Le Monde - 15.10.2019

(Ron) #1

20 |bonnes feuilles MARDI 15 OCTOBRE 2019


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A Genève, il est « Monsieur Alexandre,


homme d’affaires international »


Dans « L’Affairiste », à paraître le 16 octobre chez Stock, Simon Piel et Joan Tilouine,
journalistes au « Monde », retracent le destin tumultueux de l’intermédiaire franco­
algérien Alexandre Djouhri. Leur livre, dont nous publions des extraits, revient
sur sa jeunesse en banlieue et ses relations avec certains hommes politiques

ment. Dans Paris Match, l’acteur évoque
son fils, séparé de lui à l’âge de 16 ans, qu’il
est allé chercher à sa sortie de prison. Alain
Delon livre sa version : « Ceux qui l’entou­
rent sont organisés. Des gens qui le manipu­
lent. Oui, je crains pour lui qu’il ne voie ja­
mais la couleur, ou si peu, des affaires que
l’on réalise sur son dos, en son nom et donc
sur mon nom... Mon but, à travers le procès,
c’est de punir ceux qui se servent de lui. » Le
fils Delon réplique par une plainte en diffa­
mation déposée par Me Missistrano, l’avo­
cat historique des Djouhri. Anthony et Ah­
med poursuivent malgré tout la promotion
de leur nouvelle marque. En août 1984,
alors qu’ils se rendent à la station balnéaire
belge de Knokke­le­Zoute pour un défilé, ils
ont un accident à la frontière. Les deux
hommes en sont quittes pour une grosse
frayeur, mais la Mercedes empruntée à leur
ami commerçant Tahir Bhatti est très en­
dommagée. Ils ont littéralement heurté le
poste des douanes à 120 km/h, ainsi qu’une
camionnette de la gendarmerie belge,
avant de finir leur course dans une autre
voiture. Cette nouvelle frasque n’arrange
pas les relations d’Anthony avec son père.
Au printemps 1985, une ultime tentative de
réconciliation avorte. Ahmed et Anthony se
rendent aux studios cinématographiques
de Boulogne, où Alain Delon a un bureau,
pour tenter d’apaiser les choses. Alexandre
dit être là en tant qu’ami. Mais le ton monte
et l’échange tourne court. Après leur dé­
part, l’acteur fulmine contre ce caïd volu­
bile que son fils regarde avec tant d’admira­
tion. La rupture paraît consommée.
Quelques jours plus tard, Djouhri déjeune
au Jacky’s, un restaurant du centre de la ca­
pitale. Alors qu’il quitte l’établissement, un
homme s’approche et le pointe avec son pis­
tolet. Djouhri parvient à écarter l’arme une
première fois en attrapant le silencieux
monté sur le canon. L’agresseur le met en
joue une seconde fois mais le pistolet s’en­
raye et l’inconnu prend la fuite. Le 16 avril,
c’est au tour de David Tordjman d’être la ci­
ble d’une attaque. Il est environ 18 h 30 et
Tordjman vient de quitter L’Apocalypse
quand deux hommes à moto arrivent à sa
hauteur alors qu’il est au volant de sa voi­
ture. Il est atteint par plusieurs balles de ca­
libre 11,43 au bras, mais lui aussi en ré­
chappe. C’est un miracle. Durant les soirées
qui suivent, tout le monde ne parle plus que
de ça. « On entendait que c’était le milieu, que
c’était lié au conflit entre le père et le fils De­
lon », raconte Olivia Valère [ancienne asso­
ciée de Tordjman dans L’Apocalypse].
Alain Delon est entendu comme témoin
en avril 1986. « Cela ne m’a pas fait plaisir de
voir mon nom, ainsi que celui de mon fils,
mêlé à un fait divers de ce genre », dit­il. « J’ai
l’habitude des rumeurs, y compris de ce
genre, je n’y suis pas sensible, ceci étant votre
problème et pas le mien, je trouve cela sans
fondement et aberrant », s’agace l’acteur
face aux enquêteurs.

