Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1
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JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019 économie & entreprise| 13

Depuis des siècles, les hommes
avaient perdu la vue, survivant
dans un monde hostile et moye­
nâgeux, quand, au fond d’une
vallée, naissent deux enfants, les
yeux ouverts. Leur arrivée
change le monde et déclenche
des guerres féroces. See, la série­
choc d’Apple, dont la bande­an­
nonce a décoiffé la présentation
annuelle de la firme à la pomme,
est une promesse et une méta­
phore. L’espoir d’un succès qui
attirera en masse des abonnés à
son service vidéo et le symbole
de la guerre qui s’annonce dans
le monde des médias américains.
Aveugles, les concurrents en
tout genre, de Netflix à Comcast
en passant par Disney et Ama­
zon, n’attendaient pas de grands
bouleversements de la énième
présentation des nouveaux télé­
phones de l’entreprise. C’est
pourtant une révolution que
tente Apple à sa manière.
Pour la première fois, elle atta­
que par les prix. Fini l’approche
premium du produit toujours
plus cher et sophistiqué.
L’iPhone 11 d’entrée de gamme
sera vendu 700 dollars
(630 euros), soit 50 de moins que
le produit qu’il remplace. Il faut
dire qu’il y a urgence à stopper
l’hémorragie. En 2019, les ventes
d’iPhone ont baissé de 15 % en

valeur et la tendance n’est pas
près de s’inverser. D’où l’offen­
sive dans les services destinés à
faire de cette base de plus de
900 millions d’utilisateurs une
source régulière de revenus,
qu’ils changent ou pas d’appareil.
La surprise est venue de
l’agressivité de l’offensive. Le ser­
vice vidéo sera gratuit la pre­
mière année de l’achat d’un pro­
duit Apple, puis à cinq dollars
par mois, soit deux fois et demie
moins cher que Netflix, et bien
plus avantageux que toutes les
autres offres, Amazon, Disney
ou Hulu, qui vont se bousculer
d’ici à fin 2019. L’offre Apple est
bien maigre (une dizaine de
films et d’émissions), mais elle
grossira rapidement avec les
six milliards investis en produc­
tion. Et puis, à ce tarif, le client
pourra garder Netflix et Ama­
zon, tout en testant Apple.
Reste à faire de See un nouveau
Game of Thrones capable
d’aimanter le spectateur et sur­
tout le client Apple, désormais
cerné de multiples services mai­
son : paiement, cloud, jeux, mu­
sique, télévision. Au passage,
cette guerre devrait faire une
première victime, la télévision
par câble, encore bien plus oné­
reuse que la totalité de ces nou­
velles offres vidéo.

PERTES & PROFITS|TÉLÉVISION
p a r p h i l i p p e e s c a n d e

Apple casse les prix


Une mondialisation sommée de se réinventer


Protectionnisme et affaiblissement de l’OMC déstabilisent le système commercial multilatéral, affirme le Cepii


L


es cadres de pensée et les
schémas institutionnels
de la mondialisation
chancellent, sans que de
nouveaux ne se dessinent encore
clairement », avertit le Centre
d’études prospectives et d’infor­
mations internationales (Cepii)
dans son rapport annuel sur l’éco­
nomie mondiale, publié mer­
credi 11 septembre. L’ouvrage, in­
titulé L’Economie mondiale 2020 :
ralentissement sous haute ten­
sion, souligne la déstabilisation
du système commercial multila­
téral, qui va bien au­delà du tasse­
ment des échanges.

Une multiplication de mesures
restrictives Selon l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), la
croissance du volume des échan­
ges commerciaux sur la planète
devrait ralentir cette année
(+ 2,6 % attendu, contre 3 %
en 2018). En cause, notamment,

les tensions commerciales (que ce
soit entre les Etats­Unis et la Chine,
ou avec le Mexique ou encore en­
tre le Japon et la Corée du Sud) et la
hausse des droits de douane qui en
a découlé. Depuis l’arrivée de Do­
nald Trump à la Maison Blanche, la
moyenne des taxes américaines
appliquées sur les importations
chinoises est passée de 3,1 % à
21,2 %, selon le Peterson Institute
for International Economics.
Au­delà des montants concer­
nés, les menaces de sanctions
commerciales poussent les entre­
prises à différer leurs investisse­
ments et perturbent les chaînes
d’approvisionnement, dont la
Chine est l’un des centres de gra­
vité. L’OMC a calculé qu’une
guerre commerciale mondiale
commençant en 2019 pourrait,
d’ici à 2022, entraîner un recul du
PIB mondial d’environ 2 % et une
contraction du commerce mon­
dial de quelque 17 %.

