ÉCLAIRAGES Culture & société
GAME OF THRONES : LA SAISON QUI FÂCHE
Stark de remplacement, mais il est ensuite assas-
siné avec sa femme d’une manière particulière-
ment sanglante. Et le phénomène se reproduit de
nombreuses fois : beaucoup de personnages dis-
paraissent, mais l’histoire continue.
Les récits fondés sur une trame psychologique
utilisent peu ce procédé, car ils sont trop dépen-
dants des personnages : l’histoire fonctionne parce
que les téléspectateurs s’identifient à eux et s’inves-
tissent émotionnellement dans ce qui leur arrive.
Le fait que Game of Thrones soit restée captivante
malgré la mort des Stark successifs signale donc un
type de récit différent, où un seul individu charis-
matique, avec sa dynamique interne, ne porte pas
tout le fardeau narratif et explicatif. C’est cette
approche qui a rencontré un franc succès.
Dans les récits sociologiques, les personnages
ont bien sûr des histoires personnelles et des res-
sorts internes qui dictent en partie leurs actions,
mais ils sont aussi grandement influencés par les
événements où ils sont plongés et les institutions
qui les entourent. Aussi bien leur comportement
que leur vie intérieure dépendent de ces forces
externes.
UNE COMPRÉHENSION PLUS PROFONDE
Ce type d’approche est également précieux
dans la vie réelle. Du point de vue historique, il
nous offre une compréhension bien plus profonde
des événements qu’une analyse trop centrée sur
l’individu. Ainsi, la personnalité d’Hitler ne nous
dira pas grand-chose sur la montée du fascisme.
Ce n’est pas qu’elle n’avait aucune importance,
mais si le dictateur n’avait pas existé, un déma-
gogue différent aurait probablement pris sa place
en Allemagne, à cette époque qui séparait deux
guerres mondiales sanglantes. La question :
« Tuerais-tu le bébé Hitler? » est parfois présentée
comme un défi éthique que poserait le voyage
dans le temps. Mais cette question n’est en réalité
pas un vrai dilemme et il faudrait répondre
« non », car supprimer le dictateur dans l’œuf
n’aurait probablement pas été décisif.
De façon générale, une approche sociologique
nous aiderait dans la vie réelle, où nous interpré-
tons les événements de façon biaisée. Pour expli-
quer le comportement des autres, nous avons
tendance à chercher des ressorts psychologiques
internes. Si quelqu’un nous fait du tort, par
exemple, nous pensons qu’il est mauvais, mala-
visé ou égoïste. C’est une façon si courante de voir
le monde que les psychologues sociaux ont un
mot pour l’expliquer : l’erreur fondamentale
d’attribution.
Quand il s’agit de nous, en revanche, nous
avons tôt fait de trouver des excuses : ce n’est pas
de notre faute, c’est la situation, et telle ou telle
pression externe a dicté nos actions. Si vous vous
énervez sur un collègue, vous avez ainsi de fortes
chances de rationaliser votre comportement en
vous rappelant que vous avez mal dormi la nuit
dernière et que vous avez eu des difficultés finan-
cières ce mois-ci. Vous n’êtes pas mauvais, seule-
ment stressé! En revanche, le collègue qui vous
agresse ne bénéficiera pas de la même mansué-
tude : c’est juste un imbécile. Une interprétation
qui favorise notre tranquillité d’esprit en même
temps qu’elle correspond aux informations dont
nous disposons : nous sommes conscients des
pressions qui s’exercent sur nous, pas forcément
de celles qui pèsent sur les autres.
En réalité, nos actions comme celles de nos
semblables s’expliquent par une tension entre des
facteurs internes et externes, et c’était exactement
ce que Game of Thrones nous montrait au début. Il
en résultait une trame complexe, où les person-
nages n’étaient ni des saints ni totalement mauvais.
Vous pouviez comprendre pourquoi ils commet-
taient parfois des actes terribles, comment leurs
bonnes intentions étaient détournées, en quoi les
facteurs externes structuraient leur comporte-
ment... C’était beaucoup plus riche qu’un conte à
la morale simpliste, où le bien combat le mal.
Le propre de la narration sociologique est
qu’elle incite à se mettre à la place de n’importe
quel personnage, pas seulement du héros. Le
spectateur s’imagine confronté à des choix simi-
laires : « Oui, je me vois faire ça dans de telles
circonstances. » C’est un moyen d’élargir et d’ap-
profondir notre compréhension, au-delà de l’em-
pathie. Nous compatissons toujours avec les vic-
times et les « gentils », mais nous avons une bien
meilleure vue globale de la situation.
C’est d’une telle compréhension profonde dont
nous avons besoin pour réfléchir à la façon de
structurer notre monde, afin d’encourager de meil-
leurs choix pour tous. Autrement, nous devrons
nous contenter d’appels, souvent stériles, aux bons
1,2 MILLION
DE SIGNATAIRES
pour la pétition réclamant la réécriture de la dernière saison de Game of Thrones,
quelques heures seulement après la diffusion de l’ultime épisode.