Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1

26 |culture MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019


0123


Woody Allen


à la recherche d’un


Manhattan perdu


Le cinéaste réunit Timothée Chalamet,


Elle Fanning et Selena Gomez dans une


comédie romantique désenchantée


UN  JOUR  DE  PLUIE


À  NEW  YORK


U


ne grande jeune fille
blonde, à peine sortie
de l’adolescence, ar­
pente les rues de
Manhattan. Au coin d’une ave­
nue, elle est attirée dans l’orbite
d’un cinéaste qui pourrait être
son père. A celles et ceux qui ont
suivi le parcours quasi immobile
du réalisateur, Un jour de pluie
à New York offrira pendant un
long moment la possibilité
d’un contrechamp à Manhattan
(1979), entrebâillant la porte sur
une version alternative de l’uni­
vers de l’auteur d’Annie Hall
(1977) et de Crimes et délits (1990).
Dans cet autre espace­temps,
la jeunesse a repris la main,
ses désirs et ses fantaisies gui­
dent la comédie. Les artistes, ins­
tallés dans l’âge adulte – réalisa­
teur, scénariste, acteur –, valent
le détour, ou pas, au même titre
que le pont de Brooklyn ou l’Em­
pire State Building.
En ses dernières séquences, Un
jour de pluie à New York ne tient
pas ces promesses. C’était sans
doute demander beaucoup à un
homme de 83 ans de recréer son
monde à l’image de deux très jeu­
nes gens du début du XXIe siècle.
Tout commence à quelques cen­
taines de kilomètres de Central
Park dans une université du Nord­
Est, où Gatsby Welles (Timothée
Chalamet) a été exilé par sa mère,
pilier de la bonne société new­
yorkaise, qui espère que son
rejeton y cultivera plus son intel­

lect que ses dons pour le poker
et le piano de tripot. Le jeune
homme y a séduit Ashleigh (Elle
Fanning), héritière d’un banquier
texan, dont les réserves d’enthou­
siasme valent celles du pétrole de
son Etat natal. En quelques plans,
Woody Allen obtient de ces deux
comédiens ultramodernes la
réincarnation d’un couple sorti
d’une comédie de l’âge d’or hol­
lywoodien. La mondanité lasse
qu’affiche Gatsby, l’effervescence
d’Ashleigh pourraient être celles
de Cary Grant et Ginger Rogers.

Incarnation du mâle new-yorkais
Il est alors temps de les faire mon­
ter dans le bus pour New York. Là­
bas, l’étudiante en journalisme
doit interviewer Roland Pollard
(Liev Schreiber), metteur en
scène tourmenté qui en est à
l’heure de terminer la postpro­
duction de son dernier long­mé­
trage et des interrogations exis­
tentielles de milieu de vie. L’étu­
diant en lettres, plein aux as après
une longue nuit de poker, espère
que l’entretien sera vite bouclé,
afin de faire durer le plus long­
temps possible la tournée des
bars d’hôtel qu’il a imaginée pour
sa petite amie.
A peine foulé le pavé de Manhat­
tan, les deux trajectoires se sépa­
rent. Pendant qu’Ashleigh se lance
dans le sillage du cinéaste, Gatsby
se débat avec les revenants de sa
vie new­yorkaise : son frère, ses
anciens camarades de lycée et la
sœur de l’un d’eux, Shannon (Se­
lena Gomez), aussi brune et caus­
tique que la Texane est blonde et
idéaliste. Comme des générations
d’acteurs avant lui, de Kenneth

Branagh à Jesse Eisenberg, Timo­
thée Chalamet se glisse dans cette
incarnation du mâle new­yorkais
telle que Woody Allen l’avait éla­
borée, du temps où il s’attribuait
le premier rôle. Cette fois, le physi­
que angélique de l’acteur apporte
un élément d’inquiétude, presque
de perversité, à la gaucherie, à
l’autodérision. Elles servent ici à
masquer un pouvoir de séduction
presque sans limites.
L’une des meilleures séquences
d’Un jour de pluie à New York met
en scène l’embauche instantanée
de Gatsby sur un tournage de rue
dans Greenwich Village, pour une
scène qui exige qu’il embrasse la
jeune première. Se superposent,
sans jamais se masquer les unes
les autres, la nostalgie du réalisa­
teur pour un lieu qui – dans le
New York de 2019 – n’est plus
qu’un décor, l’énergie des jeunes
acteurs, la fascination pour
l’éternel recommencement de la
danse entre réalité et fiction.

