esprit de l’époque. D’ailleurs, l’exposi-
tion s’intitulant «le Monde nouveau
de Charlotte Perriand», elle assume
manifestement de déployer un hori-
zon élargi et de se donner en quel-
que sorte comme une monographie
augmentée. Y compris d’ailleurs de
répliques contemporaines (fabri-
quées par Cassina) de ses pièces his-
toriques.
Poignées invisibles
Pour sa rétrospective Perriand, or-
ganisée en 2006, le centre Pompi-
dou s’était interdit de montrer autre
chose que des originaux. Mais la
U
ne table à vérin qui s’esca-
mote, s’abaisse ou se ral-
longe selon l’heure de la
journée et l’usage qu’on en fait ; des
lits qui se transforment en banquet-
tes ; des cloisons coulissantes qui
agrandissent une pièce ou la divi-
sent (séparation des tâches et des
plaisirs) ; des fauteuils qui pivotent
autour d’un bureau en forme de
boomerang... Avec leur côté cou-
teau suisse, pratiques en toute cir-
constance, les architectures de
Charlotte Perriand aspirent à fuir les
intérieurs douillets et surchargés où
le bourgeois aimait s’avachir. En
cela, Perriand, née en 1903, entrée
en design en 1924, est bien de son
temps et de son camp, avant-gar-
diste. Mais ce qui fait d’elle une cré-
atrice de tout un siècle, puisqu’elle
meurt en 1999 sans s’être jamais
vraiment arrêtée de travailler (le
dernier ensemble exposé, la Maison
de thé pour l’Unesco, date de 1993),
c’est encore autre chose que ces as-
tuces pour gagner de la place et du
temps : c’est une inclination vers
l’horizon, la campagne, la monta-
gne, le grand air. Son design est
voyageur et versatile, il se saisit des
matériaux des pays où elle a voyagé
et travaillé. Aussi, il ne se suffit pas
tout à fait à lui-même. Il n’est jamais
célibataire, préférant s’incruster
dans une espèce de ronde des arts,
ainsi que Perriand l’orchestra dans
une exposition en 1955, intitulée
«Proposition de synthèse des arts»,
qui faisait la part (un peu trop) belle
aux peintures de Fernand Léger, son
grand ami, et à celles, plus lourdes
et démonstratives, du Corbusier,
son premier employeur et associé,
un peu vampirique. L’exposition à
la Fondation Louis-Vuitton recense,
dans un parcours chronologique,
toutes ces aspirations et maximise
les principes de la vision «en éven-
tail» sur le monde que Charlotte
Perriand disait avoir adoptée.
Ce qui ne va pas sans initiatives cu-
ratoriales, aussi spectaculaires
qu’approximatives, à quelques ex-
ceptions près – une salle, vers la fin
du parcours, documentant la cons-
truction de la station de ski des Arcs.
Pas une création n’occupe seule un
espace nu sans qu’on y trouve d’au-
tres créateurs. Dont on se demande
encore ce que certains peuvent bien
venir faire là (Picasso, Soulages,
Hartung), qui n’entretenaient pas
un lien si étroit avec la créatrice
pour pouvoir rentrer à ce point dans
le champ. Sauf à parier que, parce
que l’exposition a été prévue pour
occuper l’ensemble du bâtiment, on
sent que quelque part, il fallait bien
meubler en prétextant évoquer un
Par
Judicaël Lavrador
Contre le ronron du salon
bourgeois, l’architecte et designer,
associée du Corbusier, s’est
distinguée par ses meubles
multifonctions, son utilisation
sensuelle du métal et ses
intérieurs inspirés de ses
nombreux voyages. La Fondation
Louis-Vuitton la célèbre dans
une monographie augmentée.
CULTURE/
Charlotte
Perriand,
déesse
ex habitat
Fondation Vuitton n’est pas un mu-
sée et est exempte de ce genre de
scrupules. De même, elle met le pa-
quet sur la reconstitution d’espaces
disparus, construits ou laissés à
l’état de prototypes, voire de des-
sins. L’exercice curatorial est le sui-
vant : donner corps à ce que l’artiste
elle-même aura laissé, souvent faute
de moyens, au stade de projet, ou
rendre aux objets l’écrin architectu-
ral disparu qu’ils meublaient alors.
Et cet exercice pourra paraître dis-
cutable. Architecte, Arthur Rüegg,
devenu de son propre aveu «spécia-
liste pour ce type de présenta- lll
22 u Libération Mardi^22 Octobre 2019