
crise syrienne en 2011, la situation
des réfugiés n’a cessé de se dégra­
der. Les effets de la nouvelle crise
liée au Covid­19 ouvrent des pers­
pectives plus sombres encore.

« Faire mendier les enfans »
En Jordanie, 85 % d’entre eux vi­
vent sous le seuil de pauvreté.
Dans le camp de Zaatari, Mah­
moud doit revendre une partie
des produits alimentaires qu’il ac­
quiert par l’intermédiaire des
Nations unies pour récupérer un
peu de liquidités. La plupart des
réfugiés syriens vivent en dehors
des camps et s’acquittent de
loyers qui avoisinent les deux
cents euros par mois. Presque un
tiers d’entre eux n’ont pas de reve­
nus autre que l’aide internatio­
nale. Moins de 180 000 permis de

travail ont été délivrés aux réfu­
giés syriens depuis 2016, la plu­
part concernent l’agriculture et la
construction, l’accès aux autres
secteurs étant plus restreint,
voire fermé. Dans un pays mar­
qué par un taux de chômage de
20 % et malgré les efforts du gou­
vernement, beaucoup de Syriens
se retrouvent relégués dans le sec­
teur informel, en dehors des rè­
gles fiscales ou comptables.
Au Liban, 95 % des familles sy­
riennes sont endettées, souvent
auprès de proches ou de commer­
ces, à hauteur de 1 100 dollars
(980 euros) en moyenne. « Cette
dette s’accroît de 100 dollars cha­
que année », rappelle Mireille
Girard, représentante du HCR à
Beyrouth. Fin 2019, 73 % des réfu­
giés vivaient sous le seuil de pau­
vreté, contre 68 % en 2018.
La crise sans précédent qu’af­
fronte le pays depuis l’automne


  • une inflation galopante et des li­
    cenciements en masse – est ve­
    nue grever l’avenir des réfugiés.
    « Ceux qui ont la chance de rece­
    voir de l’aide la voient se dévaluer.


Les gens sont en train de s’enfon­
cer dans une pauvreté de plus en
plus extrême, alerte Mme Girard.
Certains retirent les enfants de
l’école pour les faire mendier, ils
acceptent des situations d’exploi­
tation, le mariage précoce comme
moyen de survie est devenu plus
fréquent qu’en Syrie... »
Dans la plaine de la Bekaa, les
terres agricoles ont toujours at­
tiré les migrations saisonnières
depuis la Syrie frontalière.
Aujourd’hui, un tiers des réfugiés
syriens dans le pays s’y abritent
durablement. Ici et là, entre des

alignements de champs, des bi­
donvilles apparaissent, faits de
cabanes bâchées.
Cela fait cinq ans que Safwan
Soueid, originaire d’Homs, au cen­
tre de la Syrie, vit dans un de ces bi­
donvilles installés sur un terrain
loué à un privé, avec d’autres fa­
milles. Il n’y a pas de camps de ré­
fugiés officiels au Liban. L’abri où
il vit avec sa famille a un sol en dur
mais, pour signifier que leur pré­
sence n’est pas permanente, les
murs ne peuvent pas dépasser
quelques rangées de parpaings.
Chacun bricole un patchwork de
bâches, de lattes de bois et d’iso­
lant de fortune. Lorsqu’il a quitté la
Syrie pour le Liban, Safwan avait
un élevage de poules, et sa femme
était professeure d’anglais. Aucun
ne travaille désormais. Safwan
montre fièrement l’étagère sur la­
quelle sa fille aînée range ses ca­
hiers. « Elle est parmi les élèves qui
ont les meilleures notes, je veux
qu’elle soit docteure. »
Un peu plus loin, Bushra (le pré­
nom a été modifié), 60 ans, mon­
tre les dégâts de l’hiver et de l’hu­
midité sur le toit de sa « maison »,
éventré à plusieurs endroits. Elle
vit là avec ses deux fils depuis six
ans, après avoir fui la région de Da­
mas. Pour payer le loyer, les deux
fils de Bushra ont délaissé leur sco­
larité. Les membres de la famille
vivent dans la peur d’être expulsés
du pays, car cela fait cinq ans qu’ils
n’ont pas pu payer les taxes afin de
renouveler leurs titres de séjour.
Après avoir largement ouvert
son territoire aux réfugiés syriens,
le Liban a progressivement durci
sa politique d’accueil. Quelque
330 municipalités imposent ac­
tuellement des couvre­feux aux
Syriens. En 2015, le gouvernement
a ordonné au HCR de ne plus enre­
gistrer de nouveaux réfugiés.
Dans un contexte de montée du
chômage et d’austérité, au nom de
la défense des salariés libanais, le
ministère du travail a lancé, à l’été,
une campagne de lutte contre
l’emploi illégal des étrangers.
En Jordanie, la protection est
aussi fragilisée. « La Jordanie est
une généreuse terre d’accueil mais
la situation économique fragile et
la perte de l’attention internatio­
nale commencent à peser sur le

