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JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019 management| 15
CARNET DE BUREAU
PAR ANNE RODIER
Urgences et conversations simultanées :
l’instantanéité étouffe les salariés
Face aux risques induits par les échanges numériques, certaines entreprises s’adaptent
C’
est le dernier en
droit où l’on cause.
Un endroit à la
mode, où les discus
sions professionnelles en croi
sent d’autres plus personnelles,
où l’on s’interroge sur le rétro
planning du nouveau projet de
son service, avant de débattre du
lieu où l’on se retrouvera pour dé
jeuner. Loin de la machine à café,
les messageries instantanées
comme Slack ou Microsoft Teams
permettent aux équipes d’échan
ger en temps réel, tout en restant
à leur poste de travail. Le succès
est au rendezvous : plusieurs di
zaines de millions de salariés les
utilisent à travers le monde.
C’est le cas dans le cabinet de re
crutement Altaïde, où les équipes
distantes (situées à Paris, à Bor
deaux, en Suède, et prochaine
ment à Barcelone) peuvent com
muniquer en continu. Comme
dans beaucoup de sociétés, l’outil
numérique (Slack, en l’occur
rence) a d’abord été introduit par
les salariés, avant d’être adoubé
par les dirigeants. « C’est une solu
tion qui participe à la vie de la so
ciété, elle apporte de la cohésion et
permet un travail collaboratif effi
cace », explique Jacques Froissant,
le fondateur de l’entreprise.
« Conviviale », « pratique », « ra
pide »... Nombre de salariés recon
naissent les atouts des message
ries instantanées, grâce auxquel
les l’essentiel peut être dit en
quelques mots. Mais la médaille a
son revers. Lorsqu’elle entend le
signal sonore l’avertissant qu’elle
a reçu un message, Nadia, cadre
dans un grand groupe de la distri
bution, ressent souvent une lé
gère tension l’envahir. « Je peux
avoir dix conversations instanta
nées activées en même temps avec
autant de demandes à traiter dans
l’heure », se désoletelle. Ce à quoi
s’ajoutent les nombreux courriels
qui arrivent au fil de la journée, et
les notifications qui les accompa
gnent sur son portable.
Outils chronophages
Tout le risque des échanges ins
tantanés est là : leur praticité et
leur efficacité pour obtenir rapi
dement une information peuvent
amener un nombre croissant
d’interlocuteurs à contacter un
même salarié, le « noyant » sous
un flot de demandes. De quoi
transformer ces platesformes
souvent jugées « conviviales » en
de redoutables outils chronopha
ges et anxiogènes.
Pour Yanita Andonova, maî
tresse de conférences à l’univer
sité ParisXIII, la question ne se li
mite pas aux messageries instan
tanées : « Les salariés sont sollicités
nonstop. Ils peuvent avoir deux
écrans, un téléphone fixe, un porta
ble, recevoir des popup les avertis
sant de l’arrivée d’un nouveau
mail, devoir répondre à des “chats”
instantanés... » Un déploiement
d’outils numériques qui a fait évo
luer la temporalité au cœur de
l’entreprise : « La réactivité est de
venue une nouvelle norme (...).
Même en réunion, des salariés
vont répondre immédiatement
aux demandes qui leur sont fai
tes, parfois au détriment de leur
implication. » Ce changement de
rythme a son corollaire : « Il y a,
dans l’entreprise, une présomption
de disponibilité permanente »,
note Mme Andonova.
Le tempo évolue au sein de l’or
ganisation. Et, en conséquence,
« certains salariés culpabilisent
lorsqu’ils n’arrivent pas à répondre
aux messages qui leur arrivent,
poursuitelle. Cela peut entraî
ner une augmentation du stress
au travail. » Un stress renforcé
lorsque les injonctions se font
pressions. « Il y a des dérapages
dans certaines entreprises », note
M. Froissant. Comme dans cette
société du secteur informatique
où les développeurs n’avaient le
droit d’échanger avec leur mana
geur que par messagerie instanta
née et recevaient, dans le silence
ambiant, des relances menaçan
tes de sa part sur leur ordinateur.