[M. Djouhri, qui craint pour sa vie, s’éloigne
de Paris pour s’installer en Suisse, à Genève.
Dans les années 1990, ses connexions
parmi les policiers corses lui permettent de
s’immiscer dans les réseaux Elf, où il s’initie
à la diplomatie secrète, aux affaires en Afri­
que centrale et aux arcanes du néogaul­
lisme. Il est vivement recommandé par Mi­
chel Roussin, éphémère ministre de la coo­
pération, et fréquente d’autres hommes­
clés de la Chiraquie, dont le futur premier
ministre Dominique de Villepin.]
Dîners officiels, politique et diplomatie...
L’évolution de Djouhri n’empêche toute­
fois pas son passé de se rappeler à lui. En
cette année 1993, son ami et partenaire de
fric­frac Bruno sort de prison, où il a passé

propose au président Lissouba de rencon­
trer Yasser Arafat et ose même représenter
le pays à une table ronde des bailleurs de
fonds, à Genève. « C’est via Lissouba que
Djouhri a fait son premier million dans le pé­
trole, en tradant du pétrole congolais », con­
fie un acteur de la Françafrique d’alors.
(...)
« Il a des amis puissants », « Il est très intro­
duit », « Il a beaucoup d’entregent »... Les
auteurs de ces propos l’ignorent, mais en ré­
pétant ces phrases à qui veut bien les enten­
dre, ils ont nourri une légende qui, comme
une prophétie autoréalisatrice, n’attendait
que ça pour s’accomplir. Alexandre Djouhri
leur dit merci : il est devenu quelqu’un.
Son ami Dominique de Villepin a bien
compris comment fonctionnait l’univers
des intermédiaires. Au téléphone, un jour
de franchise, il lui explique sans filtre com­
ment il voit son homme de l’ombre préféré
et sa relation à la mauvaise réputation.
Dominique de Villepin : « C’est comme si tu
n’existes pas, toi... Toi, t’es un fantasme. (...)
T’es un fantasme, t’es une histoire virtuelle.
(...) Toi, ils ont raconté tellement d’âneries sur
toi, qu’à la limite, quelque part, toi, tu es dans
la situation inverse de tous les autres. Toi, ça
te flatte. On te prête des pouvoirs que tu n’as
pas. On te prête une influence que tu n’as pas.
On te prête de l’argent que tu n’as pas. Eh ben
tant mieux, mon vieux! Ça, c’est formidable!
Toi, quelque part, ils te rendent service. Et ça
te rend populaire auprès de tous ces tarés, ces
chefs d’Etat africains, ces fous et ces dingues,
ça te permet de faire du business. Plus on te
tape dessus, plus tu peux faire du business
avec des gens qui t’estiment en se disant :
“Putain, celui­là, il est costaud.” »
Ainsi vont les marchands d’influence. Plus
le pouvoir qu’on leur prête est grand, plus il
le sera. (...) Chaque prétendu contact de
Djouhri ne sert essentiellement qu’à appro­
cher le prochain. Jusqu’à la découverte de
l’imposture, et la pyramide qui s’écroule
comme un château de cartes.
(...)
Si elle ne laisse pas d’interroger, l’énigme
autour des activités de l’intermédiaire est sa­
vamment entretenue et le plus souvent
feinte. Si bien qu’il est permis d’observer un
phénomène cocasse : plus l’« amitié » entre­
tenue avec lui est réputée forte, moins ses
activités semblent connues. « Je n’ai pas de
connaissance particulière ni d’information
sur ses affaires, mais je sais qu’il a fait des
opérations de business international », as­
sure [l’homme d’affaires] Henri Proglio. « Il
garde toujours une part de mystère pour moi.
Mais nous deux, c’est surtout une amitié gas­
tronomique », affirme [l’ancien magistrat]
Alain Marsaud. « Je sais qu’il voyage fréquem­
ment à l’étranger, en Russie, en Afrique, au
Moyen­Orient, mais je ne sais pas dans quel
domaine il travaille », dit, pour sa part, Domi­
nique de Villepin. « Je le connais assez bien,
mais je ne sais pas exactement ce qu’il fait. Je
crois que c’est un apporteur d’affaires, mais
nous n’avons jamais discuté en détail de ses
activités », jure [l’ex­secrétaire général de
l’Elysée] Claude Guéant. « Certains grands
noms du capitalisme français avaient indi­
qué qu’ils travaillaient avec Alexandre Djou­
hri. Dans quel cadre, sur quel marché, avec
quel statut, je vous dis de la façon la plus
ferme que je n’en sais rien », s’agace Nicolas
Sarkozy. « Je n’ai jamais vu aucun des con­
trats qu’il aurait fait signer », s’amuse l’an­
cien directeur du renseignement intérieur
Bernard Squarcini. « Vous ne connaîtrez ja­
mais rien de mon empire », défie enfin Djou­
hri lui­même.
Ses camarades font mine de tout ignorer
au sujet de son activité. Mais alors, que
peuvent bien se raconter Marsaud et Djou­
hri lorsqu’ils se parlent au téléphone à
593 reprises au cours des dix mois suivant
le 1er avril 2012? « Salam aleikoum, Bernard