Des réfugiés syriens dans le camp de Zaatari, dans la ville jordanienne de Mafrak, près de la frontière avec la Syrie, le 11 mars. MUHAMMAD HAMED/REUTERS

A l’évocation
de la Syrie,
le boulanger
du camp fait
un geste du
pouce comme
s’il se tranchait
la gorge

pays et l’idée se renforce qu’il faut
privilégier les Jordaniens », souli­
gne Muriel Tschopp, responsable
de l’ONG Norwegian Refugee
Council à Amman. La réouverture,
fin 2018, du principal poste­fron­
tière entre la Jordanie et la Syrie


  • après trois ans de fermeture et
    alors que le régime de Damas a re­
    conquis sans toutefois la stabiliser
    la province frontalière Deraa –
    avait nourri l’espoir d’une relance
    commerciale et de retours de réfu­
    giés dans leur pays d’origine.


Chimère
Seuls 36 000 Syriens auraient fait
ce choix, portant le total de retours
officiellement enregistrés entre
2016 et 2019 à 53 000. Au Liban,
80 % des réfugiés syriens du Liban
déclarent vouloir rentrer chez eux.
Les autorités libanaises et syrien­
nes organisent des retours volon­
taires groupés et, en 2019, le prési­
dent Michel Aoun avait évoqué le
départ de 300 000 réfugiés sy­
riens. Le gouvernement a en outre
adopté un décret, en avril 2019,
pour permettre d’expulser en Sy­
rie ceux entrés illégalement à par­
tir de l’adoption du texte.
Bien que la tendance soit à la
hausse, la fin de l’exil est une chi­
mère aux yeux de beaucoup. « La
Syrie ne m’intéresse plus, lâche
Fayad (le prénom a été modifié),
un père de famille originaire
d’Idlib, qui vit à Beyrouth. J’ai vu
mes proches se faire tuer, ma mai­
son a été détruite... Jamais je ne re­
tournerai dans une région tenue
par le régime. »
Depuis son abri de fortune dans
la plaine de la Bekaa, Bushra n’en­
visage pas davantage un retour.
Elle a trop peur que ses fils soient
enrôlés dans l’armée, comme
Abou Mohamad, le boulanger du
camp de Zaatari, qui, lorsqu’on
évoque la Syrie, fait un geste du
pouce comme s’il se tranchait la
gorge. La mère de Mahmoud est,
elle, rentrée en mars 2019, dans la
région de Damas. « Elle avait en­
tendu dire que la situation était
meilleure. Elle regrette aujourd’hui,
nous assure­t­il. Les conditions de
vie sont mauvaises et je dois lui en­
voyer de la nourriture. Mais elle
veut mourir dans son pays. »
julia pascual