Les cadres de régulation du
commerce international ne
fonctionnent plus Rarement un
président américain n’avait
autant critiqué l’OMC, institution
fondée en 1995 pour réguler les
échanges commerciaux. A l’été
2018, M. Trump a menacé de reti­
rer son pays de l’organisation,
qu’il a accusée de « profiter à tout

le monde sauf à nous [les Etats­
Unis] ». Si, comme ils l’ont laissé
entendre, les Etats­Unis bloquent
la nomination de membres de
l’organe d’appel, dont les man­
dats prennent fin le 10 décembre,
le système de règlement des dif­
férends sera paralysé. L’OMC sera
alors amputée de l’une de ses
principales missions – celle de
trancher les conflits commer­
ciaux entre pays – et ne servira
que de cadre à la négociation
d’accords.
Autre source de tension au sein
de l’OMC : la légitimité avec la­
quelle certains pays se réclament
du statut de « pays en développe­
ment », qui ouvre droit à des trai­
tements préférentiels. Fin juillet,
Donald Trump a ainsi accusé la
Chine d’usurper ce statut pour en
tirer un avantage économique.
Face à la menace d’un blocage de
l’OMC, son directeur général,
Roberto Azevedo, prévient : « En

oubliant l’importance fondamen­
tale du système commercial fondé
sur des règles, nous risquons de
l’affaiblir, ce qui serait une erreur
historique qui aurait des répercus­
sions sur l’emploi, la croissance et
la stabilité dans le monde. »
Nommé mardi 10 septembre, le
commissaire européen au com­
merce, l’Irlandais Phil Hogan, a
reçu comme consigne, dans sa
lettre de mission, de « mener une
réforme de l’OMC » avec pour
objectif de parvenir à un accord
d’ici à 2022.

Des accords commerciaux ob­
solètes La part des pays riches de
l’OCDE dans le commerce mon­
dial est passée de 80 % à la fin des
années 1980 à environ 55 %
en 2017. « Une chute vertigineuse
à l’échelle historique », note Sé­
bastien Jean, directeur du Cepii.
Les pays riches ne sont plus en
position dominante dans les sec­

teurs manufacturiers, comme ce
fut le cas à la fin des années 1990
et au début des années 2000,
lorsque de nombreux accords fu­
rent signés. Affaiblis dans l’in­
dustrie, les pays développés ont
renforcé leurs positions dans les
services commerciaux, les bre­
vets et technologies.
« Autant de domaines pour les­
quels les accords de l’OMC sont
beaucoup moins contraignants
que pour l’ouverture des marchés
de produits industriels », constate
le Cepii, avant de préciser : « Des
accords qui avaient pu paraître
équilibrés lorsqu’ils ont été signés
ne le semblent plus aujourd’hui. »
C’est d’ailleurs pour sanctionner
« les vols de propriété intellec­
tuelle » et les transferts de tech­
nologie « forcés » que Donald
Trump a justifié les mesures
commerciales prises contre la
Chine en juillet 2018.

Le risque d’un « clivage dans le
commerce mondial » « Sauf im­
probable avancée ambitieuse », le
Cepii prédit « un effacement rela­
tif des règles, si bien que, dans les
années à venir, les échanges com­
merciaux seront plus étroitement
dépendants des relations politi­
ques. » Parmi les scénarios envisa­
gés, un « découplage » des deux
économies américaine et chi­
noise et un « clivage progressif
dans le commerce mondial », qui
exposeraient les pays tiers en
Asie ou en Europe à des pressions
et des surcoûts, et conduiraient à
une régionalisation des échanges
commerciaux.
Une dynamique qui pourrait
aussi écorner la suprématie du
dollar. « Même si aucune monnaie
ne semble en mesure de le rempla­
cer comme devise de référence,
une moindre prédominance du
dollar pourrait laisser place à une
régionalisation du système moné­
taire, qui elle­même aurait des
conséquences commerciales pro­
fondes », souligne Michel
Aglietta, conseiller au Cepii et
professeur émérite à l’université
Paris­X­Nanterre.
julien bouissou

La part des pays
riches de
l’OCDE dans
le commerce
mondial est
passée de 80 % à
la fin des années
1980 à environ
55 % en 2017

la question climatique est devenue
indissociable du commerce internatio­
nal. Economiste et professeur à l’Ecole
d’économie de Paris­université Paris­I­
Panthéon­Sorbonne, Lionel Fontagné
est le coauteur, avec Dominique Bureau
et Katheline Schubert, d’une note du
Conseil d’analyse économique (CAE) pu­
bliée en janvier 2017 et intitulée Com­
merce et climat : pour une réconciliation.