L’AFFAIRISTE
de Simon Piel
et Joan Tilouine
Stock,
250 pages, 19,50 euros

lexandre Djouhri, né Ah­
med Djouhri, a grandi à
Sarcelles (Val­d’Oise), au
nord de Paris. Plusieurs de
ses amis de jeunesse sont
impliqués dans des bra­
quages et des cambriola­
ges. Au début des années
1980, il fréquente le milieu
parisien du banditisme et
se rapproche aussi d’Anthony Delon, le fils
de l’acteur, rencontré dans une boîte de
nuit parisienne, L’Apocalypse, avec leur
ami David Tordjman.]
C’est autour d’un verre à « L’Apo » avec An­
thony que leur vient l’idée de s’associer avec
Tordjman pour lancer une marque de vête­
ments en cuir. Ils ont toutes les connexions
nécessaires dans le Sentier, centre névralgi­
que du négoce de textile à Paris. En utilisant
le nom de Clotilde, sa compagne, Djouhri
prend 25 % des parts de la nouvelle société.
Opportunément, celle­ci est baptisée An­
thony Delon Diffusion, et les blousons en
cuir qui sortent de l’atelier de la rue Bichat,
dans le 10e arrondissement, sont griffés AD.
Comme Anthony Delon ou Alexandre Djou­
hri. Comme Alain Delon aussi.
La nouvelle marque est lancée en octo­
bre 1983, à l’occasion d’une fête extrava­
gante à L’Apocalypse. Veste de smoking et
pantalon de cuir noir, le jeune entrepreneur
[Anthony Delon], vitrine de la marque, salue
les vedettes qui se pressent à l’inauguration.
Plus de 600 personnes sont là pour assister
au show. Près d’Anthony, sa copine du mo­
ment, le mannequin Nina Klepp, mais aussi
Régine, l’actrice Clio Goldsmith, Sophie
Marceau et Pierre Cosso, son partenaire de
La Boum 2. Nathalie Delon aussi est venue
soutenir son fils. La
soirée est un succès.
Le lendemain, la
presse salue le plus
jeune entrepreneur de
France à la bouille
d’ange, ignorant tout
de son association
avec Monsieur
Alexandre.
Les embardées hors
la loi d’Ahmed avec ses
« frères » sarcellois pa­
raissent loin. Pour­
tant, à la cour d’assises
de Paris, trois d’entre
eux s’apprêtent à les
payer en années de
prison pour une série
de braquages, dont le
dernier manqué, rue
Linois. A l’audience, la
présidente dit regret­
ter que les frères Djou­
hri ne soient pas sur le
banc des accusés.
Boualem [l’un des frè­
res] est assis dans le
public. Il serre les dents. Ahmed ne s’est pas
déplacé au tribunal pour soutenir ses amis.
Mais il a une bonne excuse : sa fille Candice
est née deux semaines plus tôt. Le 20 jan­
vier 1984, Bruno, Jean­Louis et Georges sont
condamnés à dix­huit, quinze et douze ans
de prison. Les liens fraternels qui unissaient
jusqu’ici l’équipe de Sarcelles, dans la fête
comme dans le crime, se fissurent.
Alain Delon, qui a lancé, quatre ans plus
tôt, Alain Delon Diffusion pour commercia­
liser du parfum, des produits cosmétiques
et même des cigarettes, goûte assez peu
que son nom contribue à enrichir son fils et
des associés qu’il n’apprécie guère. Les con­
tacts qu’il a dans le milieu lui ont fait un
portrait peu flatteur de Monsieur Alexan­
dre. Dès le mois d’août, il dépose une
plainte pour contrefaçon contre Anthony
Delon Diffusion. Les relations s’enveni­