Pendant ce temps, Ashleigh se
glisse dans la peau de l’ingénue
en péril. Fascinée et dupée par
la déprime alcoolisée du grand
cinéaste, elle lui emboîte le pas
pour bientôt perdre sa trace.
Un scénariste (Jude Law), un ac­
teur (Diego Luna) mettent tour
à tour en péril ses illusions.
Woody Allen, scénariste, main­
tient un long moment le per­
sonnage entre naïveté et aveu­
glement. Ashleigh agit alors
comme un révélateur des petites
médiocrités et des grandes fai­
blesses de ces hommes célèbres.
On croit un instant que le script
lui offrira les ressources né­
cessaires pour prendre ses pré­
dateurs à leur piège.
Finalement, la solution burles­
que l’emporte, désuète et un peu
déplaisante, qui laisse la jeune
fille en sous­vêtements sous la
pluie. Woody Allen se désinté­
resse de ce qui anime la curiosité
et le désir d’une très jeune fille, la

ramenant in extremis à son sta­
tut d’objet des convoitises mascu­
lines. On ne saura jamais ce qu’il y
avait dans la tête de Tracy (Mariel
Hemingway), la lycéenne séduc­
trice et séduite par Isaac (Woody
Allen) dans Manhattan.
De son côté, la moitié de film dé­
volue au personnage masculin se
défait aussi, de manière plus inté­
ressante. Le conflit entre Gatsby
et sa mère (qui, contrairement à
ce que l’on pourrait penser, ne

repose pas sur le choix d’un pré­
nom impossible à porter) se ré­
sout par une révélation catharti­
que, qui ne trouve sa place – de
justesse – dans le film que grâce à
l’actrice Cherry Jones. Il y a là
matière à un autre film, qui parle­
rait des circonstances ignomi­
nieuses de la naissance d’un
amour, mais on doute que Woody
Allen veuille en faire plus qu’un
aparté dans une comédie.
Un jour de pluie à New York se
conclut sur une touche amère,
qui contraste violemment avec la
tendresse de ses premières
séquences, comme si le cinéaste
avait pressenti qu’il était sur le
point d’être banni d’une ville
qu’il a peut­être filmée pour la
dernière fois.
thomas sotinel

Film américain de Woody Allen.
Avec Timothée Chalamet,
Elle Fanning, Selena Gomez,
Liev Schreiber, Diego Luna (1 h 32).

Les malheurs de Woody aux Etats­Unis


Son dernier film, unanimement salué en Europe, est privé de sortie en salle outre­Atlantique


RÉCIT


I


l porte un appareil auditif, a la
vue fragile et des lombalgies.
A part ça, à 83 ans, 53 films, et
toujours la même monture de lu­
nettes (à croire qu’une fée autori­
taire la lui a offerte au berceau),
Allan Stewart Konigsberg reste
imperturbablement Woody Allen.
Est­ce l’humour, ce recul sur lui­
même, cette auto­ironie élevée
au rang d’arme fatale, qui le fait
ainsi résister aux tempêtes polé­
miques qui l’assaillent?
Alors que sort en Europe Un jour
de pluie à New York (A Rainy Day in
New York), Amazon, détenteur des
droits aux Etats­Unis, a cassé le
contrat qui le liait au réalisateur
pour quatre films, empêchant sa
sortie en salle outre­Atlantique.
Woody Allen est aujourd’hui en
procès avec la société de Jeff Bezos,
à qui il réclame 68 millions de dol­
lars (environ 62 millions d’euros)
de dommages et intérêts.
Le fond du problème n’est pas
que le film soit scandaleux, mais
bien plutôt son timing. Le tour­
nage a en effet commencé alors
qu’explosait l’affaire Weinstein.
Personne n’avait encore vu le
moindre bout de rush que, déjà,
les réseaux sociaux bruissaient de
commentaires assassins affir­
mant qu’il s’agissait d’une histoire
d’amour entre un homme âgé et
une jeune fille, rappelant au pas­
sage que l’homme est, depuis

