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SAMEDI 26 OCTOBRE 2019 horizons| 21
été entendue par le magistrat instructeur », re
lève son avocat, Me Renaud Portejoie, du bar
reau de ClermontFerrand.
En Corse, la surveillante rejoint une prison à
la réputation déjà bien établie. Le centre péni
tentiaire de Borgo a ouvert ses portes en 1993
pour remplacer la prison SainteClaire, bâti
ment vétuste niché au cœur de la citadelle de
Bastia, une passoire d’où nationalistes et
voyous de La Brise de mer (déjà elle) s’étaient
un jour évadés en ouvrant une brèche dans
un mur à la dynamite. Cette nouvelle prison
conçue pour 180 détenus a longtemps été ré
putée inviolable. Huit ans après sa construc
tion, en 2001, la prétendue forteresse de
Borgo est pourtant le théâtre d’une des plus
rocambolesques « belles » de l’histoire : grâce
à un faux fax demandant la levée de leur
écrou et expédié depuis un Hôtel Campanile
d’AixenProvence (BouchesduRhône), trois
barons du banditisme sortent par la grande
porte, sans un coup de feu.
Chacun en Corse connaît l’affaire de « l’éva
sion par fax » et sait aussi que Borgo est bien
davantage qu’une prison : un lieu de rendez
vous, un point de rencontre. A quelques cen
taines de mètres de là, le long d’une route iso
lée, un vaste complexe militaire abrite les ef
fectifs des « moblos », les gendarmes mobiles,
et de la Section de recherches de la gendarme
rie – on n’est jamais trop prudent. Borgo, c’est
également une gare à nulle autre pareille, un
petit abri en béton nu sur la voie ferrée reliant
Bastia à Ajaccio ou Calvi. Il faut presser le bou
ton de la micheline pour réclamer l’arrêt, fa
cultatif. Les jours de parloir, les familles des
détenus chargées de cabas et de sacs de sport
rejoignent le parking où, depuis tant d’an
nées, se rassemblent les comités d’accueil des
« natios » libérés. Les copines des petits délin
quants croisent les cousins des pontes du mi
lieu au volant de puissants SUV. Parfois, des
policiers placent une balise sous la voiture
d’une fiancée. « Ici, confie un surveillant, c’est
un peu le carrefour du crime. »
En 2014, le couple Sénéchal emménage
donc à Biguglia, au sud de Bastia, sorte de ville
nouvelle où les lotissements ont poussé
comme des champignons. Les allocations fa
miliales permettent de payer le loyer du pa
villon sur la route de Radulaccia. Il se trouve
à deux pas du Ludiq’land, un parc de jeux
pour enfants, et à moins de quinze minutes
en voiture de la prison. La famille vit avec le
salaire de Cathy, entre 2 400 et 2 700 euros par
mois, en fonction des primes, des « allocs » et
de l’aide personnalisée au logement (APL).
Pendant qu’elle travaille, Dominique s’occupe
de la maison, des repas, du linge, de la vais
selle – « mal », admetil.
Entre Cathy et son mari, la relation est
houleuse. Dominique est soumis, volontiers
humilié, se retrouve même un jour avec une
lèvre fendue – Cathy fait de la boxe. « Je crois,
confessetil sur procèsverbal, que je ne lui
ai jamais dit non. » Il passe l’éponge sur
les aventures de sa femme avec des détenus
- deux à Nanterre, un à Borgo. Ils divorcent, se
remarient, tant il la supplie. Et vont finir
par former une vraie équipe lorsqu’un jour
« on » parle à Cathy d’un coup susceptible de
rapporter beaucoup plus que deux paquets
de cigarettes ou une bouteille de vodka pas
sés en douce au parloir.
Comme tout le monde, les matons ont des
problèmes d’argent ; mais eux peuvent
monnayer leur faible pouvoir, et certains ne
s’en privent pas. Borgo n’y échappe pas.