Face aux risques induits par les
échanges numériques, certaines
entreprises ont cherché à leur
donner un cadre. Cela a par exem
ple été le cas dans le service juri
dique d’un grand groupe de
télécommunications français,
indique Mme Andonova. Face aux
flux de mails que recevaient ses
collaborateurs, la chef d’équipe a
décidé qu’aucune réponse ne
pouvait être exigée de ses rangs
avant un délai de 72 heures. Le ca
binet Altaïde a mené une ré
flexion sur le sujet. « La message
rie instantanée ne doit pas être
un outil de pression, convient
M. Froissant. Nous nous imposons
donc de ne pas faire de relances
lorsque quelqu’un ne répond pas à
une demande, partant du principe
que la personne est concentrée sur
son travail, en entretien, etc. De
même, quand l’échange devient
long avec un collaborateur, je
prends mon téléphone pour avoir
une vraie discussion. »
Mme Andonova relève que « la ré
gulation collective au sein de l’en
treprise n’est toutefois pas toujours
présente ». C’est alors aux collabo
rateurs de s’adapter au flux, tant
bien que mal. C’est ce qu’a fait, par
exemple, Antoine, graphiste free
lance. « A l’occasion d’une nouvelle
mission, le commanditaire a pris
contact avec moi et a rapidement
multiplié les mails, plusieurs par
heure, avec, à chaque fois, des con
signes précises et des questions
auxquelles je devais répondre rapi
dement, expliquetil. J’ai d’abord
paniqué, je n’arrivais pas à me con
centrer! » Pour reprendre la main,
il décide de couper les notifica
tions signalant l’arrivée de nou
veaux courriels... Et de ne plus re
garder sa boîte mail que trois fois
par jour. « J’avais un atout : il avait
besoin de moi pour accomplir cette
mission. Il a donc dû se plier au
nouveau rythme d’échanges que je
lui ai ainsi fixé. »
Dompter le flux des messages
est souvent affaire de « bricola
ges », remarque Mme Andonova.
« Certains salariés y parviennent
en détournant par exemple leur
agenda partagé. Ils y placent des
réunions qui n’existent pas. » Une
manière de trouver le temps et la
concentration pour mener à bien
des dossiers urgents. Et respecter
ainsi une autre temporalité, par
fois oubliée par les flots numéri
ques : celle des missions confiées
par l’entreprise.
françois desnoyers
LES CHIFFRES
13 MILLIONS
C’est le nombre d’utilisateurs
quotidiens de Microsoft Teams
à travers le monde (source :
Microsoft, juillet 2019),
contre 10 millions pour Slack
(source : Slack, janvier 2019).
55 %
C’est la part des cadres utilisant
les outils numériques au travail
plus de six heures par jour (en-
quête Opinionway pour le cabi-
net Eléas en novembre 2018).
L
a baleine gênée par le bruit des navires n’est pas effi
cace dans sa recherche de nourriture. Perturbée par
le son des moteurs, elle pêche moins. Pour les sala
riés de l’aéroport, du restaurant ou... de l’open space,
c’est la même chose. Le larsen d’un hautparleur de l’aéro
gare, la réverbération des discussions enjouées des clients, les
conversations des collègues de l’open space sont autant de
« perturbateurs d’attention », source d’accidents et de perte
d’activité. L’enquête Sumer, publiée par le ministère du tra
vail le 9 septembre, indique que le nombre de salariés expo
sés au bruit nocif est passé de 3,2 à 5,8 millions en vingt ans.
Pourtant, avec une croissance de l’économie nationale à
0,2 % du PIB au deuxième trimestre 2019, ce n’est pas le mo
ment de gâcher. L’Institut national de recherche et de sécu
rité (INRS) pour la prévention des accidents du travail et des
maladies professionnelles fera un point avec les entreprises
les 25 et 26 septembre pour présenter les dernières méthodes
d’évaluation des effets du bruit en open space. De quoi amé
liorer la vie des 6 à 7 millions de salariés qui y travaillent. « Le
bruit est la première source de gêne en open space », affirme
Patrick Chevret, responsable du pôle acous
tique de l’INRS. Mais le bruit n’est pas le
même pour tout le monde, qu’il affecte
l’audition (lésionnel) ou ne perturbe que
l’attention (non lésionnel).
D’une part, les sensibilités sont variables.
Outre l’hyperacousie et les acouphènes, des
salariés ont été fragilisés par des agents chi
miques qui affectent l’audition, comme les
solvants aromatiques utilisés pour le raffinage du pétrole, ou
extraprofessionnels, comme les antibiotiques.
D’autre part, « quand on parle de bruit, on est à la fois dans
l’objectif [la norme] et dans le subjectif. Dans une situation
donnée, le salarié le vit à la fois du point de vue personnel et du
point de vue de son inscription dans un fonctionnement collec
tif. La perturbation dans le travail est plus forte si vous avez un
rapport d’hostilité avec vos collègues que si vous êtes en empa
thie. Le problème en amont, c’est la régulation du collectif », ex
plique le sociologue Alain d’Iribarne. Même de faible inten
sité, une parole intelligible peut ainsi être très gênante.
