Les Echos - 02.10.2019

(Brent) #1
Linkurious, la start-up française qui a aidé à identifier les données dans les « Panama Papers » (ici le siège de Mossack Fonseca
au cœur du scandale), a été approchée par des fonds étrangers, dont l’américain In-Q-Tel. Photo Ed Grimaldo/AFP

En témoigne la création de Defin-
vest, le fonds de 50 millions d’euros
monté l’an dernier par bpifrance
pour le compte du ministère des
Armées. Mais ce dernier ne répond
que partiellement aux besoins, car
il intervient uniquement... aux
côtés de fonds privés, et ne prend
jamais l a main. Par le passé,
d’autres tentatives semi-publiques
avaient déjà échoué.

Pré carré des industriels
La d éfiance est la même du côté des
banques. « Nous avons fait le choix
de ne pas lever de fonds étrangers,
mais nous ne trouvons pas de finan-
cement bancaire, même pour
500 .000 euros. Nous tentons donc de
fonctionner avec des prêts d’hon-
neur de Total, Airbus et Michelin.
C’est forcément limité », déplore
Karine Joyeux, la présidente
d’Elika.
Pour les start-up, les verrous ne
sont pas que financiers. « Ce que
nous font comprendre en creux les
institutions de la défense, c’est
qu’elles ne veulent pas voir l’émer-
gence de start-up qui viendraient
concurrencer l es grands groupes ins-

tallés, s’agace un entrepreneur du
secteur. L’armée pousse à ce que
nous intégrions nos technologies
dans ces grands groupes, mais nous
voulons garder notre indépendance.
Et ce n’est pas ce qui va pousser à
créer des technologies de rupture! »
De ce fait, certaines start-up pré-
fèrent l’autofinancement, comme
Linkurious. « Nous avons fait le
choix de ne pas lever de fonds pour
garder notre indépendance », expli-
que le président exécutif, S ébastien
Heymann.
D’autres jeunes pousses se réo-
rientent purement et simplement
vers la seule clientèle civile. C’est le
« pivot » opéré par Flaminem,
pourtant présenté comme le futur
concurrent français de la société
américaine d’analyse de données
Palantir. « Nous restons attentifs au
marché régalien, mais ce n ’est p as u n
domaine qui réagit suffisamment
vite à notre échelle », explique
Antoine Rizk, le CEO de Flaminem.
La start-up s’est donc entièrement
tournée vers le vaste marché de la
lutte contre la fraude et le blanchi-
ment des banques. Moins sulfu-
reux, mais plus « bankable ».n

lComme Linkurious et Earthcube, plusieurs entreprises innovantes du secteur sont sollicitées par des investisseurs étrangers.


lEn France, elles n’ont pas ou peu d’alternatives de financement.


Ces pépites du renseignement et de la


défense poussées dans les bras étrangers


Anne Drif
@Anndrif


« Il faut arrêter Hollywood! » lâche,
amer, un entrepreneur français
devant le déluge d’images sur
l’innovation des armées qui anime
la communication du ministère
des Armées depuis quelques
semaines. Le Flyboard Air de
Franky Zapata a failli battre
pavillon américain. D’autres pro-
jets moins cathodiques sont pous-
sés à prendre un drapeau étranger,
faute de trouver les financements
adéquats en France. La faille est
désormais bien identifiée par les
investisseurs étrangers, qui ont
ciblé ouvertement ces derniers
mois les start-up françaises du sec-
teur de la défense et de la sécurité.
Le fonds de la CIA, In-Q-Tel, s’est
intéressé de près à Linkurious, la
start-up qui a aidé dans l’affaire des
« Panama Papers » en détectant les
interconnexions entre personnes à
partir de signaux faibles pour les
banques, l’armée ou Bercy.