vingt­cinq ans, accusé par sa fille
adoptive d’avoir abusé d’elle.
« Il n’y a rien de la sorte dans mon
film, nous avait­il répondu en dé­
cembre 2017, alors que nous l’in­
terrogions sur le sujet. C’est quel­
que chose que la presse a fabriqué
de toutes pièces... » De fait, il avait
raison. Peu importe. Entre­temps,
l’acteur principal, Timothée Cha­
lamet, nommé aux Oscars pour
Call Me by Your Name, avait pris
ses distances, blâmant le réalisa­
teur et offrant son cachet à des
œuvres caritatives. Comme Kevin
Spacey, Roman Polanski ou
Louis C.K., Woody Allen avait re­
joint la liste des artistes à éviter.
Que reproche­t­on exactement
au cinéaste? Woody Allen est ac­
cusé de s’être livré, le 4 août 1992, à
des attouchements sur sa fille
adoptive Dylan Farrow, âgée de
7 ans. Elle est l’une des trois en­
fants qu’il a élevés avec Mia Farrow
(qui, au total, a eu quatre enfants
naturels et en a adopté onze). Ces
accusations, Dylan Farrow conti­
nue de les porter aujourd’hui, sou­
tenue par sa mère et son frère
Ronan (le journaliste auteur de
l’article du New Yorker qui a lancé
l’affaire Weinstein). Mais, face à
elle, son autre frère, Moses, dé­
nonce, lui, le climat de haine en­
tretenu par Mia Farrow, qui venait
de découvrir la liaison de Woody
Allen et d’une autre de ses filles
adoptives, plus âgée, Soon­Yi Pre­
vin. Cette dernière épousera le ci­

néaste, avec lequel elle vit tou­
jours, et qu’elle défend mordicus.
Témoignage contre témoignage...
Pas d’autre cas de prédation ré­
vélé... Les enquêteurs et les juges
renonceront à démêler le vrai du
faux, abandonnant les poursuites
tout en refusant au cinéaste la
garde de la petite...
Depuis, les deux clans se déchi­
rent. D’un côté, les soutiens sans
faille : Diane Keaton (Annie Hall,
Manhattan...), Scarlett Johansson
(Match Point, Scoop...), la roman­
cière Daphne Merkin, qui a publié,
en septembre 2018, dans le New
York Times Magazine, une inter­
view remarquée de Soon­Yi. De
l’autre, ceux qui, comme Greta
Gerwig (To Rome with Love) ou
Nicholas Kristof, éditorialiste au
New York Times et ami de Dylan
Farrow, tirent à boulets rouges.

Des raisons d’image
S’il continue d’habiter New York
(clarinettiste, il se produit chaque
lundi avec son jazz­band au Café
Carlyle, cabaret mythique de l’Up­
per East Side – les tickets, vendus
190 dollars, étaient épuisés pour la
séance du 16 septembre), il y a un
moment que le gamin de Broo­
klyn a trouvé un refuge cinémato­
graphique en Europe. D’abord
pour des raisons financières – ses
films n’avaient plus là­bas le suc­
cès d’autrefois –, mais désormais
pour des raisons d’image : les
Européens sont moins prompts à

clouer au pilori, quelle que soit
leur faute, les contrevenants à l’or­
dre moral. Car, in fine, en l’absence
de poursuites judiciaires, c’est
d’abord sa filmographie qui pèse
contre le cinéaste.
De Manhattan (1979) à Crimes et
délits (1990), ses œuvres sont un
questionnement récurrent sur le
bien et le mal, et sur l’amour et ses
dérives. Au point d’y voir la preuve
d’un esprit coupable? « C’est le ma­
tériau de base de tout auteur dra­
matique, se défendait­il lors du
tournage d’Un jour de pluie à New
York, interrogé sur Wonder Wheel,
alors en passe de sortir en France.
Nous avons les mêmes problèmes
émotionnels que les Grecs il y a cinq
mille ans : la passion, la jalousie, la
haine, la solitude, l’amour d’un
autre, et la frustration. Depuis,
nous allons sur la Lune, mais rien
de tout cela n’a changé, et, dans
cinq mille ans, nous aurons fait de
nouvelles découvertes miraculeu­
ses, mais les gens continueront à
aimer, être jaloux, se sentir trahis...
La même grande roue qui ne mène
nulle part. »
Sa défense reste la même : « Les
gens se méprennent, répète­t­il,
mais je ne serai pas là très long­
temps, alors ce n’est pas bien
grave. » En attendant, il tourne son
prochain film, loin de New York, à
Saint­Sébastien (Espagne), avec
Christoph Waltz, Elena Anaya,
Sergi Lopez, Louis Garrel...
laurent carpentier

Gatsby
(Timothée
Chalamet) et
Ashleigh (Elle
Fanning).
MARS DISTRIBUTION

La mondanité
lasse de Gatsby,
l’effervescence
d’Ashleigh
pourraient
être celles
de Cary Grant
et Ginger Rogers

60
RECETTES
20
MONO-DIÈTES

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