« Rentrer un portable, [c’est] 250 euros envi
ron ; une savonnette de shit de 100 g, c’est
100 euros, il me semble », résume Cathy. Elle
même franchit le pas en louant d’abord le
boîtier de son téléphone portable à des déte
nus pour qu’ils y insèrent des puces de cartes
prépayées. A l’occasion, elle fait aussi passer
de la cocaïne, du cannabis... De quoi rem
bourser plus vite le crédit (170 euros par
mois) souscrit pour une opération de chirur
gie esthétique en Tunisie. « Avezvous lu le
code de déontologie du service public péni
tentiaire? », lui demande un policier en
garde à vue. Réponse : « en diagonale ».
On choisit rarement ce métier par vocation.
Cathy, elle, a passé son bac secrétariat, suivi
d’une formation d’hôtesse de l’air, mais elle a
toujours rêvé de héros, d’aventure. Depuis
l’adolescence, son « chéri », c’est MacGyver,
exagent secret et bricoleur de génie d’une sé
rieculte des années 1980. Grâce à Domini
que, elle a d’ailleurs rencontré Richard Dean
Anderson, l’interprète, à Paris. « C’était le plus
beau jour de sa vie », confiera son mari au juge
d’instruction. Côtoyer des héros, ce rêve
d’adolescente ne l’a jamais abandonnée.
Quand elle « relève » à 6 h 30 du matin, après
une permanence nocturne, Cathy file chez
elle embrasser ses enfants avant leur départ à
l’école. Attentive, « fusionnelle », selon ses an
ciens collègues, elle les gâte et se ronge les
sangs lorsqu’ils partent en colonie de vacan
ces. Mais la famille et la liberté ne suffisent
pas toujours à occuper une vie. Dominique,
son mari, déteste sortir. Cathy se couche tôt, il
enchaîne les séries devant la télé. Sa femme
s’ennuie ferme et s’imagine un autre destin.
« Je me faisais chier dans ma vie », explique aux
enquêteurs cette Madame Bovary du mitard.
A Borgo, chacun sait où habitent les sur
veillants, connaît leurs projets pour les week
ends. Cette prison est un bouillon de culture,
avec des clans formés ou reconstitués dans
les murs ou à l’extérieur, des caïds qui veulent
venger un père, un frère ou un cousin et ont
donc besoin d’informations. En permission,
après une remise de peine, on se retrouve de
hors. Ainsi, à l’automne 2017, quelques semai
nes après sa remise en liberté, un des anciens
détenus de Cathy Sénéchal passe prendre le
café chez elle. Il s’appelle AngeMarie Miche
losi. C’est un grand gaillard de plus de 140 kg
au même visage rond, aux mêmes lèvres
charnues que son père, assassiné en 2008
près d’Ajaccio. Cathy l’a connu à la Santé, re
trouvé en 2016 à Borgo, avant qu’il ne soit re
mis en liberté conditionnelle, et l’appelle par
son petit nom, « AngeMa ».
Dans ce genre d’affaire, il faut toujours un
fin connaisseur des âmes humaines, un re
cruteur capable, disent les voyous, de « pren
dre en main » et de « manger le cerveau » du
naïf – ou de la naïve – dont il aura besoin.
« AngeMa » est un séducteur. « Une personne
intéressante et intelligente », convient Cathy
sur procèsverbal. « C’est vrai que j’allais sou
vent boire le café dans sa cellule. On plaisantait
ensemble. » Elle le trouve très mature pour un
presque trentenaire. « Il a toujours été gentil
ou correct avec moi. Il me respecte, et j’aime
bien discuter avec lui. » De quoi peuvent bien
causer la « matonne » et l’extaulard? « De mes
problèmes de couple », élude Cathy, quand les
enquêteurs l’interrogent sur ses conver
sations avec cet intime des deux frères Guaz
zelli, dont le père, un baron de La Brise, a lui
aussi été exécuté, en 2009.