« C’est la variation qui perturbe, plus que la hauteur du
bruit », souligne M. d’Iribarne. Un collègue qui baisse le ton
attire l’attention du reste de l’open space, qui perd alors le fil
de son activité. Et plus les tâches à accomplir sont complexes,
plus la gêne est importante. « Pour une tâche d’une com
plexité moyenne, il faudra quinze minutes à un salarié pour
retrouver le niveau de concentration qu’il avait avant d’avoir
été perturbé par une source sonore non désirée. Si on est per
turbé au moins cinq fois dans la journée, sur une société de
200 personnes, ça représente 30 personnes qui sont payées à
ne rien faire », indiquait le spécialiste des normes acoustiques
Yoann Le Muet au TEDx La Rochelle de 2013. Une marge de
croissance non négligeable !
LE BRUIT EST
LA PREMIÈRE
SOURCE DE GÊNE
EN OPEN SPACE
« Il y a, dans
l’entreprise, une
présomption de
disponibilité
permanente »
YANITA ANDONOVA
universitaire
Plus de silence,
plus de productivité!
LE LIVRE
C
hez Amazon, première
entreprise du monde
avec une capitalisation
de 1 000 milliards de dol
lars et 560 000 employés, hormis
les magasiniers des entrepôts en
core salariés, avant d’être rempla
cés par des robots, tous les chauf
feurslivreurs sont des indépen
dants travaillant à la tâche. « Sus
pendus à leur smartphone, ils sont
corvéables à merci et ne peuvent
espérer, en échange de leurs servi
ces, que le prix de la course. Ce qui
en fait l’image minuscule et para
bolique d’une pratique en cours de
diffusion, estimée la plus conforme
à la liberté du citoyen au travail »,
résume Jacques Le Goff.
Sous la modernité, une réma
nence de l’archaïsme? On re
trouve aujourd’hui le discours
que tenaient fin XIXedébut
XXe siècle les opposants à toute
idée du droit spécifique du travail
nettement dissocié du droit civil :
« L’histoire comme le présent dé
montrent qu’une telle approche
conduit à une subordination des
prestataires de maind’œuvre en
core plus radicale, bien que mas
quée, que dans le cas des sala
riés », alerte le professeur des uni
versités dans son imposant
ouvrage Du silence à la parole.
Cette histoire du droit du travail
des années 1930 à nos jours est
initialement parue en 1985.
La dernière édition, la qua
trième, préface de Laurent Berger
et postface de Philippe Waquet,
compte trois chapitres inédits et
aborde les grandes questions
contemporaines : l’aspiration à
pouvoir s’organiser par le télétra
vail, à préserver sa vie personnelle
par la déconnexion, ou encore les
risques psychosociaux face au
flux des sollicitations. La démar
che explicative de l’ouvrage, qui
souhaite présenter le droit du tra
vail « sans excès de minutie, mais
avec un minimum de rigueur et
d’exhaustivité », est intégrée dans
une démarche de type explicatif.
Quelles affinités juridicoidéo
logiques relient des dispositifs
parfois éloignés dans le temps?
A quel type de logique se rap
porte tel ou tel texte? « D’où l’évi
dence d’une option pluridiscipli
naire, de regards croisés asso
ciant, outre le droit et l’histoire, la
sociologie, la science politique,
l’économie, l’histoire des idées. »
Les métamorphoses
Le livre s’articule autour de plu
sieurs grandes périodes « corres
pondant chacune à une configu
ration singulière de l’imaginaire
fondateur du droit ». La première
période, des années 1830 aux an
nées 1880, des débuts de la so
ciété industrielle jusqu’à l’heure
de la stabilisation républicaine,
est celle d’un « droit de la mise au
travail industriel du monde rural
selon une logique de pure fonc
tionnalité instrumentale, et en
cela fort peu ressemblant à
l’image que l’on s’en fera par la
suite ». La cinquième et dernière,
de 2000 à nos jours, est celle de
la troisième révolution indus
trielle, celle du numérique, des
algorithmes et de la robotique.
Elle a fait émerger « une configu
ration sociale et sociétale com
plètement nouvelle à l’origine
d’un véritable séisme, dont le
mouvement des “gilets jaunes”
manifestera l’ampleur ».
