Libération - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi^13 Mars 2020


Peut-on distinguer plusieurs
courants au sein des marches?
M.G. : Il existe en effet plusieurs pô-
les dans les manifestations. L’un est
plus radical, avec des personnes
prêtes à participer à des actions de
désobéissance civile, qui veulent
une rupture avec le système capita-
liste. Il représente environ 45 % des
participants. Un autre pôle, plus
modéré, soutient la désobéissance
civile mais n’est pas prêt à y partici-
per, et souhaite changer de modèle
économique, mais de manière gra-
duée, avec des réformes progressi-
ves. Ce pôle a aussi une plus grande

confiance dans les institutions politi-
ques. Enfin, un groupe qui repré-
sente environ 10 % des manifestants
est plus centriste et ne soutient pas
la désobéissance civile, qui est pour-
tant devenue une sorte de matrice
commune au mouvement écolo.
Comment ces groupes ont-ils
évolué depuis que vous suivez
les marches?
M.G. : C’est assez paradoxal. Ce
sont les plus radicaux qui revien-
nent dans les manifestations (envi-
ron 4 sur 5 des radicaux sont reve-
nus en manifestation après le
15 mars, contre 1 modéré sur 2),
alors que ce sont aussi les plus criti-
ques vis-à-vis de leur efficacité. In-
versement, les modérés, que nous
avons interrogés en mars 2019,
croient que la mobilisation dans la
rue peut obtenir des avancées poli-
tiques, mais ils ne sont souvent pas
revenus marcher. Cela s’explique
par un malentendu autour de la
­notion de «victoire» du mouve-
ment. Pour la frange modérée, le
fait qu’on parle aujourd’hui de plus
en plus d’écologie et que le discours
politique se soit verdi constitue en
soi une victoire. Les plus radicaux,
eux, ne veulent pas s’arrêter à cette

Idées/


Maxime Gaborit : Tout à fait.
­Notre première enquête sur la mar-
che du 13 octobre 2018 à Paris mon-
trait déjà que 50 % des participants
étaient cadres ou exerçaient une
profession intellectuelle supérieure
et que 60 % avaient un bac + 5. Il
semble aussi que le mouvement ait
peu de chance de se diversifier so-
cialement à court terme.
En revanche, les militants climat
ont souvent pensé la convergence
des manifestations. Numérique-
ment, la réussite a toujours été limi-
tée, mais les influences réciproques
entre le mouvement climat et les
­gilets jaunes ont été profondes.
Ces derniers ont rapidement tenté
de se défaire de leur image anti-éco-
logique. Face à ceux qui les som-
maient de consommer mieux, ils
ont mis en avant le fait qu’ils con-
sommaient moins du fait de leurs
contraintes budgétaires. Ils ont
aussi développé un discours éco­-
logique autour d’un retour à des
­pra­tiques locales, d’un nouvel amé-
nagement du territoire et d’une fis-
calité écologique qui soient plus
justes socialement, par exemple
avec une taxe kérosène.
Les jeunes en grève pour le cli-
mat présentent-ils un profil
­différent?
Y.L.L. : Leur profil est très proche,
par leur condition sociale comme
par leurs orientations politiques.
C’est pour cela que nous ne parlons
pas d’un mouvement de jeunesse
mais d’un mouvement qui mobilise
le salariat qualifié et ses enfants.
La mobilisation des jeunes amène
beaucoup de monde dans les
­marches mais elle n’a pas réussi
­jusqu’à présent à constituer une
forme de ­diversification sociale ou
même idéologique. Nous avons
analysé le manifeste des grandes
écoles [«le Manifeste étudiant
pour un réveil écologique» signé par
des étudiants qui s’engagent à ne
pas travailler pour des entreprises
climaticides, ndlr], dont on aurait
pu attendre qu’il amène une cer-
taine diversification idéologique.
Mais ce n’est pas le cas : les étu-
diants de Polytech­nique, HEC
ou de l’Ecole centrale qui signent ce
manifeste ont le même ancrage
de gauche que les marches de
­jeunes ou les marches intergénéra-
tionnelles.

