J'irai manger des khorovadz
dents en pensant réveiller mon palais avec une douceur sucrée. Mais
câest une saveur salée qui mâéclate en bouche. Une sorte de friand.
Je mâétais garé derrière les voitures car je ne savais pas comment mon
véhicule serait considéré. Le policier en faction mâenvoie rejoindre les
piétons. Je mâinsère dans la file et un groupe de passagers dont un
Arménien semble captivé par mon vélo. Ils rentrent chez eux après avoir
participé à une manifestation musicale folklorique. Lorsquâils apprennent
ma destination finale ils restent dubitatifs et interloqués devant cet
engin.
- Et tu as fait combien de kilomètres?
Maintenant quand la question surgit jâexhibe le compteur afin quâil
nây ait pas dâerreur dans la compréhension du chiffre exact. Ce sont
immanquablement des exclamations des regards incrédules ou des éclats
de rire. Ce jour-là lâécran affiche un total insolent de 4 500. Les
5 000 km seront allègrement dépassés et la barre des 6 000 risque même
dâêtre atteinte.
Après une attente de quarante-cinq minutes suivie du contrôle final
nous embarquons. Auparavant deux jeunes policiers mâont longuement
scruté. Leur regard hésitait entre la photo du passeport et mon visage.
Peut-être à cause de ma barbe qui a su tirer profit du grand air
permanent?
Sous la caresse du soleil levant qui rase les flots et les collines un ballet
de mouettes gracieuses et criardes sâébranle dâun ample mouvement
dâailes au démarrage du ferry. Sont-elles russes ou ukrainiennes? Les
oiseaux se moquent des frontières et des visas ainsi que de notre
incapacité à vivre ensemble. Ils ont cette liberté intrinsèque qui défie les
barrières et les obstacles que les hommes érigent au nom de la paix en
déniant parfois toute légitimité aux peuples qui vivaient là avant eux
ancrés dans lâhistoire du territoire. « Les frontières ne sont que des coups
de crayon sur des cartes. Elles tranchent des mondes mais ne les séparent
pas^69. »
(^69) Philippe Claudel - Le Rapport de Brodeck - Ãditions Stock.