Cerveau et Psycho N°113 – Septembre 2019

(Ron) #1
collectifs et autres fan-clubs, et à travers quantité
de signes qui rendent visible son existence (les
signes de reconnaissance au premier rang des-
quels les attributs vestimentaires à l’effigie du
chanteur), à travers de multiples pratiques – dont
évidemment la participation collective à ces
messes du souvenir – qui mettent en spectacle
cette existence et assure sa continuité.
Cette inscription symbolique est, selon
Danièle Hervieu-Léger, la première phase du pro-
cessus de construction de l’identité religieuse. La
seconde phase est la stabilisation du croire dans
le temps (sous forme de croyances, pratiques,
coutumes, valeurs, normes de comportements).
Cette phase voit le groupe revendiquer un esprit
commun (une éthique, un ensemble de représen-
tations, de principes, de devoirs et de valeurs) et
se doter d’une mémoire commune qui se réfère à
une tradition, qui se fixe dans une multitude
d’objets, de lieux, de récits qui racontent Johnny
et ses fans, l’histoire des exploits de l’un et de la
ferveur des autres. La présence réitérée aux
messes du souvenir est l’une des nombreuses pra-
tiques qui vont participer de cet esprit commun ;
à la fois pratique partagée, devoir à remplir, élé-
ment constitutif de la culture des fans.

INITIATION ET TRANSMISSION
Une troisième phase vient compléter ce pro-
cessus de stabilisation : le groupe assure sa propre
continuité dans le temps, en favorisant l’arrivée
de nouvelles générations de fans, remise en cause
par la disparition de Johnny Hallyday. La trans-
mission, comme ce fut le cas du vivant de Johnny,
va s’effectuer des anciens aux nouveaux, pendant
notamment les rassemblements que sont ces
messes du souvenir. Les fans de Johnny Hallyday
devront assurer la continuité entre le passé et le
présent, à travers des processus de filiation et un
travail de promotion de la mémoire du chanteur
et du groupe des fans ; déjà, ils recrutent,
racontent, transmettent, initient, accompagnent
les nouveaux venus, parfois leurs propres enfants,
qui vont reprendre le flambeau, régénérer et
rajeunir le groupe, mais surtout permettre qu’il
se stabilise, peut-être même s’agrandisse ; et qu’il
survive à Johnny, en le rendant lui-même plus
vivant et plus grand que jamais. C’est bien ce que
résume ce fan au micro des journalistes de France
Info : « Johnny, c’est ma mère qui était fan dans
les années 1960 et qui me l’a transmis. J’ai trans-
mis ça à mes enfants et aujourd’hui mon fils a
commencé à transmettre ça aussi à ma petite fille
qui a 3 ans. Ça fait quatre générations! (...)
Johnny, c’est plus qu’un chanteur, c’est quelqu’un
qui vit en nous ». £

travers de mots, d’actes et d’émotions, l’attache-
ment à une vedette disparue ; un culte avec ses
premières croyances (en la grandeur, le charisme
et les exploits de Johnny Hallyday), son éthique
naissante (ses valeurs, ses références et ses prin-
cipes partagés), ses différents rites qui se consti-
tuent ; un culte qui renferme tout un ensemble
des représentations, d’images, de savoirs, de com-
portements, d’attitudes qui constitue déjà une
tradition partagée, appelée à se développer et à
se transmettre aux nouveaux membres, avec une
mémoire, une histoire commune (des exploits de
Johnny, de l’histoire de ses premiers fans), qui va
s’enrichir de nouvelles pages, avec ses adeptes,
soudés par un même attachement à Johnny
Hallyday et mus par une même ambition et un
même devoir : défendre, célébrer, transmettre le
souvenir du chanteur. Les fans et fan-clubs ne
sont évidemment pas seuls dans cette entreprise.
Ils agissent aux côtés d’acteurs qui partagent un
même intérêt, pour des raisons éparses, à la
construction de la postérité et au développement
du culte : les héritiers et légataires testamen-
taires, industrie du spectacle, de la musique, du
cinéma, du divertissement, journalistes et indus-
trie médiatique dans son ensemble, profession-
nels du tourisme et du patrimoine, villes, régions,
état, collectionneurs, partenaires privés, mar-
chands du temple...


POUR QUE LE GROUPE SURVIVE
On trouve chez les fans de Johnny Hallyday,
comme avant eux chez ceux d’Elvis Presley, de
Claude François, ou de Jim Morrison, un proces-
sus en cours, en réalité déjà bien avancé du fait
de la longévité de la carrière du chanteur, de
« stabilisation sur un mode religieux », pour
reprendre l’expression de Danièle Hervieu-Léger,
d’une fraternité élective menacée de disparition.
On le voit en partie à l’œuvre dans l’église de la
Madeleine, mois après mois. Le groupe des fans,
avec la mort de Johnny, doit renforcer et dévelop-
per une représentation de lui-même (les « fans de
Johnny »), et intégrer les notions de durée, de
continuité. Si l’on rencontre déjà ces différents
éléments, comme nombre de ceux qui composent
cette stabilisation sur le mode religieux, du
vivant de Johnny, ils se développent et se ren-
forcent, évidemment de façon impérative, à la
mort du chanteur. La communauté doit assurer
et développer, plus encore que du vivant du chan-
teur, le sentiment d’appartenance et du « nous
collectif » chez ses membres. C’est bien là le rôle
que contribuent à remplir les messes du souvenir.
Le groupe s’inscrit symboliquement sur la scène
sociale, grâce à la naissance d’associations,


Bibliographie

G. Segré, Fans de...
Sociologie des nouveaux
cultes contemporains,
Armand Colin, 2014.
M. Segalen, Rites et
Rituels contemporains,
coll. « 128 Sociologie »,
2 e éd., Armand Colin,
Paris, 2009.
D. Hervieu-Léger,
La transmission
religieuse en modernité :
éléments pour
la construction d’un
objet de recherche,
Social Compass, vol. 44,
pp. 131-143, 1997.
G. Balandier, Le Dédale :
pour en finir avec le
xxe siècle, Fayard, 1994.
J. Jensen, « Fandom
as pathology : the
consequences of
characterization »,
in Lisa A. Lewis, The
Adoring Audience : Fan
Culture and Popular
Media, Routledge, 1992.
D. Hervieu-Léger,
La Religion pour
mémoire, Le Cerf, 1993.
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