« ON TE PRÊTE


DES POUVOIRS


QUE TU N’AS PAS.


ON TE PRÊTE UNE


INFLUENCE QUE


TU N’AS PAS. ON TE


PRÊTE DE L’ARGENT


QUE TU N’AS PAS.


EH BEN TANT MIEUX,


MON VIEUX! »
DOMINIQUE DE VILLEPIN
ex-premier ministre

douze ans. Pendant tout ce temps, Djouhri
ne s’est pas occupé de la famille de son
« frère » d’autrefois. Tout juste a­t­il une
fois ou deux fait porter un peu d’argent, à
peine de quoi assurer une semaine de cou­
ches pour son fils. Il a même gardé une
montre de luxe, une Cartier Santos, appar­
tenant à Bruno, qu’il a portée puis reven­
due, et a dilapidé une partie du butin.
Transformé par la prison, Bruno a l’air plus
sage, mais lui demande un coup de main,
au nom de la fraternité d’antan : « Cinq pla­
ques. Le temps de [me] refaire. » Djouhri
l’évite. Son frère Boualem, qui vit toujours
chez ses parents et a gardé de solides rela­
tions dans le milieu, tente vainement d’ar­
ranger les choses.
A Sarcelles, nul n’ignore plus qu’Ahmed,
devenu Alexandre, mène la grande vie à Ge­
nève, et qu’à Paris, il descend au Crillon et
fréquente désormais des hommes­clés de la
Chiraquie, comme Dominique de Villepin,
directeur de cabinet du ministre des affaires
étrangères, Alain Juppé, de même que son
adjoint, Maurice Gourdault­Montagne.
Alors Bruno se décide à s’aventurer dans le
palace parisien. Il a de la chance, Djouhri y
tient salon. Il est en compagnie de Pierre
Mutin [ancien conseiller d’Edgard Pisani à
l’Elysée sous François Mitterrand, devenu son
associé], qui interrompt sa discussion d’af­
faires lorsque Bruno s’approche. Surpris et
un peu décontenancé, Djouhri le présente
comme un journaliste de leur agence de
presse africaine. Mutin se retire poliment.
« T’es devenu communiste ou quoi? », lance
Djouhri à Bruno, qui refuse qu’un groom lui
porte son sac. « T’inquiète, je vais vendre ma
boîte et devenir milliardaire. Je les tiens tous
par les couilles », pavoise­t­il, convaincu de
tenir la République à bout portant. Bruno
reconnaît l’« escroc mytho » d’antan. Quid
de l’argent rassemblé ensemble au début
des années 1980? « Le juif à qui on l’avait
confié a disparu avec le fric », assure Djouhri.
Bruno observe son petit numéro, se retient
de s’emporter et préfère disposer. Il a défini­
tivement perdu son ami Ahmed.
Indifférent, Djouhri repart à Genève. Là­
bas, il est « Monsieur Alexandre, homme d’af­
faires international », capable de fournir des
services financiers haut de gamme, d’or­
chestrer des missions diplomatiques discrè­
tes et d’obtenir un accès aux institutions in­
ternationales. Le président congolais Pascal
Lissouba est une cible dont il veut tirer pro­
fit, en service commandé pour Michel
Roussin, mais aussi pour son propre
compte. Il séduit un conseiller spécial et ob­
tient un passeport de service du Congo­
Brazzaville, où il se rend régulièrement. Il

A

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