Propositions américaines
ou qataries
Le fonds d’investissement améri-
cain, qui vient de s’installer en
Europe, a également appro-
ché Earthcube. Cette solution
d’intelligence artificielle qui per-
met d’identifier en quelques secon-
des des micropixels sur des images
satellites est utilisée par la Direc-
tion du renseignement militaire.
La société Elika, qui innove dans la
linguistique opérationnelle pour
permettre aux forces armées de
communiquer dans un langage
interallié, a elle aussi reçu des pro-
positions de fonds américains et
qataris.
Certaines – par e xemple Dataiku,
qui travaille pour Tracfin – , ont d éjà
basculé. La start-up d’intelligence
artificielle a bouclé un quatrième
tour de table de 101 millions de dol-
lars auprès de fonds anglo-saxons
de premier ordre, comme Iconiq
Capital, proche du CEO de Face-
book, Mark Zuckerberg. De fait, les
start-up de la défense et du rensei-
gnement se lancent grâce aux sub-
ventions et aux contrats industriels
noués avec la Direction générale de
l’armement ou la nouvelle Agence
d’innovation de la défense, mais
peinent très vite à grandir avec des
solutions de financement hexago-


START-UP


« Il y a une certaine


prise de conscience


mais le temps presse »


ou Ace?
En général, ce type d’investisseur
intervient avec des contraintes
ou sur des segments très spéci-
fiques, comme le cyber. Les
start-up françaises ont donc trois
options, et c’est ce qui est vrai-
ment préoccupant : soit elles
quittent la défense pour le civil,
soit elles se font racheter par un
fonds étranger ou par un gros
acteur digital anglo-saxon type
Google ou Facebook. Les armées
ne doivent pas se leurrer.

Avez-vous une alternative?
Il y a une réflexion sur la création
d’un fonds d’investissement
stratégique dual qui soit capable
de réunir quelques centaines de
millions d’euros et de lever ces
barrières. Dans l’intervalle, il fau-
drait activer les mécanismes de
contrôle renforcé permettant
d’accueillir des investisseurs
étrangers.

Plusieurs tentatives
ont déjà échoué comme
le fonds de l’Intelligence Cam-
pus ou le dispositif d’In-Q-Tel
à la française, lancé après la
prise de contrôle de Gemplus
par l’américain TPG en 2005...
Pour que ces initiatives fonction-
nent, il faut des synergies entre
l’ensemble des acteurs politi-
ques, institutionnels, industriels
et financiers. Bien qu’il y ait une
certaine prise de conscience, le
temps presse pour faire émerger
une initiative structurante afin
de soutenir les technologies sou-
veraines pour la défense.
Propos recueillis par A. D.

FRANÇOIS
MATTENS
Directeur
de l’innovation
du Gicat

Pourquoi un tel frein
au financement des start-up
versées dans le militaire
ou le renseignement?
Le blocage se situe à trois
niveaux. Les banques, d’abord.
Dès que l’on touche de près ou de
loin à l’univers de la défense, les
start-up reçoivent un quasi « no
go » au plus haut niveau pour des
questions d’image et de « com-
pliance ». Les crispations autour
de la crise au Yémen l’ont bien
montré, même si ces start-up ont
obtenu des aides financières de
l’Etat et que les banques recon-
naissent leur caractère stratégi-
que. Les fonds de « venture »,
ensuite, capables d’investir quel-
ques millions d’euros... dans la
majorité des cas remontés, leur
comité d’investissement refuse.
Pour les rares start-up qui
atteignent le stade de croissance
supérieur, les freins sont encore
plus importants. Les fonds veu-
lent au minimum doubler ou
tripler leur investissement initial
en trois ou cinq ans, ce qui ne
correspond pas au rythme de
l’industrie de la défense. De
surcroît, ils craignent, pour des
raisons de souveraineté, d’être
bloqués par les pouvoirs publics
lors de la revente.

Il existe pourtant des fonds
dédiés, comme Definvest

« Il y a une
réflexion sur la
création d’un fonds
stratégique dual
qui soit capable
de réunir quelques
centaines
de millions. »

d’indexer un milliard de données
là où ses concurrents en traite-
raient au mieux une dizaine de
millions. Cette faculté a permis
d’attirer les pouvoirs régaliens :
Aleph Networks tire 90 % de ses
revenus de l’Etat, des ministères
des Armées, des Finances et de
l’Intérieur.
Tous ces organes veulent pou-
voir détecter les fuites d’informa-
tions sensibles, dénicher l es
contrefaçons, tracer leurs canaux
de circulation et maîtriser « tous les
outils de la guerre économique ».
Comme ses pairs, Aleph Networks,
qui avait été créé en 2012, est cour-
tisé par des investisseurs étrangers,
américains et britanniques. « A
VivaTech, nous avons même été son-
dés par des Russes! » s’amuse Céline

Haéri, la COO de la start-up. Pour
l’heure, la jeune pousse n’a vécu que
sur autofinancement et le pro-
gramme des start-up innovantes de
l’armée (SIA Lab, DGA Lab, intelli-
gence campus puis AID). Aleph
Network s’apprête maintenant à
trouver quelques millions de capi-
taux privés − « des fonds français,
c’est notre ligne de conduite », indi-
que Céline Haéri.

