20 |horizons SAMEDI 26 OCTOBRE 2019
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La double vie de
Cathy la « matonne »
Surveillante de la prison
de Borgo, en Corse, elle était
fascinée par l’univers
du banditisme. Cathy
Sénéchal est aujourd’hui
accusée d’avoir contribué,
par un baiser, à l’assassinat
de deux figures du milieu ,
à l’aéroport de Bastia,
en décembre 2017
D
e loin, à l’oreille, ils recon
naissaient son pas, son tour
de clé, son parfum parfois :
en prison, on s’attache à des
détails auxquels, à l’air libre,
on prête peu attention. Bien
avant d’apercevoir le pantalon bleu nuit et le
pull à barrettes de l’administration péniten
tiaire, avant d’entendre l’accent de pinzuta
(« continentale ») de Cathy Sénéchal ou de
voir ses longs cheveux noirs, les détenus du
centre pénitentiaire de Borgo, au sud de Bas
tia, savaient, de leur cellule, si c’était elle ou un
autre surveillant qui arpentait le couloir ou
prenait sa garde. « Salute, o Cathy! »
Entre les murs de Borgo, l’atmosphère a
toujours été particulière. Ici, les matons par
tagent le café des détenus, dans leur bureau
ou une cellule, brunchent même parfois le
dimanche. « C’est déjà arrivé que le repas de
collègues au restaurant soit payé par des
détenus », racontera Cathy sur procèsverbal.
On se tutoie, on s’appelle par son prénom,
on se claque la bise en prenant des nouvelles
du « petit », du crédit du pavillon. On se pro
tège, aussi. Les agressions de surveillants
sont rarissimes : en janvier 2018, lorsque
l’un d’eux est poignardé par un détenu, c’est
un autre prisonnier qui lui sauve la vie en
désarmant l’assaillant.
Borgo n’est pas pour autant le « Club Med »
souvent décrit dans la presse. Ces derniers
mois, deux surveillants y ont été incarcérés
- l’une pour conduite en état d’ivresse et
agression de gendarme, un autre pour des
soupçons de viol et de menaces sur son ex
compagne. Un troisième, il y a un mois, a mis
fin à ses jours. Mais, comme le résume Cathy,
c’est « plus souple » qu’ailleurs. Disons qu’en
arrivant « on suit le mouvement ». Depuis
2014, « la Parisienne », comme l’appelait la
prison, a donc suivi le « mouvement », au
point de devenir une confidente, presque
une amie. Une complice? Dans l’attente de
son procès pour « double homicide volon
taire en bande organisée », elle dort dans une
cellule d’un autre centre pénitentiaire, à
Riom, dans le PuydeDôme.
« C’EST RIEN! C’EST UN FILM! »
5 décembre 2017, aéroport de BastiaPoretta,
milieu de matinée. Grand soleil, temps clair
et sec. Le premier avion en provenance de
Paris vient d’atterrir. Un passager en cas
quette et dufflecoat noir est accueilli par un
ami vêtu d’un caban sombre. Le duo s’éloigne
sans remarquer l’homme, athlétique, qui lui
emboîte le pas, tire de son sac à dos une kala
chnikov modèle compact, épaule posément
et ouvre le feu. Il achève ses deux victimes
avec un pistolet automatique, qu’il fourre en
suite dans son sac avant de rejoindre une Golf
noire. « C’est rien! C’est un film! » : l’assassin
est si calme que lorsque son complice, au vo
lant de la Golf, lance cette phrase aux témoins
de la scène, ils le croient sur parole.
Sur place, les enquêteurs de la police judi
ciaire reconnaissent sans mal le cadavre cri
blé de balles de Tony Quilichini, alias « le Bou
cher » – référence à la profession de son
grandpère. Au sol, une carte d’identité per
met d’identifier l’homme à la casquette, qui
mourra une semaine plus tard à l’hôpital de
Bastia : c’est JeanLuc Codaccioni. Tous deux
sont des membres éminents du grand bandi
tisme, fidèles du clan de Richard Casanova,
l’un des cerveaux de La Brise de mer, un gang
criminel de la HauteCorse. Depuis que Casa
nova a été assassiné à PortoVecchio, en 2008,
la guerre entre « héritiers » fait rage.
