Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1
0123
Vendredi 6 septembre 2019
Mots de passe|

3


Pris dans


les engrenages


de Nina Allan


Les captivantes fictions spéculatives de l’écrivaine


britannique grincent de distorsions temporelles,


clignotent de personnages à éclipses, bruissent


d’animaux jamais vus, crissent d’êtres venus d’ailleurs.


« La Fracture », son nouveau roman, en atteste


Nina Allan, en 2013. FRED KIHN/ADOC-PHOTOS/BN

macha séry

C


e qui caractérise la scien­
ce­fiction, selon Nina
Allan, c’est d’abord le
brassage d’idées. Il n’y a
pas chez elle d’expérimentations
scientifiques qui auraient mal
tourné ou de projections futuris­
tes fondées sur la technologie.
Pour la Britannique, la « science »,
dans la SF, renvoie à la connais­
sance tirée d’un vaste éventail de
disciplines : linguistique, politi­
que, philosophie, anthropologie,
médecine, musique, mathémati­
ques, cosmologie, géographie...
Rien qui ne soit de l’ordre de l’ex­
plication rationnelle, de l’inter­
prétation mystique ou d’un dé­
nouement tranchant les ques­
tionnements existentiels surgis
en cours de lecture. Si l’expres­
sion « sortir de sa zone de con­
fort » a un sens, il est à chercher
dans l’œuvre de cette auteure de
53 ans qui, depuis le recueil de
nouvelles Complications (Tris­
tram, 2013, Grand Prix de l’imagi­
naire 2014), décompose méthodi­
quement la frontière entre rêve et
réalité. Avec La Fracture, prix
British Science Fiction 2017, Nina
Allan livre un fascinant récit alter­
natif, combinant plusieurs régi­
mes d’écriture afin de fusionner
réalisme et fantastique. Désas­
semblage d’un dispositif littéraire
aussi captivant qu’inquiétant.

Chronophobie
Styliste élégante, Nina Allan est
une horlogère qui dérègle, par de
légers à­coups, des mécanismes
de précision. Diplômée de litté­
rature à l’université d’Oxford,
auteure d’une thèse sur « Folie,
mort et maladie dans les romans
de Vladimir Nabokov », elle par­
tage, avec le natif de Saint­Péters­
bourg, la « chronophobie » que
l’écrivain américain d’origine
russe évoque dans ses Mémoires,
Autres rivages (Gallimard, 1961).
« Depuis l’âge de 7 ans, confie­t­
elle au “Monde des livres”, j’ai
conscience de la finitude des cho­
ses, qu’elles ne peuvent durer, au
moins sous la même forme. » D’où
sa dilection pour les histoires de
traumas, de perte, pour le passage
du temps et les effets de disjonc­
tion que celui­ci produit « sur nos
vies, un groupe d’amis, une fa­
mille. Par exemple, six semaines de
vacances d’été, de la fin des cours à
la rentrée des classes, peuvent mo­
difier la nature des liens noués par
plusieurs personnes. Pour les uns
et les autres, l’expérience de l’ab­
sence a été décisive. Face à la fuite
du temps et aux métamorphoses
qu’elle induit, il est important de
déposer des traces mémorielles ».
La « fracture » qui donne son ti­
tre à son nouveau roman fait réfé­
rence au vortex entre deux planè­
tes mais aussi au temps, dont la
chronologie étale est brisée chez
Selena, l’une des deux protago­
nistes, par la disparition de sa
sœur aînée, vingt ans plus tôt.
D’où un perpétuel sentiment d’ir­
réalité. « Je n’arrivais pas à m’y ha­
bituer, lit­on dans La Fracture,
probablement parce que cela me
faisait douter de tout ce que je
croyais savoir – de ma vie et de ce
que je pensais avoir vécu, et même
de mon identité. Caelly ne cessait
d’affirmer que mes souvenirs me
reviendraient, mais tous les jours
je m’éveillais et j’étais encore moi,
je savais que j’étais de Warrington
dans le Cheshire, que Caelly, Noah
et Fiby n’avaient pas d’existence
réelle. »

Revenant
Si des personnages se volatilisent mystérieusement dans les fictions spéculatives de
Nina Allan, ils réapparaissent souvent. Les revenants de Nina Allan n’ont rien de spec­
tral ou de fantomatique, aucun oripeau du gothique victorien. Exception faite de la
béance savamment creusée dans l’intelligibilité logique. Comment se fait­il que, dans
Stardust (Tristram, 2015), des astronautes censés avoir péri dans l’explosion de leur
première fusée bambochent dans un wagon de train? Une autre nouvelle du même
recueil conte le désarroi de Christine, dont Amma, l’ancienne camarade d’école, a
disparu il y a vingt ans, cet événement dessinant une ligne nette entre l’avant et
l’après. Elle a échafaudé toutes les hypothèses : fugue, meurtre... Et voilà qu’elle croise
Amma dans la rue, comme si de rien n’était. Que s’est­il passé?
Jusqu’ici Nina Allan misait sur l’ellipse, l’étrangeté. Dans La Fracture, elle donne un
nom à un monde parallèle : la planète Tristane. Le retour tardif de Julie auprès des
siens, sa peur de ne pas être crue rappellent l’intrigue de Pique­nique à Hanging Rock,
roman­culte de l’Australien Joan Lindsay adapté au cinéma en 1975. Avant de disparaî­
tre, Julie avait consacré au film de Peter Weir un long essai dans le cadre de ses études
secondaires : « L’Irma qui retourne au pensionnat est une autre personne. Sa différence
est soulignée par la manière dont elle s’habille – tout en rouge, ce qui contraste avec les
ternes uniformes scolaires des autres élèves. Il ne s’est écoulé qu’un bref laps de temps, or
Irma semble soudain être dans un autre monde : distante, décalée, adulte. [Les autres
élèves] veulent désespérément savoir ce qui s’est passé, et pourtant nous craignons
qu’elles ne croient pas un mot de ce qu’[Irma] dira, que le simple fait d’avoir été séparées
d’elle par l’expérience ne les ait montées contre elle à jamais. » L’histoire de Joan Lindsay
est non conclusive, lacunaire en ses explications. L’énigme reste entière. Il en va de
même dans La Fracture.