L’essor du commerce international
accélère­t­il le réchauffement
climatique?
En dissociant les lieux de production
et de consommation, la croissance du
commerce mondial entraîne une
hausse du transport de marchandises et
donc des émissions de gaz à effet de
serre. C’est la contribution directe du
commerce aux émissions. Or, ces der­
nières ne sont pas prises en compte dans
le calcul des émissions de chaque pays.
Le commerce a, par ailleurs, un impact
indirect, car il accroît l’activité écono­
mique, mais il permet aussi l’accès à des
technologies plus propres grâce à
l’ouverture commerciale. Pour que la li­

béralisation du commerce produise des
effets positifs sans porter préjudice à
l’environnement, il faut tarifer les émis­
sions générées par le transport interna­
tional de marchandises. Il faut intégrer
le coût environnemental au commerce.

Plutôt que de taxer le commerce,
il faudrait donc taxer le transport
de marchandises...
Imaginons qu’on mette en place un
droit de douane uniforme et généralisé
dans le monde pour éviter que la crois­
sance de l’économie internationale en­
traîne une augmentation du commerce
et donc des émissions de gaz à effet de
serre. Pour stopper la hausse du com­
merce mondial d’ici à 2030, il faudrait
progressivement augmenter les droits de
douane jusqu’à 17 %, soit un triplement
en moyenne. Le coût en termes de PIB se­
rait considérable et cela n’abaisserait les
émissions de gaz à effet de serre que de
3,5 %. Cela poserait aussi des problèmes
en matière de sécurité alimentaire, car de
nombreux pays dépendent des importa­
tions de produits agricoles. La solution la
plus efficace serait donc de taxer le car­

bone, mais l’intégration des enjeux cli­
matiques dans la régulation des trans­
ports internationaux est difficile.

Comment intégrer l’enjeu climatique
dans les échanges commerciaux?
Si un groupe de pays décide de poursui­
vre des objectifs ambitieux en matière de
climat et de taxer ses émissions de car­
bone, leurs efforts pourraient être anni­
hilés par le jeu du commerce internatio­
nal. Les industries fortement émettrices,
comme les cimenteries, délocaliseraient
leurs usines dans des pays qui n’ont pas
de politique climatique. Ce qui ne ferait
que déplacer le problème ailleurs. Il faut
donc imaginer autre chose.
Une première méthode, a priori sédui­
sante, est la taxe de compensation aux
frontières. Les pays qui taxent leurs
émissions pourraient aussi taxer les im­
portations de biens en fonction du car­
bone émis au cours de leur production.
Cela réglerait les problèmes de perte de
compétitivité de leurs industries. Un
premier problème doit être toutefois ré­
glé : comment calculer la teneur en car­
bone d’un bien? Difficile, d’autant qu’il

faudrait tenir compte des chaînes de va­
leur mondiales. Surtout, cet ajustement
aux frontières risque d’être rejeté par
l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) au motif qu’il est discriminatoire.

Quelle serait l’alternative?
Une manière de contourner cet obsta­
cle serait de former un club de pays
poursuivant les mêmes objectifs de ré­
duction de gaz à effet de serre et s’enga­
geant au­delà de l’accord de Paris. Ils
taxeraient tous les biens en provenance
des pays ne partageant pas cet engage­
ment avec un droit de douane modéré,
et pas seulement les biens les plus char­
gés en carbone. Il suffirait à ces pays
d’ajuster leurs objectifs climatiques
pour rejoindre le club et échapper à la
taxe. Le produit de la taxe pourrait être
utilisé pour financer le transfert de tech­
nologies propres vers les pays les moins
avancés. L’OMC l’autoriserait sans doute
car elle prévoit une exception environ­
nementale pour les droits de douane qui
poursuivent un objectif légitime, trans­
parent et non discriminatoire.
propos recueillis par j. bo.

« Il faut intégrer le coût environnemental au commerce des marchandises »

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