« UNE FEMME TIRAILLÉE »
Difficile de s’y retrouver dans l’arborescence
foisonnante du milieu local. Cathy Sénéchal
se passionne pourtant pour le sujet. Lors
qu’elle habitait sur le continent, elle complé
tait déjà ses cours de criminologie par la lec
ture d’ouvrages spécialisés et de fréquentes
visites à la librairie tenue à l’époque par Sté
phane Bourgoin, le médiatique expert ès se
rial killers. Sur l’île, la voici plongée dans le li
vre Les Parrains corses (Fayard, 2009), du jour
naliste du Monde Jacques Follorou, et dans
Repenti (Fayard, 2017), le témoignage de
Claude Chossat, un des hommes de main du
fondateur de La Brise. Dans les index figu
rent des noms familiers : M, comme Miche
losi, AngeMarie, son visiteur des aprèsmidi
d’ennui ; C comme Codaccioni ; Q comme
Quilichini. Cette fois, elle fréquente vraiment
des vedettes! Enivrant vertige.
Après les boîtiers de téléphone, Cathy passe
à plus gros. Tout doucement, elle fait son ap
prentissage, jusqu’à accepter la proposition
d’un prisonnier : un rendezvous nocturne
avec des « amis ». Cinq hommes cagoulés l’at
tendent dans une voiture, sur une route de
campagne près du village d’Oletta, audessus
de SaintFlorent. Seul le conducteur lui
adresse la parole, sans tourner son visage vers
elle. Dates de libération conditionnelle, de
transferts, de permissions : l’inconnu veut
des « tubes » (des tuyaux) sur certains déte
nus. Et, notamment, sur JeanLuc Codaccioni
et Tony Quilichini, dit « le Boucher ». Pour
combien? « Je ne connais pas la grille tarifaire
des assassinats », s’agace Cathy, devant les po
liciers, mais admet qu’« on » lui a fait miroiter
« une somme à six chiffres ».
Plusieurs rendezvous suivent. Même scé
nario de roman noir, mêmes conciliabules
sous la lune, mêmes frissons pour Cathy – qui
vomit parfois en reprenant la route pour la
maison. On finit par lui remettre un « PGP »,
un portable ultrasophistiqué. C’est sur cet
écran qu’elle recevra désormais ses instruc
tions. Rien à voir avec les messageries soidi
sant cryptées des dealeurs de cité ou des
conseillers de l’Elysée : avec cet appareil, ses
nouveaux amis lui jurent que communica
tions et SMS resteront inviolables. En novice
du banditisme, Cathy prend « Matone » pour
pseudo. Dans son répertoire, « AngeMa »
Michelosi est enregistré à « Frère ». « C’est une
femme tiraillée entre un milieu qui l’a subju
guée et sa famille », lâche Me Portejoie. De fait,
elle s’est trouvé une seconde famille.
Mais on ne devient pas une affranchie en un
jour. Bien vite, elle se fait griller par son mari
en laissant charger son téléphone clandestin
sur la table de la cuisine : Dominique le décou
vre, une nuit, en se servant un verre d’eau. Dis
traite, elle se trompe aussi sur la date de sortie
de prison de « Tony le Boucher » et lui évite,
sans qu’il s’en doute, un assassinat plus pré
coce. Malgré ces ratés, Cathy ne perd pas la
confiance de ses correspondants de l’ombre,
qui la chargent d’une mission : livrer une te
nue de surveillant pénitentiaire – un panta
lon, deux teeshirts et deux pulls. Elle s’exé
cute sur le parking de Carré d’art, un magasin
de déco situé à cinq minutes de voiture de
chez elle. Nous sommes le 3 décembre 2017,
l’avantveille du double meurtre de l’aéroport.