Bestiaire
L’anecdote amuse beaucoup Nina Allan
car elle témoigne d’une petite victoire.
Modeste mais vertigineuse. Une fois le
manuscrit de La Fracture remis à sa mai­
son d’édition britannique, Titan, révi­
seurs et éditeurs se sont mis à l’ouvrage :
correction orthographique, vérification
des faits... Jusqu’à achopper sur un
« énorme » poisson­chat : cette espèce
n’existe pas plus que le « creef » qu’on de­
vine, lui, inventé de toutes pièces, en rai­
son des étranges aptitudes dont le dote
Nina Allan sur la planète Tristane : aussi
gros qu’un homme, il peut se contracter
en accordéon, se loger dans un volume
minuscule, passer sous une porte, hiber­
ner, résister à des températures extrê­
mes. Parasite animal cherchant des hôtes
humains pour se développer, le creef
s’inspire de L’Invasion des profanateurs
de sépultures (1955), fameux roman de
Jack Finney, porté à l’écran par Don Siegel,
un livre et un film ayant profondément
marqué Nina Allan, amatrice de SF de­
puis l’enfance.
Çà et là, celle­ci a toujours pris plaisir à
injecter des détails fantastiques dans ses
récits qu’enchâsse une langue classique :
contrées étranges, personnages « empa­
thes », animaux nommés « surbaleines »
ou « smartdogs » dans La Course (Tris­
tram, 2017). Soit des lévriers génétique­
ment modifiés capables de communi­
quer avec leurs « pisteurs » au moyen d’un
implant neural.

Extraterrestre
A peine évoquée dans les précédents ré­
cits de Nina Allan, la figure de l’extrater­
restre traverse La Fracture d’un bout à
l’autre. Il est, par exemple, question d’un
gag à répétition scellant la complicité des
deux sœurs, au centre du livre, dans leur
jeunesse. « Repérer les aliens était un jeu
auquel elles jouaient en permanence
quand Julie avait 14 ans, Selena 12, et
qu’elles étaient toutes les deux obsédées
par les X­Files. S’il leur arrivait de voir quel­
qu’un de bizarrement habillé ou au com­
portement insolite, elles levaient les sour­
cils d’un air entendu puis tournaient au
coin de la rue à toute vitesse pour se répan­
dre en fous rires. Selena se rappelait avoir
parfois tellement ri qu’elle en avait les lar­
mes aux yeux. Elle ne croyait pas que ces
gens étaient des aliens, pas vraiment, mais
une partie d’elle­même était émoustillée
par l’idée qu’ils puissent en être. »
L’enlèvement d’un humain par des ex­
traterrestres ou l’infiltration de ceux­ci
sur Terre est un classique de la science­
fiction. C’eût pu être le point de départ de
La Fracture. Au reste, ça l’a été avant que
Nina Allan ne bifurque dans une voie
buissonnière. L’un de ses prochains ro­
mans contera l’histoire d’une composi­
trice de talent qui, après le décès de sa
mère, rejoint un club d’ufologues « parta­
geant un système de croyances alternati­
ves, telle une religion ». L’exploration
d’autres mondes est chez Nina Allan un
fait littéraire, tout autant que philosophi­
que.

Une cosmogonie


AU­DELÀ DES FAILLES INTIMES QUE
CAUSE UN TRAUMA, le premier mor­
ceau de bravoure de La Fracture est de
parvenir à dissiper l’incrédulité ration­
nelle du lecteur, dans un processus pa­
rallèle au cheminement psychologique
qu’emprunte Selena, lorsqu’elle reçoit
un coup de téléphone de Julie, sa sœur
aînée disparue vingt ans plus tôt.
A l’époque, plusieurs hypothèses
avaient été envisagées par la police.
Aucune ne ressemble de près ou de
loin à la version que va progressi­
vement livrer la trentenaire à sa
cadette. Car Julie, dit­elle, a vécu sur
une exoplanète nommée Tristane,
peuplée non d’aliens mais d’habitants
semblables aux Terriens. C’est là où
elle semble avoir basculé, après un
évanouissement, le 16 juillet 1994.
Tout démiurge doit posséder les
moyens de son ambition. Nina Allan,

dont La Fracture est le cinquième livre
traduit aux éditions Tristram, les maî­
trise à la perfection. Elle n’invente pas
seulement une cosmogonie au climat
contrasté. Elle bâtit une civilisation où
l’archaïsme (chariot tiré par un âne, bol
en terre cuite...) cousine avec le futu­
risme (biodômes, thérapie génique de
pointe). Elle la dote d’un folklore, d’une
littérature, d’une histoire écrite, d’un
corpus de légendes. Eminemment
douée, habile à mêler le vrai et le faux,
elle authentifie sa création par des
documents relatifs à Tristane, afin de
faire vaciller les certitudes du lecteur.
Renversant.m. s.

la fracture
(The Rift),
de Nina Allan,
traduit de l’anglais par Bernard Sigaud,
Tristram, 404 p., 23,90 €.
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