«Le mouvement pour


le climat est moins


générationnel que social»


Quel est le profil sociologique et politique
des manifestants qui vont défiler ce week-end?
Les sociologues Maxime Gaborit et Yan Le Lann,
qui enquêtent depuis un an, répondent.

Recueilli par
Nelly Didelot

«En 2018, 50%


des participants


étaient cadres


ou exerçaient
une profession

intellectuelle


supérieure


et 60% avaient


un bac +5.»


A


u fil des mois, l’écologie
semble s’imposer comme
nouvelle norme politique.
La campagne pour les élections mu-
nicipales n’a jamais été aussi verte
et, au pied de ce qu’il reste de la mer
de Glace, Emmanuel Macron a pro-
mis d’impulser un «tournant écolo-
gique» à son quinquennat. Pour
68 % des Français inter­rogés par Ip-
sos-Sopra Steria, «la protection de
l’environnement pourrait [même]
nous unir par-delà nos divisions». A
l’automne 2018, Quantité critique,
un collectif de chercheurs en socio-
logie, est né pour se pencher sur le
profil des participants
aux grandes marches
citoyennes pour le cli-
mat et délimiter les
frontières sociales et
idéologiques qui en-
tourent le mouvement
écologiste.
Le résultat de leurs
études vient rappeler
que ceux qui se mobi-
lisent pour faire avan-
cer les causes environ-
nementales restent
pour la très grande
majorité résolument
de gauche. Un an et
demi après la pre-
mière marche ci-
toyenne pour le climat, qui avait
suivi la démission de Nicolas Hu-
lot, Yan Le Lann, maître de confé-
rences en sociologie à l’université
de Lille et coordinateur du collectif,
et Maxime Gaborit, doctorant à
l’université Saint-Louis (Bruxelles),
sondent toujours un mouvement à
la croisée des chemins, dont les mi-
litants seront à nouveau dans la rue
vendredi et ­samedi.
Les marches pour le climat réu-
nissent-elles des citoyens ordi-
naires ou des militants déjà
­actifs?
Yan Le Lann : Ces mobilisations at-
tirent avant tout des personnes de
gauche : 74 % des manifestants se

sont déclarés de gauche ou très à
gauche lors de notre première
­enquête, le 13 octobre 2018. Ces per-
sonnes sont aussi plus souvent que
la moyenne des membres d’organi-
sations politiques. Toutes les fa-
milles de la gauche sont présentes,
des membres de La France insou-
mise (LFI) comme d’Europe Ecolo-
gie - les Verts (EE-LV), des militants
syndicaux de la CGT comme de la
CFDT. Beaucoup de participants aux
marches sont aussi membres d’asso-
ciations. On trouve toutefois aussi
des nouveaux arrivants, surtout
pour les marches les plus symboli-
ques. Par exemple, le 15 mars 2019,
lors de la première grève scolaire
­internationale pour le climat, 41 %
des jeunes interrogés
n’étaient engagés dans
aucune association
jusque-là.
On voit souvent les
marches comme une
éruption spontanée
mais la mobilisation
est encadrée par les
­associations. Elle n’est
pas le pur fruit d’un
choc émotionnel,
d’une prise de cons-
cience de l’urgence
écologique. Il faut des
dispositions pour y
participer, notamment
familiales. Ainsi 40 %
des jeunes interrogés
le 15 mars 2019 déclarent que leurs
deux parents sont de gauche, 65 %
qu’au moins l’un de leurs deux pa-
rents est de gauche. Le taux de dis-
pute au sein de ces familles sur la
question des modes de vie, sur les
conceptions politiques, est très fai-
ble. On s’est beaucoup intéressé aux
manifes­tations des jeunes pour le
climat sous l’angle de la fracture
géné­rationnelle, mais elle est, en
fait, peu présente. Le mouvement
climat est moins sectorisé par géné-
ration qu’idéologiquement et
­socialement.
Les classes sociales supérieures
sont donc surreprésentées dans
le mouvement climat?

DR

DR
Free download pdf