Ce 5 décembre, après son service de nuit, Ca
thy Sénéchal se fait déposer à 8 h 45 à Bastia
Poretta par son mari. Le couple s’est disputé
pour la énième fois, une affaire de ménage et
de vaisselle, ontils assuré en garde à vue. En
colère, elle aurait voulu faire un break, partir
rejoindre sa famille sur le continent. Sans va
lise, sans même un billet d’avion? L’alibi est
cousu de fil blanc. Lors d’un interrogatoire,
elle avoue la raison de sa présence à l’aéroport
- et de son baiser de la mort. « J’ai été mission
née pour un travail et je l’ai fait. Ouais, j’ai tué
des gens. Faut regarder la réalité en face. »
« ELLE EST ÉNORME »
Comme elle dit aux enquêteurs : « Quand on a
la poisse, on a la poisse. » Au hasard du dé
mantèlement d’un trafic de stupéfiants, les
policiers ont en effet mis la main sur un lot de
téléphones, les fameux « PGP » certifiés invio
lables. Ils ont cracké les codes et retrouvé tous
les SMS imprudemment échangés par « Ma
tone » avec les cerveaux du réseau, les frères
Guazzelli, obsédés par l’idée de venger la
mort de leur père en faisant assassiner des
membres d’un clan ennemi. A les en croire,
Cathy était une bonne recrue : « Elle est
énorme », écrit l’un d’eux. Contre la promesse
d’un sac de sport rempli de billets, on envi
sage même de lui confier une nouvelle mis
sion : faire passer du poison, à verser dans le
café de Stéphane Luciani, un autre ennemi
juré, incarcéré à Borgo. L’opération était pré
vue pour le 19 décembre 2017, quinze jours
après la tuerie de l’aéroport. Elle échoue :
interpellés, les commanditaires n’ont pas le
temps de remettre le poison à Cathy. Depuis, à
Borgo, les détenus se méfient. Au mois
d’août, l’un d’eux, qui payait des codétenus
pour goûter sa gamelle, a même été transféré
à la prison d’Ajaccio.
Cathy Sénéchal, elle, a été interpellée six
mois après le baiser de la mort. Au début de
l’été, devant un juge des libertés et de la déten
tion marseillais, elle a plaidé le rôle
circonscrit et limité de son époux, lui aussi
incarcéré, et demandé sa libération pour qu’il
puisse « retrouver sa place auprès des en
fants », rapporte Me Portejoie. En détention,
l’exsurveillante tient le choc : question de
« métier ». Dominique, de son côté, a confié
« pleurer tous les jours » et déteste sortir en
promenade – « j’ai l’impression d’être un
hamster sans les jeux ».
Il n’avait pas réussi à devenir maton, elle
cherchait à s’échapper de la prison : les voilà
réunis malgré eux, pensionnaires de la péni
tentiaire. Depuis leurs cellules, elle à Riom, lui
dans le sud de la France, les Sénéchal s’écrivent
beaucoup. Il est question des enfants, mais
aussi de parloirs, de commissions, de trans
ferts. En professionnelle de la « taule », Cathy
glisse dans ses lettres des conseils qui ressem
blent encore un peu à des ordres. « Sors au
maximum de ta cellule, sinon tu tiendras pas le
coup » ; « Si tu fais pas de sport, tu vas prendre
des kilos » ; « Prends des médicaments pour
dormir. » Quelques douceurs, aussi : « Nous
deux, c’est à la vie à la mort. » Ses courriers à
son « Chtit n’amour », elle les signe de trois
mots : « Ti tengu caru », « Je t’aime », en corse.
antoine albertini (bastia,
correspondant) et ariane chemin
MILES HYMAN
« AVEZVOUS LU
LE CODE
DE DÉONTOLOGIE
DU SERVICE PUBLIC
PÉNITENTIAIRE ? »,
LUI DEMANDE
UN POLICIER
EN GARDE À VUE.
RÉPONSE :
« EN DIAGONALE »