« Des canons bien précis »
Plus facile à dire qu’à faire. « Les
grands fonds français chassent en
masse selon des canons bien précis.
Si vous rentrez dans le moule, ils ne
sont pas regardants sur ce que vous
développez. Mais en réalité, l’innova-
tion leur fait peur et si vous vous
autofinancez, cela est perçu de façon

négative car cela a un impact sur les
chiffres au bilan », poursuit-elle.
Autre frein rédhibitoire : l’équipe
a clairement en tête de rester indé-
pendante et installée en France.
« Les grands fonds généralistes veu-
lent la plupart du temps imposer
d’ouvrir un bureau aux Etats-Unis
ou de déménager », ajoute-t-elle. Les
fonds des industriels pour l’heure
ne sont pas non plus la panacée. « Il
leur faut une taille minimale »,
déplore celle qui affiche des comp-
tes dans le vert.
« Si ce n’est pas concluant avec les
gros industriels, nous trouverons
très bien un autre moyen d’accélérer
avec des investisseurs davantage à
l’écoute de notre singularité »,
espère Céline Haéri.
—A. D.

Aleph Networks, le « Google du dark Web »


qui veut rester français


A Villefranche-sur-Saône, rue de
l’Alma, l’adresse de la start-up logée
au milieu des petits immeubles de
crépis renvoie à un espace de co-
working dans un centre d’affaires.
Sur le site Internet de la jeune
pousse, on évite aussi de publier les
noms des fondateurs.
Aleph Networks, le « Google du
deep et du dark Web » (les replis
secrets de la Toile, son marché
noir), se veut discret. S es troupes se
disent capables d’analyser et


Approchée par des investis-
seurs anglo-saxons et
russes, la start-up, qui a
pour clients les ministères
des Armées, de l’Intérieur
et des Finances, veut lever
plusieurs millions d’euros.


nales. « Si on veut conserver un ADN
tricolore, l’écosystème de finance-
ment reste à inventer. Les investis-
seurs français sont hésitants à l’idée
de mettre de l’argent dans notre sec-
teur », témoigne Arnaud Guérin, le
cofondateur d’Earthcube.
Chez Numalis, où l’on gère une
méthode de c alcul c apable de corri-
ger les systèmes critiques des mis-
siles, des fusées ou des centrales
nucléaires, on cherche aussi de
l’argent frais. La start-up, qui mobi-
lise des subventions de BPI et reçoit
l’aide d’un fonds r égional, a tenté d e
convaincre des f onds de capital-ris-
que et d’amorçage. En vain.

« Un horizon trop court
pour la deeptech »
« Nous n’y sommes pas arrivés,
explique Arnault Ioualalen, le fon-
dateur. Si l’on ne trouve pas d’acteur
français, nous nous efforcerons de
nous tourner vers des Européens.
Mais les fonds classiques réfléchis-
sent à cinq ans, un horizon beau-
coup trop court pour la deeptech. »
Les grands fonds français expli-
quent leur appréhension. « Nous n e
pouvons pas investir dans ce qui tou-
che de près ou de loin au commerce
d’armes, explique Jean-Marc
Patouillaud, managing partner de
Partech. Le nombre limité d’acteurs,
de clients, la nature des cycles et des
processus de vente sont des facteurs
de risque, sans compter le droit de
regard d es p ouvoirs p ublics sur toute
transaction. » Même constat de

Benoist Grossmann, le directeur
général d’Idinvest. « La cybersécu-
rité et la géosurveillance sont peu
matures, et il existe plein d’autres
opportunités dans d’autres sec-
teurs. Aux Etats Unis, c’est différent,
le marché de la défense est beaucoup
plus profond », ajoute-t-il.
Quand les fonds français osent
quand même s’intéresser au sec-
teur, « la première chose qu’ils son-
dent est B ercy au titre du contrôle d es
investissements... Dans l’heure, ils
reçoivent un coup de fil de la DGA! »
témoigne un entrepreneur. En réa-
lité, ce problème n’est pas nouveau.

Certaines jeunes
pousses renoncent
et se réorientent
purement et
simplement vers la
seule clientèle civile.

ENTREPRISES


Mercredi 2 octobre 2019Les Echos

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