« maudit soit le jour où je suis né. »
Bachir (les prénoms ont été modifiés) est
un homme fatigué. Courbé au­dessus de
sa chaise, vêtu d’un jogging qui bouloche,
ce Syrien de 57 ans, originaire de la pro­
vince d’Idlib, est réfugié au Liban depuis
huit ans. A l’étroit dans un préfabriqué ins­
tallé dans l’enceinte du consulat de France
à Beyrouth, il raconte. Sa maison détruite
par les bombardements, la fuite avec
femme et enfants, les journées sans man­
ger... Au milieu de son récit, il demande
l’autorisation de croiser les jambes, provo­
quant le désarroi de son interlocuteur, qui
essaie depuis le début de l’entretien de le
mettre à l’aise. Mais Bachir sait qu’il joue
son avenir face à l’agent de l’Office français
de protection des réfugiés et des apatrides
(Ofpra) qui décidera de lui accorder ou non
l’asile en France.
En février et mars, des équipes de l’Ofpra
ont réalisé des missions au Liban et en Jor­
danie au cours desquelles elles ont exa­
miné la situation de près de 350 Syriens,
présélectionnés dans ces deux pays par le
Haut­Commissariat aux réfugiés des Na­
tions unies (HCR) pour bénéficier d’une

réinstallation en raison de leur parti­
culière vulnérabilité.
Bachir croyait trouver la sécurité en s’ins­
tallant à Tripoli, dans le nord du Liban. Mais
un de ses fils, adolescent, y a trouvé la mort
en 2014. Victime collatérale des affronte­
ments entre les quartiers de Bab El­Tebba­
neh (à majorité sunnite et anti­Assad) et de
Jabal Mohsen (à majorité alaouite et pro­As­
sad), il a pris une balle perdue en plein cœur
alors qu’il regardait la télévision dans l’ap­
partement familial. C’est aussi à cette pé­
riode que Bachir a dû arrêter de travailler, à
cause de problèmes cardiaques. Alors, ses
enfants ont délaissé l’école pour faire office
de petites mains sur le marché aux légu­
mes voisin pour 1 ou 2 euros par jour.

« Apprendre la langue »
« La réinstallation donne une perspective
d’avenir aux réfugiés les plus vulnérables »,
défend le directeur général de l’Ofpra, Ju­
lien Boucher. La France s’est engagée à
réinstaller 10 000 réfugiés sur son terri­
toire entre 2020 et 2021, autant que sur la
période 2018­2019. Les Syriens représen­
tent la majorité d’entre eux. D’après le

HCR, un peu plus d’un demi­million de Sy­
riens, disséminés entre la Turquie, le Li­
ban, la Jordanie, l’Irak et l’Egypte, auraient
besoin d’être réinstallés.
A 42 ans, Ali, entendu par l’Ofpra en Jor­
danie, souffre de calculs rénaux et d’in­
flammation de la prostate, tandis que sa
femme a une hernie discale et que sa fille
doit subir une chirurgie des voies lacryma­
les. « Mais je n’ai pas pu payer pour l’opéra­
tion », dit­il. Zéna et son mari Bilal, 59 et
68 ans, n’ont pas davantage les moyens
d’aller chez un médecin à Amman. Si la
France accueille ce couple, Bilal promet
qu’il peut « apprendre la langue » – « J’ai été
directeur d’école pendant quarante ans. »
En dépit des besoins, les possibilités de
réinstallation ne cessent de se raréfier. Les
Etats­Unis, principal pays d’accueil, ont ré­
duit massivement la voilure en passant de
85 000 places offertes en 2016 à 18 000
en 2020 sous l’administration Trump.
Conséquence : le quota de Syriens réinstal­
lés depuis le Liban est passé de 23 500
en 2016 à 8 000 en 2020. En Jordanie, il est
tombé de plus de 30 000 à 5 000.
j. pa. (envoyée spéciale au liban)

La France accueille des familles exsangues


L’impossible retour des réfugiés syriens


Malgré la pauvreté en Jordanie et au Liban, les exilés refusent de rentrer dans les régions tenues par le régime

Free download pdf