Le droit du travail en est pro
fondément métamorphosé : ses
traits se sont modifiés et amollis
sous la pression d’un nouveau
paradigme tendant au renforce
ment de sa fonctionnalité éco
nomique. « S’agissant du monde
du travail, le grand paradoxe de
la situation actuelle tient au
courtcircuit entre une hypermo
dernité flamboyante et le retour
régressif de l’imaginaire et des
modèles sociaux contre lesquels
s’est dressé le droit du travail. »
margherita nasi
DU SILENCE À LA PAROLE
de Jacques Le Goff
PUR, 684 pages, 35 euros
AVIS D’EXPERT | ENTREPRISES
Les PDG américains donnent raison à la loi Pacte
E
n pleine torpeur estivale, le Business
Roundtable (BRT), qui regroupe les PDG
des plus grandes entreprises américaines,
a publié une déclaration qui a fait grand bruit.
Car cette « Déclaration sur la mission d’une en
treprise » prend le contrepied de l’idée que l’en
treprise est constituée pour le seul profit de ses
actionnaires. Elle stipule que la mission fonda
mentale d’une entreprise est d’apporter du pro
fit, de façon égale, à ses clients, à ses employés, à
ses fournisseurs, aux communautés et environ
nements où s’exerce son activité, et, de bénéfi
cier bien évidemment... aux intérêts à long
terme de ses actionnaires.
En plaçant ces derniers au même rang que les
autres parties prenantes, ces grands patrons sa
vent qu’ils rejettent un credo longtemps asséné
par une large part du monde académique et ju
ridique et par... euxmêmes!
« Coup de pub »
Or cette déclaration intervient trois mois après
que la France a inscrit cette même vision dans la
législation. Ainsi, la loi Pacte (Plan d’action pour
la croissance et la transformation des entrepri
ses) impose aux entreprises d’être gérées en
considérant leurs enjeux sociaux et environne
mentaux (article 169) et accorde la possibilité de
se doter d’une « raison d’être » ou d’adopter la
qualité de « société à mission » pour celles qui
veulent préciser leurs engagements visàvis de
leurs parties prenantes (article 176). La France a
telle eu tort de prescrire par la loi ce que la sa
gesse dicte in fine aux dirigeants?
Certainement pas, si l’on en juge par... le scep
ticisme poli que cette déclaration a suscité dans
le monde entier! Ce n’est pas la défense du pri
mat de l’actionnaire ou l’accusation de « capita
lisme collectiviste » qui dominent. La plupart
donnent raison sur le fond aux patrons, mais
émettent des doutes sur leur capacité à mettre
en acte leur nouvelle résolution!
Les plus sévères dénoncent une « rhétorique
vide » ou un simple « coup de pub ». Car l’entre
prise actionnariale, qui s’est développée depuis
les années 1990, n’est pas seulement le résultat
d’une doctrine économique fallacieuse et dan
gereuse qu’il suffirait de corriger. Celleci n’a pu
entrer durablement dans les faits que parce que
le droit des sociétés ne pouvait s’y opposer! En
outre, ce droit organise les pouvoirs et les pré
rogatives des actionnaires de telle façon qu’une
minorité de financiers activistes peut imposer
aux dirigeants les mieux établis le diktat de la
valeur actionnariale : même un géant comme
General Electric en a aussi subi récemment la
dure expérience.
Les dirigeants les plus
puissants ont pu décou
vrir ainsi qu’ils n’étaient
plus crédibles à vouloir
changer, à eux seuls, les
règles du jeu. Et pour cer
tains observateurs (le
journaliste Anand Girid
haradas, repris par le
New York Times du
19 août), ils seraient pris
plus au sérieux s’ils soutenaient de leur poids...
une nouvelle définition légale de l’entreprise et
de leurs devoirs! Car, même si on peut s’étonner
que les patrons américains confortent une con
ception plus responsable et équitable de l’entre
prise, la vraie surprise est ailleurs. Le débat qu’ils
ont provoqué donne paradoxalement raison à la
démarche française, qui inscrit dans la loi la res
ponsabilité des entreprises et de leurs dirigeants
visàvis du destin commun.
Reste à faire que cette nouvelle avancée fran
çaise soit aussi connue que la déclaration des
patrons américains...
Armand Hatchuel est professeur
à Mines ParisTech/PSL université
LES PATRONS
CONFORTENT
UNE CONCEPTION
PLUS ÉQUITABLE
ET RESPONSABLE
DE L’ENTREPRISE
UNE HISTOIRE DU DROIT DU TRAVAIL