Les policiers acquièrent vite la certitude que
le tueur et ses complices étaient « tuyautés »
et savaient tout de l’emploi du temps de leur
cible principale, JeanLuc Codaccioni. Celuici
finissait de purger une peine de dix ans et se
trouvait en permission depuis cinq jours.
De retour de Paris, il devait retrouver sa cel
lule de Borgo le soir même. Quant à son ami
« le Boucher », il était sorti de prison quinze
jours plus tôt et circulait en BMW X5 blindée.
Il fallait être sacrément « rencardé » pour
connaître tous ces détails...
Les images des caméras de vidéosur
veillance, dont l’aéroport est truffé, sont ana
lysées une à une. Tiens! On y discerne une
femme, plutôt grande, le teint pâle, portant
un sweat léopard vert et un pantalon de
treillis kaki, qui danse un étrange ballet.
10 h 29 : elle est attablée. 10 h 47 : elle scrute
l’écran des arrivées. 11 h 04 : elle sort de l’aéro
gare, puis regagne le hall. 11 h 20 : ses yeux
sont rivés à son téléphone portable. A 11 heu
res 22 et 19 secondes, elle accourt enjouée
vers Codaccioni, en grande discussion avec
« Tony le Boucher », venu l’accueillir. Une
bise. Elle s’éloigne ensuite vers le tabacpresse
du hall – la caméra 27 en témoigne. Cette
femme, c’est Cathy. Pour les policiers, en
embrassant JeanLuc Codaccioni, elle a dési
gné sa cible au tueur. En apercevant au
dernier moment l’ami « le Boucher », l’assas
sin a fait coup double.
Le 6 juin 2018, six mois après le double as
sassinat, cette surveillante de 42 ans, mère de
cinq enfants, est arrêtée à son poste de travail,
la prison de Borgo. Elle risque aujourd’hui la
réclusion à perpétuité. Pourquoi une « ma
tonne » atelle donné ce baiser de Judas, pro
bable top départ d’une fusillade meurtrière?
Cette folle histoire dit bien la Corse, une île
parfois capable d’ensorceler ceux qui s’y ins
tallent au point de les transformer, voire de
les emporter dans une sorte de fascination du
mal. La tragédie de Cathy, c’est la version insu
laire du syndrome de Stockholm : certains
continentaux se laissent hypnotiser par le
théâtre tragique de l’île et, souvent, par les
codes des voyous. Couchés sur PV, les mots de
la jeune femme racontent cet envoûtement :
« Ici, c’est la loi du clan... » « Une balle en plus
ou en moins, ça ne leur coûte pas cher... » Des
dialogues dignes de la série Mafiosa.
Depuis son arrivée sur l’île avec sa famille,
Cathy regardait cette fiction à succès de
Canal+ sur son ordinateur portable, à la mai
son d’arrêt. Elle prenait aussi des cours de
corse, comme s’il fallait faire plus « couleur
locale » et gommer sa jeunesse et celle de
son mari en SeineSaintDenis – NoisyleSec
pour elle, RosnysousBois pour lui. Postier
durant vingt ans, Dominique a échoué au
concours de surveillant pénitentiaire et
pointe au chômage. Cathy, elle, a d’abord tra
vaillé à la maison d’arrêt de Nanterre, puis à
la Santé, à Paris, mais c’est lorsque la fa
meuse prison parisienne a fermé ses portes
pour d’importants travaux, en 2014, que la
famille a décidé d’abandonner sa cité en
banlieue et de prendre le large, en quête
d’une vie plus facile, surtout pour le petit
dernier, devenu, selon ses parents, le souf
fredouleur de sa cour de récré.
« LE CARREFOUR DU CRIME »
Chambéry? Borgo? La surveillante a le choix.
« On était partis en Corse au mois de fé
vrier 2014 et on avait adoré, il y a la mer et la
montagne », a confié Dominique Sénéchal
aux enquêteurs. S’estelle décidée après ce
voyage enchanteur, comme son mari l’af
firme? Ou bien avaitelle été « recrutée » plus
tôt, au contact de détenus corses incarcérés à
la Santé? « Cathy Sénéchal garde une part de
mystère, et je rappelle qu’elle n’a toujours pas